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Antoine regarda sa montre, il restait à déposer les bâches de protection, nettoyer à grands coups de balai et remettre les nouvelles tables et chaises en place. Les électriciens fixaient déjà les appliques aux murs, Sophie entra, un grand vase dans les bras.

Les corolles des pivoines étaient à peine ouvertes ; demain, quand Yvonne rentrerait, elles seraient parfaites.


*


Au sud de Falmouth, un père faisait découvrir à sa fille les falaises de Cornouailles. Quand il s’approcha du bord pour lui montrer au loin les côtes de France, elle n’en crut pas ses yeux, et elle courut le prendre dans ses bras, lui dire qu’elle était fière de lui. Regagnant la voiture, elle en profita pour lui demander si, maintenant qu’il n’avait plus le vertige, elle pourrait enfin glisser sur les rampes d’escalier sans se faire gronder.


*


Il était bientôt seize heures et tout était achevé. Debout devant la porte, Antoine, Sophie, Louis et Enya regardaient le travail accompli.

– Je n’arrive pas à le croire, dit Sophie en contemplant la salle.

– Moi non plus, répondit Antoine en lui prenant la main.

Sophie se pencha vers Louis pour lui faire une confidence, à lui seul.

– Dans deux secondes ton père va me demander si Yvonne va aimer, chuchota-t-elle à son oreille.

Le téléphone sonnait. Enya décrocha et fit signe à Antoine, l’appel était pour lui.

– C’est elle qui veut savoir si c’est fini, dit-il en se dirigeant vers le comptoir.

Et il se retourna, pour demander à Sophie si elle pensait que la nouvelle salle plairait à Yvonne…

Il prit l’appareil, et l’expression de son visage changea. Au bout du fil, ce n’était pas Yvonne mais John Glover.


*


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Elle avait ressenti la douleur au début de l’après-midi. Elle n’avait pas voulu inquiéter John. Il avait tant attendu ce moment. La campagne autour d’elle était irradiée de lumière, les frondaisons des arbres oscillaient lentement sous le vent. Que ces parfums d’été naissant étaient doux. Elle était si fatiguée, la tasse glissait entre ses doigts, pourquoi lutter pour en retenir l’anse, ce n’était que de la porcelaine ; John était dans la serre, il n’entendrait pas de bruit. Elle aimait la façon dont il taillait les rosiers grimpants.

C’est drôle, elle pensait à lui et le voilà au bout de cette allée. Comme il ressemble à son père, il a sa douceur, cette même réserve, une élégance naturelle. Qui est cette petite fille qui le tient par la main ? Ce n’est pas Emily. Elle agite cette écharpe qu’elle portait le jour où il l’avait emmenée sur la grande roue. Elle lui fait signe de venir.

Les rayons du soleil sont chauds, elle les sent sur sa peau. Il ne faut pas avoir peur, elle a dit l’essentiel. Une dernière gorgée de café peut-être ? Le récipient est sur le guéridon, si près et déjà si loin d’elle. Un oiseau passe dans le ciel ; ce soir, il survo-lera la France.

John marchait vers elle, pourvu qu’il aille vers les sous-bois, il vaut mieux être seule.

Sa tête lui pesait trop. Elle la laissa glisser vers son épaule. Il faudrait garder les paupières encore un peu ouvertes, s’imprégner de tout ce qui était la, je voudrais voir les magnolias, me pencher sur les roses ; la lumière s’apaise, le soleil est moins chaud, l’oiseau est parti ; la petite fille me fait signe, mon père me sourit. Dieu que la vie est belle quand elle s’en va… et la tasse roula sur l’herbe.

Elle se tenait toute droite sur sa chaise, la tête penchée, quelques morceaux de porcelaine à ses pieds.

John abandonna ses outils, et courut dans l’allée, en hurlant son prénom…

Yvonne venait de mourir, dans un jardin du Kent.

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XXII

Yvonne aurait aimé ce ciel de traîne au-dessus du cimetière d’Old Brompton.

John ouvrait le cortège. Danièle, Colette, Martine suivaient sur un seul rang. Sophie, Antoine, Enya et Louis soutenaient McKenzie, inconsolable dans son costume neuf.

Derrière eux, des commerçants, des clients, tous les gens de Bute Street formaient une longue file.

Quand ils la mirent en terre, une clameur sans pareille s’éleva du grand stade.

Ce mercredi, Manchester United avait gagné la partie. Et qui aujourd’hui pourrait dire le contraire, cette silhouette qui marchait dans l’allée et qui souriait à John était celle d’un grand joueur. Il n’y eut pas de messe, Yvonne n’en voulait pas, quelques paroles seulement pour témoigner que, même morte, elle serait encore là.


La cérémonie fut brève, selon le souhait d’Yvonne. Tout le monde se retrouva chez elle ; cela, c’était le souhait de John.

Les avis étaient unanimes, et même si Antoine pleurait, il fallait se réjouir, le restaurant était encore plus beau qu’elle ne l’avait imaginé. Bien sûr qu’elle aurait aimé ! Tout le monde s’installa aux tables et les verres se levèrent à la mémoire d’Yvonne.

À midi, des clients de passage entrèrent dans la salle. Enya ne savait pas quoi faire, Danièle lui fit un signe, il fallait les servir. Quand ils demandèrent à régler, elle avança vers la caisse enregistreuse, ne sachant pas si elle devait ou non taper cette addition.

John, qui s’était avancé dans son dos, appuya sur la touche et la sonnette de la caisse résonna dans la salle.

– Vous voyez, elle est là, parmi nous, lui dit-il.

