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La porte s’était ouverte, mais Mathias n’avait pas jugé bon de quitter son ar-rière-boutique ; à cette heure de la journée, la plupart des clientes qui attendaient l’heure de la sortie de l’école entraient chez lui pour feuilleter les pages d’un magazine et repartaient quelques minutes plus tard sans rien acheter. C’est quand il entendit une voix au timbre légèrement éraillé demander s’il avait le Lagarde et Michard édition XVIIIe qu’il laissa tomber son livre et se précipita dans la librairie.

Ils se regardaient, chacun surpris du bonheur de retrouver l’autre ; pour Mathias la surprise était totale. Il la prit dans ses bras et cette fois ce fut elle qui eut presque le vertige. Pour combien de temps était-elle là ?… – Pourquoi parler déjà de son départ alors qu’elle venait à peine d’arriver ?… – Parce que le temps lui avait paru très long… Quatre jours ici… c’était court… Elle avait la peau douce, il avait envie d’elle… – Elle avait dans la poche de son imperméable la clé de l’appartement de Brick Lane… – Oui, il trouverait un moyen de faire garder sa fille, Antoine s’en occu-perait. – Antoine ?… – Un ami avec qui il était parti en vacances… mais assez parlé !

Il était si heureux de la voir, c’était sa voix à elle qu’il voulait entendre… – Il fallait qu’elle lui avoue quelque chose, elle avait un peu honte… mais d’avoir eu tant de mal à le joindre alors qu’il était en Ecosse… c’était difficile à dire… oh et puis autant l’avouer, elle avait fini par croire qu’il était marié, qu’il lui mentait… tous ces messages qui arrivaient toujours avant le dîner, et puis ensuite les silences des soirées…

elle était désolée, c’était à cause des cicatrices du passé… – Bien sûr qu’il ne lui en voulait pas… au contraire, maintenant tout était clair, c’était bien mieux quand les choses étaient claires. Evidemment qu’Antoine savait pour eux deux, là-bas il n’avait

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pas cessé de parler d’elle… Et il mourait d’envie de la rencontrer… peut-être pas ce week-end, puisque leur temps était compté… il ne voulait être qu’avec elle. – Elle reviendrait en début de soirée, maintenant elle avait rendez-vous à Pimlico avec un cameraman qu’elle emmenait à Ashford. Hélas oui, elle s’absenterait demain, peut-

être aussi dimanche, c’est vrai, ils n’auraient plus que deux jours si on enlevait ceux-là… Il fallait vraiment qu’elle file, elle était déjà en retard. Non, il ne pouvait pas l’accompagner à Ashford, la chaîne avait exigé un cadreur professionnel… Il n’avait aucune raison de faire cette tête, son collègue était marié et attendait un enfant… Il fallait qu’il la laisse partir, elle allait rater son rendez-vous… Elle aussi voulait encore l’embrasser. Elle le retrouverait au bar d’Yvonne… vers huit heures.


*


Audrey monta dans un taxi et Mathias se précipita sur le téléphone. Antoine était en réunion, il suffisait que McKenzie le prévienne de faire dîner les enfants et de ne surtout pas l’attendre. Rien de grave, un ami parisien de passage à Londres lui avait fait la surprise d’entrer dans sa librairie. Sa femme venait de le quitter, elle demandait la garde des enfants. Son copain était au plus mal, il allait s’occuper de lui ce soir. Il avait bien pensé le ramener à la maison mais ce n’était pas une bonne idée…

à cause des enfants. McKenzie était tout à fait d’accord avec Mathias, ç’aurait été une très mauvaise idée ! Il était sincèrement désolé pour l’ami de Mathias, quelle tristesse… Et à propos d’enfants, comment ceux de son ami prenaient-ils la chose ?

– Eh bien, écoutez McKenzie, je vais lui poser la question ce soir et je vous rappelle demain pour tout vous raconter !

McKenzie toussota dans le combiné et promit de transmettre le message. Mathias raccrocha le premier.


*


Audrey arriva en retard à son rendez-vous. Le cameraman écouta ce qu’elle attendait de lui et demanda s’il avait un espoir de pouvoir rentrer le soir même.

Audrey n’avait pas plus envie que lui de dormir à Ashford, mais le travail passerait avant tout. Rendez-vous fut donné pour le lendemain sur le quai de la gare, au départ du premier train.

De retour dans le quartier, elle passa chercher Mathias. Il y avait trois clientes dans sa libraire ; de la rue elle lui indiqua qu’elle l’attendrait chez Yvonne.

Audrey alla s’installer au comptoir.

