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Perdu, il rebroussa chemin vers le seul endroit qu’il reconnaissait, le marché.
Un serveur le salua à la terrasse d’un café, les allées étaient noires de monde. Deux heures déjà qu’il parcourait le quartier. En désespoir de cause, il retourna s’asseoir sur un banc qui lui était familier. Soudain, il sentit une présence dans son dos.
– Quand Romain m’a quittée, il m’a dit qu’il m’aimait, mais que c’était avec sa femme qu’il devait vivre. Tu crois que le cynisme est sans limites ? dit Audrey en s’asseyant à côté de lui.
– Je ne suis pas Romain.
– Moi, j’ai été sa maîtresse pendant trois ans ; trente-six mois dans l’attente d’une promesse qu’il n’a jamais tenue. Qu’est-ce qu’il y a de déglingué chez moi pour que je retombe amoureuse d’un homme qui en aime une autre ? Je n’ai plus la force, Mathias. Je ne veux plus jamais regarder ma montre en me disant que celui que j’aime vient de rentrer chez lui, qu’il s’assied à la table d’une autre, lui dit les mêmes mots, fait comme si je n’avais pas existé… Je ne veux plus jamais me dire que je n’étais qu’un épisode, une aventure qui les aura rapprochés, qu’il a compris grâce à moi que c’est elle qu’il aimait… J’en ai perdu tant de dignité que j’ai même fini par avoir de la compassion pour elle ; je te le jure, je me suis surprise un jour à être en colère des mensonges qu’il avait dû lui faire. Si elle l’avait entendu, si elle avait vu ses yeux, son envie, quand il me retrouvait en cachette. Je m’en veux tellement d’avoir été conne à ce point-là. Je ne veux plus jamais entendre la voix de cette amie qui croit vous protéger et vous dit que l’autre aussi s’est trompé, qu’il était peut-être sincère ; et surtout pas, non surtout pas que c’est mieux comme ça ! Je ne veux plus jamais d’une demi-vie. J’ai mis des mois à pouvoir croire à nouveau que, moi aussi, j’en méritais une entière.
– Je ne vis pas avec Valentine, elle était juste venue chercher sa fille.
– Le pire, Mathias, ce n’est pas de l’avoir vue t’embrasser sur le perron, toi en peignoir, elle, belle comme je ne le serai jamais…
– Elle ne m’embrassait pas, elle me confiait un secret qu’elle ne voulait pas qu’Emily entende, l’interrompit Mathias, et si seulement tu savais…
– Non, Mathias, le pire, c’est la façon dont tu la regardais.
Et, comme il se taisait, elle le gifla.
Alors Mathias passa le reste de l’après-midi à tout lui dire de sa nouvelle vie, à lui parler de l’amitié qui le liait à Antoine, de toutes ces différences sur lesquelles ils avaient réussi à construire une telle complicité. Elle l’écoutait sans rien dire, et plus tard encore, quand il lui raconta ses vacances en Écosse, elle en retrouva presque le sourire.
Ce soir, elle préférait rester seule, elle était épuisée. Mathias comprenait. Il proposa de venir la chercher le lendemain, ils iraient dîner tous les deux au restaurant. Audrey accepta l’invitation, mais elle avait une autre idée…
*
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Quand il arriva dans Clareville Grove, il vit le taxi de Valentine disparaître au coin de la rue. Antoine et les enfants l’attendaient dans le salon. Louis avait passé une journée géniale avec Sophie. Emily était un peu cafardeuse, mais elle retrouva toute la tendresse du monde dans les bras de son père. La soirée fut consacrée à coller les photos des vacances dans des albums. Mathias attendit qu’Antoine fût couché, il frappa à la porte de sa chambre et entra.
– Je vais te demander une petite dérogation exceptionnelle à la règle n 2, tu ne vas me poser aucune question et tu me diras oui.
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XVII
Un silence insolite régnait dans la maison. Les enfants révisaient leurs devoirs, Mathias mettait le couvert, Antoine faisait la cuisine. Emily posa son livre sur la table et récita à voix basse la page d’histoire qu’elle venait d’apprendre par cœur. Hésitant sur un paragraphe, elle tapota l’épaule de Louis avachi sur sa copie.
– Juste après Henri IV, c’était qui ? chuchota-t-elle.
– Ravaillac ! répondit Antoine en ouvrant le réfrigérateur.
– Ah ben même pas ! dit Louis affirmatif.
