– Mais qu’est-ce qui m’a pris de lui demander de venir s’installer ici ? bougonna Antoine en remontant Queen’s Gâte.

Il se rangea devant la boutique de Sophie. La jeune fleuriste avait une allure de biologiste dans sa blouse blanche. Elle profitait du beau temps pour arranger sa devanture. Les gerbes de lys, pivoines, roses blanches et rouges disposées dans des seaux étaient alignées sur le trottoir, rivalisant de beauté.

– Tu es contrarié ? demanda-t-elle en le voyant.

– Tu as eu du monde ce matin ?

– Je t’ai posé une question !

– Non, je ne suis pas du tout contrarié ! répondit Antoine, ronchon.

Sophie lui tourna le dos et entra dans son magasin, Antoine la suivit.

– Tu sais Antoine, dit-elle en passant derrière le comptoir, si ça t’ennuie d’écrire ces lettres, je me débrouillerai autrement.

– 32 –


– Mais non, ça n’a rien à voir avec ça. C’est Mathias qui me préoccupe, il en a marre de vivre seul !

– Il ne va plus être seul puisqu’il va vivre avec Emily.

– Il veut que nous habitions ensemble.

– Tu plaisantes ?

– Il dit que ce serait formidable pour les enfants.

Sophie se retourna pour se dérober au regard d’Antoine et fila vers l’arrière-boutique. Elle avait un des plus jolis rires du monde et l’un des plus communicatifs.

– Ah oui, c’est très normal pour vos enfants d’avoir deux pères, dit-elle en sé-

chant ses larmes.

– Tu ne vas pas me faire l’apologie de la normalité, il y a trois mois tu me parlais de te faire faire un môme par un inconnu !

Le visage de Sophie changea instantanément.

– Merci de me rappeler cet intense moment de solitude.

Antoine s’approcha d’elle et lui prit la main.

– Ce qui n’est pas normal, c’est que, dans une ville de sept millions et demi d’habitants, des gens comme Mathias et toi soient toujours célibataires.

– Mathias vient à peine d’arriver en ville… et toi, tu n’es pas célibataire peut-

être ?

– Moi on s’en fiche, murmura Antoine. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il était seul à ce point-là.

– On est tous seuls Antoine, ici, à Paris, ou ailleurs. On peut essayer de fuir la solitude, déménagé, faire tout pour rencontrer des gens, cela ne change rien. À la fin de la journée, chacun rentre chez soi. Ceux qui vivent en couple ne se rendent pas compte de leur chance. Ils ont oublié les soirées devant un plateau-repas, l’angoisse du week-end qui arrive, le dimanche à espérer que le téléphone sonne. Nous sommes des millions comme ça dans toutes les capitales du monde. La seule bonne nouvelle c’est qu’il n’y a pas de quoi se sentir si différents des autres.

Antoine passa la main dans les cheveux de sa meilleure amie. Elle esquiva son geste.

– Va travailler je te dis, j’ai plein de choses à faire.

– Tu viendras ce soir ?

– Je n’ai pas envie, répondit Sophie.

– J’organise ce dîner pour Mathias, Valentine s’en va à la fin de la semaine, tu dois venir, je ne veux pas être seul à table avec eux deux. Et puis je te préparerai ton plat préféré.

Sophie sourit à Antoine.

– Des coquillettes au jambon ?

– Huit heures et demie !

– Les enfants dîneront avec nous ?

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– Je compte sur toi, répondit Antoine en s’éloignant.


*


Assis derrière le comptoir de sa librairie, Mathias lisait le courrier du jour.

Quelques factures, un prospectus et une lettre de l’école qui l’informait de la date de la prochaine réunion de parents d’élèves. Un pli était adressé à Mr Glover, Mathias récupéra le petit bout de papier au fond du tiroir de la caisse enregistreuse, et recopia sur l’enveloppe l’adresse de son propriétaire dans le Kent. Il se promit d’aller la poster à l’heure du déjeuner.

Il appela Yvonne pour réserver son couvert. « Ne me dérange pas pour rien, lui répondit-elle, le troisième tabouret du comptoir est désormais le tien. »

La clochette de la porte retentit. Une ravissante jeune femme venait d’entrer dans sa librairie. Mathias abandonna son courrier.

– Vous avez la presse française ? demanda-t-elle.

Mathias indiqua le présentoir près de l’entrée. La jeune femme prit un exemplaire de chaque quotidien et avança vers la caisse.

– Vous avez le mal du pays ? demanda Mathias.