– Je vous garde une table ? demanda la patronne.

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Audrey ne savait pas si elle dînerait ici. Elle préférait attendre au bar. Elle commanda une boisson. Le restaurant était désert et Yvonne s’approcha pour converser avec elle et tuer l’ennui.

– Vous êtes bien la journaliste qui enquêtez sur nous ? dit Yvonne en se levant.

Vous restez combien de temps, cette fois ?

– Quelques jours seulement.

– Alors, ce week-end, ne ratez surtout pas la grande fête des fleurs de Chelsea, dit Sophie qui venait de s’asseoir à côté d’elle.

L’événement, qui n’avait lieu qu’une fois par an, présentait les créations des plus grands horticulteurs et pépiniéristes du pays. On pouvait y voir et acheter de nouvelles variétés de roses et d’orchidées.

– La vie semble bien douce de ce côté de la Manche, dit Audrey.

– Tout dépend pour qui, répondit Yvonne. Mais je dois avouer que lorsqu’on a fait son trou dans le quartier, on n’a plus vraiment envie d’en sortir.

Yvonne ajouta, au grand bonheur de Sophie, qu’au fil du temps, les gens de Bute Street étaient devenus presque une famille.

– En tout cas, vous avez l’air de former une bien jolie bande d’amis, reprit Audrey en regardant Sophie. Vous vivez tous ici depuis longtemps ?

– À mon âge, on ne compte plus, Antoine a ouvert son agence ici un an après la naissance de son fils et l’installation de Sophie remonte à peu de temps après, si ma mémoire est bonne.

– Huit ans ! reprit Sophie en aspirant à la paille de son verre. Et Mathias est le dernier arrivé, conclut-elle.

Yvonne s’en voulait de l’avoir presque oublié.

– C’est vrai qu’il n’est ici que depuis peu, l’excusa Sophie.

Audrey rougit.

– Vous faites une drôle de tête, j’ai dit quelque chose ? demanda Yvonne.

– Non, rien de particulier. En fait, j’ai eu l’occasion de l’interviewer lui aussi, et il me semblait qu’il vivait en Angleterre depuis toujours.

– Il a débarqué le 2 février exactement, affirma Yvonne.

Elle ne pourrait jamais oublier cette date. Ce jour-là, John avait pris sa retraite.

– Le temps est relatif, ajouta-t-elle, Mathias doit avoir l’impression que son emménagement remonte à plus longtemps. Il a connu certaines déconvenues en s’installant ici.

– Lesquelles ? demanda discrètement Audrey.

– Il me tuerait si je parlais de ça. Oh, et puis de toutes les façons, il est le seul à ignorer ce que tout le monde sait.

– Je crois que tu as raison, Yvonne, Mathias te tuerait ! l’interrompit Sophie.

– Peut-être, mais tous ces secrets de polichinelle m’enquiquinent, et puis aujourd’hui j’ai envie de m’exprimer, reprit la maîtresse des lieux en se resservant un verre de bordeaux. Mathias ne s’est jamais remis de sa séparation d’avec Valentine…

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la mère de sa fille. Et bien qu’il soit prêt à jurer le contraire, il est venu en grande partie ici pour la reconquérir. Mais il n’a pas eu de chance, elle s’est fait muter à Paris au moment même où il arrivait en ville. Il m’en voudra encore plus de dire ça, mais je pense que la vie lui a rendu un sacré service. Valentine ne reviendra pas.

– Maintenant je pense qu’il va effectivement t’en vouloir, répéta Sophie pour couper la parole à Yvonne. Toutes ces histoires n’intéressent en rien mademoiselle.

Yvonne regarda les deux femmes assises à son bar et haussa les épaules.

– Tu as probablement raison et puis j’ai à faire.

Elle prit son verre et retourna vers l’office.

– Le jus de tomate est pour la maison, dit-elle en s’en allant.

– Je suis désolée, dit Sophie, gênée. Yvonne est d’ordinaire peu bavarde… sauf quand elle est triste. Et, à regarder la salle, la soirée ne s’annonce pas fameuse.

Audrey resta silencieuse. Elle reposa son verre sur le comptoir.

– Ça ne va pas ? demanda Sophie. Vous êtes toute pâle.

– C’est moi qui suis désolée, c’est à cause du train, j’ai eu mal au cœur pendant tout le voyage, dit Audrey.

Il fallut à Audrey puiser au fond d’elle-même pour masquer ce poids qui lui comprimait maintenant la poitrine. Ce n’était pas parce que Yvonne lui avait révélé pourquoi Mathias avait quitté Paris. Mais en entendant le prénom de Valentine, elle s’était sentie projetée au cœur d’une intimité qui ne lui appartenait pas et la morsure fut saisissante.

