– Tu ne l’ouvriras pas ?
– Si, peut-être plus tard, et puis je crois qu’il n’aimerait pas que je la lise devant toi.
Antoine avança lentement vers elle, il la serra dans ses bras, l’embrassa sur la joue et ressortit du magasin.
*
L’Austin Healey filait sur la M25, Mathias se pencha vers la boîte à gants et attrapa la carte routière. Dans dix miles, il devrait bifurquer sur la M2. Ce matin, il avait accompli sa première résolution. En maintenant l’allure, il accomplirait peut-
être la deuxième dans moins d’une heure.
*
Antoine passa le reste de la journée en compagnie de McKenzie dans le restaurant. Avec Enya, ils avaient empilé les vieilles tables dans le fond de la salle.
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Demain, le camion de la menuiserie les emporterait toutes. Ensemble, ils traçaient maintenant sur les murs de grandes lignes au fil de craie bleu, marquant pour les menuisiers qui seraient à l’œuvre samedi les limites des allèges en bois, et les impostes pour les peintres qui interviendraient dimanche.
*
En fin d’après-midi, Sophie reçut un appel téléphonique de Mathias. Il savait bien qu’elle ne voulait plus lui parler, mais il la supplia de l’écouter.
Au milieu de la conversation, Sophie posa le combiné, le temps d’aller fermer la porte de son magasin pour que personne ne la dérange. Elle ne l’interrompit pas une fois. Quand Mathias raccrocha, Sophie ouvrit le coffret. Elle décacheta alors la lettre et lut les mots dont elle avait rêvé pendant toutes les années d’une amitié qui finalement n’en était pas une.
Sophie
J’ai cru que le prochain amour serait encore une défaite, alors comment risquer de te perdre quand je n’avais que toi ?
Pourtant, à nourrir mes peurs, je t’ai perdue quand même.
Toutes ces années, je t’écrivais ces lettres, rêvant sans jamais te le dire d’être celui qui les lirait. Ce dernier soir non plus, je n’ai pas su te dire…
J’aimerai cet enfant mieux qu’un père puisqu’il est de toi, mieux qu’un amant même s’il est d’un autre.
Si tu voulais encore de nous, je chasserais tes solitudes, te prendrais par la main pour t’emmener sur un chemin que nous ferions ensemble.
Je veux vieillir dans tes regards et habiller tes nuits jusqu’à la fin de mes jours.
Ces mots-là, c’est à toi seule que je les écris mon amour.
Antoine
*
Mathias s’arrêta dans une station-service. Il fit le plein d’essence et reprit la M25 en direction de Londres. Tout à l’heure, dans un petit village du Kent, il avait
– 199 –
accompli sa deuxième résolution. En le raccompagnant à sa voiture, Mr Glover avoua qu’il avait espéré cette visite, mais de l’identité de Popinot, il ne voulut rien dire.
En s’engageant sur l’autoroute, Mathias composa le numéro du portable d’Antoine. Il s’était arrangé pour faire garder les enfants et il l’invitait à dîner en tête à tête.
Antoine lui demanda ce qu’ils fêtaient, Mathias ne lui répondit pas mais lui proposa de choisir l’endroit.
– Yvonne est partie, nous avons le restaurant pour nous deux, si ça te va ?
Il interrogea rapidement Enya qui était tout à fait d’accord pour leur préparer un petit dîner. Elle laisserait tout dans la cuisine, il n’y aurait plus qu’à réchauffer.
– Parfait, dit Mathias, j’apporterai le vin, huit heures précises !
*
Enya leur avait mis un très joli couvert. En rangeant la cave, elle avait trouvé un chandelier et l’avait installé au milieu de la table. Les plats étaient dans le four, ils n’auraient plus qu’à les sortir.
Quand Mathias arriva, elle les salua tous les deux et remonta dans sa chambre.
Antoine déboucha la bouteille que Mathias avait apportée et servit leurs deux verres.
– Ça va être beau ici. Dimanche soir, tu ne reconnaîtras plus rien. Si je ne me suis pas trompé, l’âme des lieux n’aura pas changé, ce sera toujours chez Yvonne, mais en plus moderne.
Et, comme Mathias ne disait rien, il leva son verre.
– Alors, qu’est-ce que nous fêtons ?
– Nous, répondit Mathias.
– Pourquoi ?