– Non, pas encore, répondit la jeune femme, amusée.

Elle chercha de la monnaie dans sa poche et le complimenta sur sa librairie qu’elle trouvait adorable. Mathias la remercia et lui prit les journaux des mains. Audrey regardait autour d’elle. En haut d’une bibliothèque, un livre retint son attention.

Elle se hissa sur la pointe des pieds.

– C’est le Lagarde et Michard littérature du XVIIIe siècle que je vois là-haut ?

Mathias s’approcha des étagères et acquiesça d’un signe de tête.

– Je peux vous l’acheter ?

– J’ai un exemplaire en bien meilleur état, juste devant vous, affirma Mathias en sortant un livre des rayonnages.

Audrey étudia l’ouvrage que lui tendait Mathias et le lui rendit aussitôt.

– Celui-là est sur le XXe siècle !

– C’est vrai, mais il est presque neuf. Trois siècles de différence, il est normal que cela se ressente. Regardez vous-même, pas une pliure, pas la moindre petite tache.

Elle rit de bon cœur et désigna le livre tout en haut de la bibliothèque.

– Vous me donnez mon livre ?

– Je peux vous le faire porter si vous voulez, c’est très lourd, répondit Mathias.

Audrey le regarda, interloquée.

– Je vais au Lycée français, juste au bout de la rue, je préfère l’emporter.

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– Comme vous voudrez, répondit Mathias, résigné.

Il prit la vieille échelle en bois, la fit coulisser sur son rail de cuivre jusqu’à la positionner au droit du rayon qui contenait le Lagarde et Michard.

Il inspira profondément, posa son pied sur le premier barreau, ferma les yeux et grimpa en enchaînant les gestes du mieux qu’il le pouvait. Arrivé à bonne hauteur, sa main chercha à tâtons. Ne trouvant rien, Mathias entrouvrit les yeux, repéra la couverture, se saisit du livre et se retrouva incapable de redescendre. Son cœur battait à tout rompre. Il s’accrocha de toutes ses forces à l’échelle, totalement paralysé.

– Ça va ?

La voix d’Audrey arrivait étouffée à ses oreilles.

– Non, murmura-t-il.

– Vous avez besoin d’aide ?

Son « oui » était si faible qu’il en était à peine audible. Audrey grimpa et le rejoignit. Elle récupéra délicatement le livre et le jeta à terre. Puis, posant ses mains sur les siennes, elle le guida en le réconfortant. Avec beaucoup de patience, elle réussit à le faire descendre de trois barreaux. Le protégeant de son corps, elle finit par le convaincre que le sol n’était plus très loin. Il chuchota qu’il lui fallait encore un peu de temps. Quand Antoine entra dans la librairie, Mathias enlacé à Audrey n’était plus qu’à un échelon du sol.

Elle relâcha son étreinte. À la recherche d’un semblant de dignité, Mathias ramassa le livre, le mit dans un sac en papier, et le lui tendit. Il refusa qu’elle le paie, c’était un plaisir de le lui offrir. Elle le remercia, et quitta la librairie sous l’œil intrigué d’Antoine.

– Je peux savoir ce que tu faisais exactement ?

– Mon métier !

Antoine le dévisagea, perplexe.

– Je peux t’aider ? demanda Mathias.

– Nous avions rendez-vous pour déjeuner.

Mathias remarqua les journaux près de la caisse. Il les ramassa aussitôt, pria Antoine de l’attendre un instant et se précipita sur le trottoir. Courant à perdre haleine, il remonta Bute Street, tourna dans Harrington Road, et réussit à rattraper Audrey au rond-point qui bordait le complexe scolaire. Essoufflé, il lui tendit la presse qu’elle avait oubliée.

– Il ne fallait pas, dit Audrey en le remerciant.

– Je me suis ridiculisé, n’est-ce pas ?

– Non, pas le moins du monde ; ça se soigne le vertige, ajouta-t-elle en fran-chissant la grille du lycée.

Mathias la regarda traverser la cour ; en repartant vers la librairie, il se retourna et la vit qui s’éloignait vers le préau. Quelques secondes plus tard, Audrey se retourna à son tour et le vit disparaître au coin de la rue.

– Tu as un sens aigu du commerce, dit Antoine en l’accueillant.

– 35 –


– Elle m’a demandé un Lagarde et Michard, elle allait au lycée, donc c’est une enseignante, alors ne me reproche pas de me donner à fond pour l’éducation de nos enfants.

