Et, comme Antoine regardait les pieds qu’il avait posés sur la table basse, il ajouta :

– Règle 124, on fait ce qu’on veut !

La semaine qui s’écoula fut celle de bien des efforts. Mathias faisait tout ce qu’il pouvait pour se concentrer sur son travail et uniquement sur son travail. Quand il trouva dans le courrier de la librairie un prospectus qui annonçait la parution de la nouvelle collection des Lagarde et Michard, il ne put ignorer un certain pincement au cœur. Il jeta le catalogue dans la corbeille à papier mais le soir, en la vidant, il le récu-péra pour le ranger sous la caisse.


*


Tous les jours, en se rendant à son bureau, Antoine passait devant la boutique de Sophie. Pourquoi ses pas le conduisaient-ils de ce côté du trottoir alors que son bureau était en face ? Il n’en savait rien et aurait même juré ne pas s’en rendre compte. Et quand Sophie découvrait Antoine figé devant sa vitrine, elle détournait les yeux.


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– 185 –


Les travaux devaient commencer bientôt. Yvonne, aidée d’Enya, mettait un peu d’ordre dans le restaurant, multipliant les allers-retours entre le bar et la cave.

Un matin, Enya déplaça une caisse de château-labegorce-zédé, Yvonne la supplia de la reposer. Ces bouteilles étaient très particulières.


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Un jour, au tableau noir de la salle de classe, la maîtresse avait tracé à la craie l’énoncé du devoir de géographie. Emily copiait sur le cahier de Louis, qui, lui, le regard tourné vers la fenêtre, rêvait à des terres africaines.


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Un matin, alors qu’il se rendait à la banque, Mathias crut reconnaître la silhouette d’Antoine qui traversait le carrefour. Il accéléra pour le rattraper, et ralentit le pas. Antoine venait de s’arrêter devant un magasin de layettes ; il hésitait, regardait à gauche puis à droite, et poussa la porte de la boutique.

Caché derrière un réverbère, Mathias l’observait à travers la vitrine.

Il vit Antoine passer de rayonnage en rayonnage, effleurant de la main les piles de vêtements pour bébés. La vendeuse s’adressait à lui, d’un signe de la main il lui faisait comprendre qu’il se contentait de regarder. Deux petits chaussons avaient attiré son attention. Il les prit sur l’étagère et les regarda sous toutes les coutures.

Puis il en enfila un à l’index, l’autre au majeur.

Au milieu des peluches, Antoine rejouait sur la paume de sa main gauche la danse des petits pains. Quand il surprit le regard amusé de la vendeuse, il rougit et reposa les chaussons sur l’étagère. Mathias abandonna son réverbère et s’éloigna dans la rue.


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À l’heure du déjeuner, McKenzie quitta discrètement l’agence et courut jusqu’à la station de South Kensington. Il sauta dans un taxi et demanda au chauffeur de le conduire sur St James Street. Il régla sa course, vérifia que personne ne l’avait suivi, et entra de belle humeur dans l’échoppe d’Archibald Lexington, tailleur agréé auprès de Sa Majesté. Un court passage dans la cabine d’essayage, puis il monta sur une petite estrade réservée à cet usage et laissa Sir Archibald faire les retouches nécessaires au costume qu’il lui avait commandé. En se regardant dans le grand miroir, il se dit qu’il avait bien fait. La semaine prochaine, quand aurait lieu l’inauguration de la future salle du restaurant d’Yvonne, il serait encore plus séduisant que d’habitude, voire irrésistible.


*


En milieu d’après-midi, John Glover quitta son cottage pour se rendre au village. Il emprunta la rue principale, poussa la porte du maître verrier, et présenta son ticket. Sa commande était prête. L’apprenti qui l’avait accueilli s’éclipsa un instant et revint tenant un paquet dans les mains. John ôta délicatement le papier qui l’entourait, découvrant une photographie encadrée. En dédicace, on pouvait lire :

« Pour ma chère Yvonne, avec toute mon amitié, Eric Cantona. » John remercia d’un signe de la main les artisans qui œuvraient dans l’atelier et emporta le cadre ; ce soir il l’accrocherait dans la grande chambre du premier étage.