– Demande à Mathias, tu verras bien !
Les deux enfants échangèrent un regard de connivence et replongèrent aussitôt dans leurs cahiers. Mathias posa la bouteille de vin qu’il venait de déboucher et se rapprocha d’Antoine.
– Qu’est-ce que tu nous as fait de bon à dîner ? demanda-t-il d’une voix douce-reuse.
Le ciel tonna, une lourde pluie se mit à frapper aux carreaux de la maison.
– Pause orage ! dit Antoine.
Plus tard, Emily confierait à son journal intime que le plat que son père détestait le plus au monde c’était le gratin de courgettes, et Louis ajouterait dans la marge que, ce soir-là, son papa avait fait du gratin de courgettes.
*
On sonna à la porte, Mathias contrôla une dernière fois son apparence dans le petit miroir de l’entrée et ouvrit à Audrey.
– Entre vite, tu es trempée.
Elle ôta son trench-coat et le tendit à Mathias. Antoine rajusta son tablier et vint l’accueillir à son tour. Elle était irrésistible dans sa petite robe noire.
Un couvert pour trois était élégamment mis. Mathias servit le gratin et la conversation alla bon train. Journaliste dans l’âme, Audrey avait coutume de mener les débats ; pour ne pas parler de soi, le meilleur moyen était de poser beaucoup de questions aux autres, stratégie d’autant plus efficace quand votre interlocuteur ne s’en rendait pas compte. À la fin du repas, si Audrey avait appris bien des choses sur
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l’architecture, Antoine, lui, aurait eu bien du mal à définir le métier de journaliste reporter indépendant.
Quand Audrey l’interrogea sur leurs vacances en Écosse, Antoine se fit un plaisir de lui montrer des photos. Il se leva, prit un, puis deux, puis trois albums dans la bibliothèque, avant de revenir s’asseoir près d’elle en rapprochant sa chaise.
Et de page en page, les anecdotes qu’il relatait se concluaient toutes d’un regard appuyé vers son meilleur ami et invariablement par : « Hein Mathias ! »
Et même si ce dernier luttait pour réprimer son agacement, il préférait rester en retrait et ne pas troubler la complicité qui s’établissait entre Antoine et Audrey.
À la fin du dîner, Emily et Louis redescendirent, en pyjama, pour venir dire bonsoir et il fut impossible de leur refuser de rester à la table. Emily s’assit à côté d’Audrey et prit aussitôt le relais d’Antoine. Elle s’appliqua à commenter toutes les photos, prises cette fois aux sports d’hiver l’année passée. À l’époque, expliquèrent Emily et Louis à tour de rôle, Papa et Papa ne vivaient pas encore ensemble, mais tout le monde se retrouvait pour les vacances, sauf celles de Noël, où c’était une année sur deux, ajouta la petite fille.
Audrey feuilletait le troisième album, depuis la cuisine Mathias ne la quittait pas des yeux. Quand sa fille avait posé une main sur le bras d’Audrey, un sourire avait éclairé son visage, il en était certain.
– Votre dîner était délicieux, dit-elle à Antoine.
Il la remercia et désigna aussitôt une photographie, collée de travers.
– Celle-là, c’était juste avant que le brancard ne redescende Mathias de la piste. Là, sous la cagoule rouge c’est moi, les enfants n’étaient pas dans le cadre. En fait Mathias n’avait rien du tout, c’était juste une grosse chute.
Et comme Mathias se rongeait les ongles, il en profita pour lui donner une lé-
gère tape sur la main.
– Bon on ne va peut-être pas remonter aux vacances de maternelle, dit Mathias, exaspéré, recommençant à se ronger les ongles.
Cette fois, Antoine tira sur sa manche.
– Mousse aux trois chocolats et écorces d’orange, annonça Antoine à demi-voix. D’habitude on me demande la recette, mais là, je ne sais pas ce qui s’est passé, elle est retombée, ajouta-t-il en remuant la louche dans la jarre.
Il avait l’air si contrarié en regardant sa préparation qu’Audrey intervint.
– Vous avez de la glace pilée ? demanda-t-elle.
Mathias se leva à nouveau et remplit un bol de glaçons.
– C’est tout ce que nous avons.
Audrey enveloppa les glaçons dans sa serviette et donna de grands coups sur le plan de travail. Quand elle la déplia, elle contenait une neige épaisse qu’elle incorpora aussitôt à la mousse. En quelques loues de spatule, le dessert avait repris sa consis-tance.