– Enseignante ou pas, elle n’a même pas payé ses journaux !

– On va déjeuner ? dit Mathias en ouvrant la porte à Antoine.


*


Sophie entra dans le restaurant et rejoignit Antoine et Mathias. Yvonne leur apporta d’autorité un plat de gratin.

– C’est plein à craquer chez toi, dit Mathias, ça marche les affaires !

Antoine lui asséna un coup de pied sous la table. Yvonne repartit sans dire un mot.

– Qu’est-ce qu’il y a, j’ai encore dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

– Elle a beaucoup de mal à s’en sortir. Le soir, il n’y a presque personne, dit Sophie en servant Antoine.

– Le décor est un peu vieillot, elle devrait faire des travaux.

– Tu es devenu expert en décoration ? demanda Antoine.

– Je dis ça pour aider. Avoue que le cadre ne date pas d’hier !

– Et toi tu dates de quand ? rétorqua Antoine en haussant les épaules.

– Vous êtes vraiment deux sales gosses.

– Tu pourrais t’occuper de la rénovation, c’est ton métier, non ? reprit Mathias.

– Yvonne n’en a pas les moyens, elle déteste les crédits, ancienne école oblige, répondit Sophie. Elle n’a pas tort, si seulement je pouvais me débarrasser des miens !

– Alors, on ne fait rien ? insista Mathias.

– Si tu mangeais et que tu te taisais cinq minutes ? dit Antoine.


*


De retour au bureau, Antoine s’attela à récupérer le retard accumulé dans la semaine. L’arrivée de Mathias avait quelque peu perturbé le cours de ses journées.

L’après-midi passa, le soleil déclinait déjà derrière les grandes fenêtres, Antoine regarda sa montre. Le temps d’aller chercher son fils à l’école, de faire quelques courses et il rentra préparer le dîner.

– 36 –


Louis mit le couvert et s’installa dans le coin bureau pour faire ses devoirs, pendant qu’Antoine s’activait en cuisine en écoutant d’une oreille distraite le reportage que diffusait TV5 Europe sur la télévision du salon. Si Antoine avait levé les yeux, il aurait probablement reconnu la jeune femme rencontrée quelques heures plus tôt dans la librairie de Mathias.

Valentine arriva la première en compagnie de sa fille, Sophie sonna quelques minutes plus tard, et Mathias, en bon voisin, arriva le dernier. Ils prirent place autour de la table, sauf Antoine qui ne quittait pas ses casseroles. Vêtu d’un tablier, il sortit un plat brûlant du four et le posa sur le plan de travail. Sophie se leva pour venir l’aider, Antoine lui tendit deux assiettes.

– Les côtelettes haricots verts pour Emily, l’assiette de purée pour Louis ! Tes coquillettes sont prêtes dans deux minutes et le hachis parmentier de Valentine arrive.

– Et pour la 7, ce sera quoi ? demanda-t-elle, amusée.

– La même chose que pour Louis, répondit Antoine, concentré.

– Tu comptes dîner avec nous ? questionna Sophie en rejoignant la table.

– Oui, oui, promit Antoine.

Sophie le regarda quelques instants, mais Antoine la rappela à l’ordre, la purée de Louis allait refroidir. Il se résigna à abandonner ses quartiers, le temps d’apporter les plats de Mathias et de Valentine. Il les posa devant chacun et attendit leurs réac-tions. Valentine s’extasia devant son assiette.

– Tu n’en auras pas d’aussi bon, quand tu seras rentrée à Paris, dit-il en repartant vers la cuisine.

Antoine apporta aussitôt les coquillettes de Sophie et attendit qu’elle les eût goûtées pour retourner derrière ses fourneaux.

– Viens t’asseoir, Antoine, supplia-t-elle.

– J’arrive, répondit-il, une éponge à la main.

Les mets d’Antoine enchantaient la tablée mais son assiette était toujours in-tacte. Rangeant au fur à et mesure, il participait à peine aux conversations qui ani-maient la soirée. Les enfants bayant aux corneilles, Sophie s’éclipsa le temps de monter les coucher. Louis s’était endormi dans les bras de sa marraine, avant même qu’elle ne l’eût bordé. Elle repartit sur la pointe des pieds et revint sur ses pas, bien incapable de refréner l’envie d’une nouvelle série de baisers. Dans son sommeil, le petit garçon entrouvrit les yeux, balbutiant un mot qui devait ressembler à « Darfour ». Sophie répondit « Dors mon amour » et sortit en laissant la porte entrouverte.