– Je dois avoir une tête épouvantable ? demanda Audrey.

– Non, vous reprenez des couleurs, répondit Sophie. Venez avec moi, allons faire quelques pas.

Elle l’invita à se rafraîchir dans son arrière-boutique.

– Voilà, maintenant il n’y paraît presque plus, dit Sophie. Il doit y avoir un virus dans l’air, moi aussi je me sens nauséeuse depuis ce matin.

Audrey ne savait pas comment la remercier. Mathias entra dans le magasin.

– Tu es là ? Je t’ai cherchée partout.

– Tu aurais dû commencer par ici, j’y suis toujours, répondit Sophie.

Mais c’est Audrey que Mathias regardait.

– J’étais venu admirer les fleurs en t’attendant, reprit cette dernière.

– On y va ? demanda Mathias, j’ai fermé la librairie.

Sophie se taisait, son regard se promenait d’Audrey à Mathias et de Mathias à Audrey. Et quand ils s’en allèrent tous les deux, elle ne put s’empêcher de penser qu’Yvonne avait vu juste. Si un jour Mathias avait vent de sa conversation, il aurait vraiment envie de la tuer.


Le taxi remontait Old Brompton Road. Au croisement de Clareville Grove, Mathias montra du doigt sa maison.

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– Ça a l’air grand, dit Audrey.

– Ça a du charme.

– Tu me feras visiter un jour ?

– Oui, un jour…, répondit Mathias.

Elle posa sa tête contre la vitre. Mathias lui caressait la main, Audrey était silencieuse.

– Tu es certaine que tu ne veux pas aller dîner ? demanda-t-il. Tu as l’air bizarre.

– J’ai mal au cœur, mais ça va passer.

Mathias proposa d’aller marcher, l’air du soir lui ferait du bien. Le taxi les dé-

posa le long de la Tamise. Ils s’assirent sur un banc, au bout de la jetée. Devant eux, les lumières de la tour Oxo se reflétaient dans le fleuve.

– Pourquoi as-tu voulu venir ici ? demanda Audrey.

– Parce que, depuis notre week-end, j’y suis retourné plusieurs fois. C’est un peu notre lieu à nous.

– Ce n’était pas la question que je te posais, mais cela n’a plus d’importance.

– Qu’est-ce qui ne va pas ?

– Rien, je t’assure, des choses idiotes m’ont traversé l’esprit, mais je les ai chassées.

– Alors ton appétit est revenu ?

Audrey sourit.

– Tu crois qu’un jour tu pourras monter là-haut ? demanda-t-elle en levant la tête.

Au dernier étage, les fenêtres du restaurant étaient illuminées.

– Un jour, peut-être, répondit Mathias songeur.

Il entraîna Audrey vers la promenade qui longeait la berge.

– Quelle était cette question que tu voulais me poser ?

– Je me demandais pourquoi tu étais venu vivre à Londres.

– J’imagine que c’était pour te rencontrer, répondit Mathias.

En entrant dans l’appartement de Brick Lane, Audrey entraîna Mathias vers la chambre. Dans un lit refait à la hâte, ils passèrent le reste de la soirée, enlacés l’un à l’autre ; plus le temps s’écoulait, plus le souvenir d’un mauvais moment passé au bar d’Yvonne s’effaçait. Àminuit, Audrey avait faim, le réfrigérateur était vide. Ils s’habillèrent à toute vitesse et descendirent en courant vers Spitalfields. Ils s’installèrent au fond d’un de ces restaurants ouverts toute la nuit. La clientèle était hétéroclite. Assis à côté d’une table de musiciens, ils se mêlèrent à leur conversation.

Et pendant qu’Audrey s’enflammait, soutenant contre l’avis des autres que Chet Baker avait été un bien plus grand trompettiste que Miles Davis, Mathias la dévorait des yeux.

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Les ruelles de Londres étaient belles, quand elle marchait à son bras. Ils écoutaient le bruit de leurs pas, jouaient avec leur ombre qui s’étirait sur le macadam à la lumière d’un lampadaire. Mathias raccompagna Audrey jusqu’à la maison en briques rouges, il se laissa à nouveau entraîner chez elle et repartit quand elle l’en chassa, bien trop tard dans la nuit. Elle prenait le train dans quelques heures et une grande journée de travail l’attendait. Elle ne savait pas quand elle rentrerait d’Ashford. Elle l’appellerait demain, c’était promis.