*


Et ce même soir, pendant que Mathias préparait le dîner, Antoine regardait la télévision en compagnie des enfants. Emily prit la télécommande et commença de faire défiler les chaînes. Essuyant un verre, Mathias reconnut la voix de la journaliste qui parlait de la communauté française installée en Angleterre. Il releva la tête et vit les barrettes du volume glisser à la gauche du visage d’Audrey. Antoine avait récupéré la télécommande des mains d’Emily.


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À Paris, dans les studios d’une chaîne de télévision, le directeur de l’information sortait d’une réunion de bouclage et s’entretenait avec une jeune journaliste. Après son départ, un technicien entra dans la pièce.

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– Alors ? dit Nathan, ça y est, c’est officiel, tu as ton émission ?

Audrey acquiesça d’un signe de tête.

– Je te raccompagne ?

Et Audrey répondit oui de la même façon.


*


Au milieu de la nuit, pendant que Sophie relisait des lettres, seule au fond de son arrière-boutique, Yvonne confiait à Enya, qui s’était assise au bout de son lit, quelques secrets de sa vie et la recette de sa crème caramel.

– 188 –


XIX

Le regard dans le vide, Mathias tournait sa cuillère dans son bol de café. Antoine s’assit à côté de lui et la lui ôta des mains.

– Tu as mal dormi ? demanda-t-il.

Louis descendait de sa chambre et vint s’asseoir à table.

– Qu’est-ce qu’elle fait encore ma fille ? On va être en retard à l’école.

– Elle arrive de suite, répondit Louis.

– On ne dit pas « de suite » mais « tout de suite », le reprit Mathias en haussant la voix.

Il leva la tête et vit Emily qui glissait sur la rampe de l’escalier.

– Descends de là immédiatement, hurla Mathias en se levant d’un bond.

Le visage renfrogné, la petite fille alla se réfugier sur le canapé du salon.

– J’en ai marre de toi ! continua de crier son père, tu viens à table immédiatement !

La lèvre tremblotante, Emily obéit et vint s’asseoir sur sa chaise.

– Tu es pourrie gâtée, il faut te répéter les choses cent fois, mes phrases n’arrivent plus jusqu’à ton cerveau ? continua Mathias.

Interloqué, Louis regarda son père, qui lui conseilla de se faire le plus discret possible.

– Et ne me regarde pas sur ce ton ! enchaîna Mathias qui ne décolérait pas. Tu es punie ! Ce soir quand tu rentres… devoirs, dîner et tu monteras te coucher sans télé, c’est clair ?

La petite fille ne répondit pas.

– Est-ce que c’est clair ? insista Mathias en haussant encore le ton.

– Oui papa, balbutia Emily, les yeux pleins de larmes.

Louis prit son cartable, fusilla Mathias du regard et entraîna sa copine vers l’entrée. Antoine ne dit mot et prit les clés de la voiture dans le vide-poches.

Après avoir déposé les enfants, Antoine gara l’Austin Healey devant la librairie.

Au moment où Mathias descendait de la voiture, il le rattrapa par le bras.

– Je veux bien comprendre que tu ne te sentes pas bien en ce moment, mais tu y as été un peu fort avec ta fille ce matin.

– Quand je l’ai vue enjamber la rambarde, j’ai eu peur, une peur bleue si tu veux savoir.

– 189 –


– Ce n’est pas parce que toi tu as le vertige que tu dois l’empêcher de marcher !

– Ça te va bien de dire ça, toi qui mets un pull à ton fils dès que tu as froid…

J’ai vraiment crié à ce point-là ?

– Non, tu as vraiment hurlé à ce point-là ! Promets-moi quelque chose, va prendre l’air, retourne dans le parc cette après-midi, tu en as besoin !

Antoine lui donna une tape amicale sur l’épaule et se dirigea vers ses bureaux.


*


À treize heures, Antoine convia McKenzie à déjeuner dans le restaurant d’Yvonne. Pour commencer, déclara-t-il, ils emporteraient les dessins d’exécution que McKenzie avait achevés et profiteraient du repas pour vérifier les derniers détails sur place.

Ils étaient attablés dans la salle, Yvonne vint chercher Antoine, on le demandait au téléphone. Antoine s’excusa auprès de son collaborateur et prit le combiné sur le comptoir.

– Dis-moi la vérité, tu crois qu’Emily peut cesser de m’aimer ?