– Pour tout ce que nous avons fait l’un pour l’autre, enfin surtout toi. Tu vois, en amitié on ne passe pas devant le maire, alors il n’y a pas vraiment de date anniversaire ; mais ça peut quand même durer toute une vie puisqu’on s’est choisis.
– Tu te souviens de la première fois que nous nous sommes rencontrés ? dit Antoine en trinquant.
– À Caroline Leblond, répondit Mathias.
Antoine voulut aller chercher les plats en cuisine, mais Mathias l’en empêcha.
– Reste assis, j’ai quelque chose d’important à te dire.
– Je t’écoute.
– Je t’aime.
– 200 –
– Tu répètes ton texte pour un rendez-vous ? demanda Antoine.
– Non, je t’aime vraiment.
– Tu déconnes encore ? Arrête tout de suite parce que là, tu m’inquiètes vraiment !
– Je te quitte, Antoine.
Antoine reposa son verre et regarda fixement Mathias.
– Tu as quelqu’un d’autre ?
– Là, maintenant, c’est toi qui déconnes.
– Pourquoi fais-tu ça ?
– Pour nous deux. Tu m’as demandé à quand remontait la dernière fois que j’avais fait quelque chose pour quelqu’un d’autre que moi, maintenant je pourrai te répondre.
Antoine se leva.
– Je n’ai plus très faim tu sais, tu veux bien que nous allions marcher ?
Mathias repoussa sa chaise. Ils abandonnèrent la table et refermèrent derrière eux la porte de service.
Ils se promenaient sur la berge, chacun respectant le silence de l’autre.
Accoudé à la balustrade d’un pont qui surplombait la Tamise, Antoine prit le dernier cigare qui restait dans sa poche. Il le fit rouler entre ses doigts et craqua une allumette.
– De toute façon, moi je ne voulais pas d’autre enfant, dit Mathias en souriant.
– Je crois que moi, si ! répondit Antoine en lui tendant le cigare.
– Viens, traversons, de l’autre côté la vue est plus belle, reprit Mathias.
– Tu viendras demain ?
– Non, je crois que c’est mieux qu’on ne se voie pas pendant quelque temps, mais je te téléphonerai dimanche pour savoir comment tes travaux se sont passés.
– Je comprends, dit Antoine.
– Je vais emmener Emily en voyage. Ce n’est pas très grave si elle rate l’école une semaine. J’ai besoin de passer du temps avec elle, il faut que je lui parle.
– Tu as des projets ? demanda Antoine.
– Oui, c’est de ça dont je veux lui parler.
– Et à moi, tu ne veux plus en parler ?
– Si, répondit Mathias, mais à elle d’abord.
Un taxi traversait le pont, Mathias lui fit signe.
Antoine monta. Mathias referma la portière et se pencha à la vitre.
– Rentre, moi je vais encore faire quelques pas.
– D’accord, répondit Antoine. Tu as vu l’heure, dit-il en regardant sa montre.
Je connais une baby-sitter qui va m’engueuler en rentrant.
– 201 –
– Ne t’inquiète pas pour Mme Doubtfire, je me suis occupé de tout.
Mathias attendit que le taxi s’éloigne. Il enfouit ses mains dans les poches de sa gabardine et se remit en marche. Il était deux heures vingt, il croisa les doigts pour que s’accomplisse sa troisième résolution.
*
Antoine entra dans la maison et regarda le vide-poches. Le salon était dans la pénombre, éclairé par le scintillement de l’écran de télévision.
Deux pieds dépassaient de l’extrémité du canapé, l’un portait une chaussette rose, l’autre une bleue. Il se dirigea vers la cuisine et ouvrit le réfrigérateur. Sur la clayette les canettes de sodas étaient alignées par ordre de couleur. Il les déplaça l’une après l’autre pour les mettre en désordre et referma la porte. Il remplit un grand verre d’eau au robinet et le but d’un seul trait.
C’est lorsqu’il retourna vers le salon qu’il découvrit Sophie. Elle dormait profondément. Antoine ôta sa veste pour lui recouvrir les épaules. Se penchant vers elle, il lui caressa les cheveux, posa un baiser sur son front, et glissa jusqu’à ses lèvres. Il éteignit la télévision et se rendit à l’autre bout du canapé. Il souleva délicatement les jambes de Sophie, s’assit sans faire de bruit et les reposa sur ses genoux. Enfin, il s’enfonça dans les coussins, à la recherche d’une position pour dormir. Quand il cessa de bouger, Sophie ouvrit un œil, sourit et le referma aussitôt.