– Et voilà, dit-elle en servant les enfants, sous le regard médusé d’Antoine.
– Dessert et au lit ! dit Mathias à Emily.
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– Tu leur avais promis un film ! s’interposa Antoine.
Emily et Louis avaient déjà filé vers le canapé du salon, Audrey continua de servir la mousse au chocolat.
– Pas trop pour lui, dit Antoine, il ne digère pas bien le soir.
Antoine ne prêtait aucune attention à Mathias qui lui lançait un regard noir. Il recula sa chaise pour permettre à Audrey de passer.
– Laissez-moi vous aider, insista-t-elle, quand Antoine voulut lui ôter les assiettes des mains.
– Alors vous avez toujours été journaliste ? poursuivit-il, affable, en ouvrant le robinet de l’évier.
– Depuis l’âge de cinq ans, répondit Audrey, rieuse.
Mathias se leva, prit le torchon des mains d’Audrey et lui suggéra d’aller au salon. Elle rejoignit les enfants dans le canapé. Dès qu’elle s’éloigna, Mathias se pencha vers Antoine.
– Et toi, crétin, tu as toujours été architecte ?
Continuant de l’ignorer, Antoine se retourna pour observer Audrey. Emily et Louis s’étaient blottis contre elle, l’inclinaison de leurs têtes annonçait l’arrivée du sommeil. Antoine et Mathias abandonnèrent aussitôt vaisselle et torchon pour aller les coucher.
Audrey les regarda monter l’escalier, portant chacun dans ses bras son petit ange au visage endormi. Quand ils arrivèrent sur le palier, aucun adulte ne vit le clin d’œil complice que venaient d’échanger Louis et Emily. Les deux pères redescendirent quelques minutes plus tard, Audrey avait déjà remis son imperméable et attendait debout au milieu du salon.
– Je vais rentrer, il est tard, dit-elle, merci beaucoup pour cette soirée.
Mathias décrocha sa gabardine du portemanteau, et annonça à Antoine qu’il la raccompagnait.
– Je serais heureuse que vous me donniez un jour la recette de cette mousse, reprit Audrey en embrassant Antoine sur la joue.
Elle descendit les marches du perron au bras de Mathias et Antoine referma la porte de la maison.
– On trouvera un taxi sur Old Brompton, dit Mathias. C’était bien, non ?
Audrey se taisait, écoutant leurs pas résonner dans la rue déserte.
– Emily t’a adorée.
Audrey acquiesça d’un léger mouvement de tête.
– Ce que je veux dire, ajouta Mathias, c’est que si toi et moi…
– J’ai compris ce que tu voulais dire, l’interrompit Audrey.
Elle s’arrêta pour lui faire face.
– J’ai eu un appel de ma rédaction cette après-midi. Je suis titularisée.
– Et c’est une bonne nouvelle ? demanda Mathias.
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– Très ! Je vais enfin avoir mon émission hebdomadaire… à Paris, ajouta-t-elle en baissant les yeux.
Mathias la regarda, attendri.
– Et j’imagine que tu te bats pour ça depuis longtemps ?
– Depuis l’âge de cinq ans…, répondit Audrey, le sourire fragile.
– C’est compliqué la vie, hein ? reprit Mathias.
– C’est de faire des choix qui est compliqué, répondit Audrey. Tu retournerais vivre en France ?
– Tu es sérieuse ?
– Il y a cinq minutes sur le trottoir là-bas, tu allais me dire que tu m’aimais, tu étais sérieux ?
– Bien sûr que je suis sérieux, mais il y a Emily…
– Je ne demande qu’à l’aimer, Emily… mais à Paris.
Audrey leva la main, un taxi se rangea sur le côté.
– Et puis il y a la librairie…, murmura Mathias.
Elle posa sa main sur sa joue et recula vers la chaussée.
– C’est merveilleux, ce que vous avez construit, avec Antoine ; tu as beaucoup de chance, tu l’as trouvé, ton équilibre.
Elle monta à bord et referma aussitôt la portière. Penchée à la vitre elle regardait Mathias, il avait l’air si perdu sur ce trottoir.
– N’appelle pas, c’est déjà assez difficile comme ça, dit-elle d’une voix triste ; j’ai ta voix sur mon répondeur, je l’écouterai encore quelques jours et puis, promis, ensuite je l’effacerai.
Mathias avança vers elle, prit sa main et l’embrassa.
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