Antoine regarda le combiné et raccrocha sans répondre. Il resta près de l’appareil, il avait vu juste, déjà la sonnerie grelottait. Il décrocha aussitôt.

– Tu m’emmerdes, Mathias… Pardon ? Non, nous ne prenons pas de réservations à midi… Oui, je vous remercie.

Et sous l’œil intrigué d’Yvonne, il reposa doucement le combiné. Antoine retourna vers sa table et fit aussitôt demi-tour, le téléphone sonnait à nouveau. Yvonne lui tendit l’appareil.

– Ne dis rien et écoute-moi ! supplia Mathias qui faisait les cent pas dans sa librairie. Ce soir, tu lèves la punition, je rentrerai après toi et j’improviserai.

Mathias raccrocha aussitôt.

Le combiné toujours à l’oreille, Antoine faisait de son mieux pour garder son calme. Et comme Yvonne ne le quittait pas des yeux, il improvisa lui aussi.

– C’est la dernière fois que tu me déranges en réunion ! dit-il avant de raccrocher à son tour.

Assise sur un banc, Danièle avait abandonné ses mots croisés pour tricoter une barboteuse. Elle tira sur le fil de laine et repoussa ses lunettes au bout du nez. En face d’elle, Sophie, assise en tailleur sur la pelouse, jouait aux cartes avec Emily et Louis.

Son dos lui faisait mal, elle s’excusa auprès des enfants et les laissa le temps de faire quelques pas.

– Qu’est-ce qu’il a ton père en ce moment ? demanda Louis à Emily.

– Je crois que c’est à cause de la journaliste qui est venue dîner à la maison.

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– Qu’est-ce qu’il y a entre eux exactement ? questionna le petit garçon en jetant une carte.

– Ton père… et ma mère, répondit-elle en abattant son jeu.

Mathias marchait d’un pas pressé dans une allée du parc. Il ouvrit le sachet de la boulangerie, y plongea la main et en sortit un pain aux raisins qu’il croqua à pleines dents. Soudain, il ralentit et son visage changea d’expression. Il se cacha derrière un chêne pour épier la scène devant lui.

Emily et Louis riaient de bon cœur. À quatre pattes sur l’herbe, Sophie cha-touillait l’un, puis l’autre. Elle se redressa pour leur poser une question.

– Une surprise en six lettres ?

– Manège ! s’exclama Louis.

Comme par magie, elle fit apparaître deux tickets dans le creux de sa main.

Elle se releva et invita les enfants à la suivre vers le carrousel.

Louis était à la traîne, il entendit siffler et se retourna. La tête de Mathias dé-

passait du tronc d’un arbre. Il lui fit signe de venir discrètement vers lui.

Louis jeta un rapide coup d’œil aux filles qui marchaient loin devant et courut vers le banc où Mathias l’attendait déjà.

– Qu’est-ce que tu fais là ? demanda le petit garçon.

– Et Sophie, qu’est-ce qu’elle fait là ? répondit Mathias.

– Je peux pas te le dire, c’est secret !

– Dis donc, quand j’ai appris qu’un certain petit garçon avait arraché une écaille du dinosaure au musée, j’ai rien dit !

– Oui mais là c’est pas pareil, le dinosaure il était mort.

– Et pourquoi c’est un secret que Sophie soit là ? insista Mathias.

– Au début, quand tu t’es séparé de Valentine et que tu venais voir Emily en cachette au jardin du Luxembourg, c’était un secret aussi, non ?

– Ah je vois…, murmura Mathias.

– Ben non, tu vois rien du tout ! Depuis que vous vous êtes engueulés avec Sophie on lui manque, et à moi aussi elle me manque.

Le petit garçon se leva d’un bond.

– Bon, faut que j’y aille, ils vont remarquer que je suis pas là.

Louis s’éloigna de quelques pas mais Mathias le rappela aussitôt.

– Notre conversation, c’est secret aussi, d’accord ?

Louis fit oui de la tête et confirma son serment (l’une main posée solennelle-ment sur le cœur. Mathias sourit et lui lança le sachet de viennoiseries.

– Il reste deux pains aux raisins, tu en donneras un à ma fille ?

Le petit garçon regarda Mathias, l’air effondré.

– Et je lui dis quoi à Emily, que ton pain aux raisins a poussé dans un arbre ?

T’es vraiment nul en mensonge mon vieux !