– 202 –
XXI
Antoine était parti aux premières heures du matin. Il voulait être sur place quand le camion de la menuiserie arriverait. Sophie avait préparé la petite valise d’Emily et regroupé quelques affaires pour son père dans un grand sac. Mathias passa la chercher vers neuf heures. Ils se rendaient en Cornouailles et profiteraient de ce moment à deux pour discuter ensemble de l’avenir. Emily embrassa Louis et promit qu’elle lui enverrait une carte postale tous les jours. Sophie les raccompagna jusqu’à la porte de la maison.
– Merci pour le sac, dit Mathias.
– Merci à toi, répondit Sophie en le serrant dans ses bras. Ça va aller ? demanda-t-elle.
– Bien sûr, j’ai mon petit ange gardien avec moi.
– Tu reviens quand ?
– Dans quelques jours, je ne sais pas encore.
Mathias prit sa fille par la main et descendit les marches du perron, puis il se retourna pour contempler la façade de la maison. La glycine courait de chaque côté des deux portes d’entrée. Sophie le regardait, il lui sourit, ému.
– Occupe-toi bien de lui, murmura Mathias.
– Tu peux compter sur moi.
Mathias remonta les marches, il souleva Louis et l’embrassa comme un bonbon.
– Et toi, occupe-toi bien de Sophie, tu es l’homme de la maison pendant mon absence.
– Et mon père ? répondit Louis en reposant les pieds à terre.
Mathias lui fit un clin d’œil complice et s’éloigna dans la rue.
*
Antoine entra dans le restaurant désert. Au fond de la salle, un chandelier trô-
nait sur une table revêtue d’une nappe blanche. Le couvert était immaculé, seuls deux verres étaient emplis de vin. Il s’approcha et s’assit sur la chaise qu’occupait Mathias la veille.
– 203 –
– Laissez ça, je vais débarrasser, dit Enya, au pied de l’escalier.
– Je ne vous avais pas entendue.
– Moi si, dit-elle en s’approchant de lui.
– C’était un beau printemps, n’est-ce pas ?
– Avec quelques orages, comme à chaque printemps, dit-elle en regardant la salle vide.
– Je crois que j’entends le camion dans la rue.
Enya regarda par la vitrine.
– J’ai le trac, dit Antoine.
– Yvonne va adorer.
– Vous dites ça pour me rassurer ?
– Non, je vous dis ça parce que hier, après votre départ, elle est repassée regarder tous vos dessins, et croyez-moi, ses yeux riaient comme je ne les avais encore jamais vus le faire.
– Elle n’a fait aucun commentaire ?
– Si, elle a dit : « Tu vois papa, on y est arrivés. » Maintenant, je vais vous faire du café. Allez, bougez de là, il faut que je débarrasse cette table. Ouste !
Et déjà les menuisiers envahissaient le restaurant.
*
Dimanche matin, John avait fait visiter son village à Yvonne. Elle raffolait du lieu. Le long de la rue principale, les façades des maisons étaient toutes de couleurs différentes, roses, bleues, parfois blanches, même violettes, et tous les balcons débordaient de fleurs. Ils déjeunèrent au pub, institution locale. Le soleil brillait dans le ciel du Kent, et le patron les avait installés à l’extérieur. Étrangement, tous les gens du coin devaient avoir des courses à faire ce jour-là, car tous passaient ou repassaient devant la terrasse, saluant John Glover et son amie française.
Ils rentrèrent en coupant à travers champs ; la campagne anglaise était une des plus belles du monde. L’après-midi aussi était belle, John avait du travail dans la serre, Yvonne en profiterait pour faire une sieste dans le jardin. Il l’installa dans une chaise longue, l’embrassa et alla chercher ses outils dans l’appentis.
Les menuisiers avaient tenu leurs promesses. Toutes les boiseries étaient po-sées. Antoine et McKenzie se penchaient chacun à une extrémité du comptoir pour vérifier les ajustements. Ils étaient parfaits, pas une écharde ne dépassait des montants. Les vernis réalisés en atelier avaient été lissés au moins six fois pour obtenir une telle brillance. Avec mille précautions, et sous l’œil vigilant et impitoyable d’Enya, la vieille caisse enregistreuse avait retrouvé sa place. Louis l’astiquait. Dans la salle, les peintres finissaient les impostes qu’ils avaient égrenées et enduites dans la nuit.
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