Le restaurant venait de rouvrir. D’ailleurs, chuchota John en aparté, Yvonne le lui avait dit un jour, s’il venait à fermer, elle en mourrait une seconde fois. Enya ne devait pas s’inquiéter, ce matin il l’avait vue à l’œuvre, courir entre les tables sans jamais se presser, John en était certain, elle saurait comment faire.

Rien n’aurait pu la rendre plus heureuse, mais Enya n’avait pas les moyens de reprendre l’affaire. John la rassura, elle n’en avait pas besoin, ils trouveraient un accord, une gérance. Comme avec Mathias à la librairie, il lui expliquerait. Et puis si elle avait besoin d’un peu d’aide, il ne serait pas loin. John n’avait qu’une requête. Il lui tendit un cadre en bois avec une fine baguette et lui demanda de bien vouloir l’accrocher au-dessus du bar et que cette photo y reste pour toujours. Avant de s’absenter – il avait encore une chose à régler – John lui montra son manteau accroché à la patère, et il le lui offrit, pour la seconde fois. Il faudrait qu’elle le garde, il portait chance, n’est-ce pas ?

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Sophie regardait Antoine, Mathias venait d’entrer.

– Tu es venu ? dit Antoine en avançant vers lui.

– Ben non, tu vois !

– Je pensais que tu serais au cimetière.

– Je n’ai appris la nouvelle que ce matin, en appelant Glover. J’ai fait au plus vite, mais tu sais avec toutes ces voitures anglaises qui roulent du mauvais côté !

– Tu restes ?

– Non, je dois repartir.

– Je comprends.

– Tu peux garder Emily quelques jours ?

– Bien sûr !

– Et pour la maison, qu’est-ce que tu veux faire ?

Antoine regarda Sophie, elle apportait une pile de mouchoirs à McKenzie.

De toute façon, j’aurais eu besoin de ta chambre, dit Antoine en la voyant qui se tenait le ventre.

Mathias se dirigea vers la porte, il revint sur ses pas et serra son ami dans ses bras.

– Jure-moi quelque chose : aujourd’hui ne regarde pas les détails qui clochent, regarde tout ce que tu as fait, c’est magnifique.

– Promis, dit Antoine.


*


Mathias entra dans la librairie où l’attendait John Glover. John signa tous les papiers dont ils avaient discuté dans le Kent. Avant de partir, Mathias monta sur l’escabeau. Il prit un livre sur l’étagère la plus haute et retourna derrière la caisse.

Il avait réparé le tiroir, maintenant il ne faisait plus son petit bruit quand on l’ouvrait.

Il remercia encore le vieux libraire de tout ce qu’il avait fait pour lui et lui rendit l’unique exemplaire que la librairie possédait des aventures de Jeeves.

Avant de partir, Mathias avait une dernière question à lui poser : Qui était donc ce Popinot ?

Glover sourit et invita Mathias à prendre les deux paquets qu’il avait déposés à son intention devant l’entrée. Mathias défit le papier cadeau qui les enrobait. Le premier contenait une plaque émaillée et le second, un magnifique parapluie orné d’un

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pommeau sculpté dans le bois d’un cerisier… Où que l’on aille, où que l’on vive, il pouvait pleuvoir certains soirs, dit John en le saluant.


Dès que Mathias sortit de la librairie, John passa la main dans le tiroir de la caisse, et remit le petit ressort exactement comme il était avant.


Le train entra en gare, Mathias courut sur le quai, doubla toute la file des passagers et monta dans le premier taxi. Il avait un rendez-vous dont sa vie dépendait, cria-t-il par la vitre aux gens qui l’injuriaient ; mais la voiture descendait déjà le boulevard Magenta, exceptionnellement fluide ce jour-là.

Il accéléra le pas à l’entrée de l’allée piétonnière et se mit à courir.

Derrière la grande baie vitrée, on pouvait voir le plateau de télévision où se préparait déjà l’édition du journal de vingt heures. Un agent de sécurité lui demanda de décliner son identité et le nom de la personne qu’il venait visiter.

Le gardien appela la régie.

Elle était absente pour quelques jours et le règlement interdisait de communi-quer l’endroit où elle se trouvait.

Était-ce au moins en France ? avait demandé Mathias, la voix chancelante. –

On ne peut rien dire… le règlement, avait répété le gardien ; de toute façon ce n’était même pas consigné, avait-il ajouté en consultant son grand cahier ; elle reviendrait la semaine prochaine, c’était tout ce qu’il savait. – Pouvait-on au moins lui dire que Mathias était venu la voir ?

Un technicien franchissait le portique et tendit l’oreille en entendant un nom qui lui était familier.

Oui, il s’appelait bien Mathias, pourquoi ? Comment connaissait-il son pré-

nom ?… – Il l’avait reconnu, elle l’avait tant décrit, avait si souvent parlé de lui, ré-

pondit le jeune homme. Il avait bien fallu l’écouter pour la consoler quand elle était rentrée de Londres. Et puis tant pis pour le règlement, avait dit Nathan en l’entraînant au loin ; elle était son amie ; les règles c’était bien, à condition de pouvoir les enfreindre quand la situation l’imposait… Si Mathias se pressait, il la trouverait peut-être au Champ-de-Mars, en principe, c’était là qu’elle filmait.


Les pneus du taxi crissèrent quand ils tournèrent sur le quai Voltaire.

Depuis les voies sur berge, l’enfilade des ponts offrait une perspective unique ; à droite les verrières bleutées du Grand Palais venaient de s’illuminer, devant lui la tour Eiffel scintillait. Paris était vraiment la plus belle ville du monde, encore plus quand on s’en éloignait.

Il était vingt heures passées, un dernier demi-tour à la hauteur du pont de l’Aima et le taxi se rangea le long du trottoir.