Leur présence au château pour cette nuit qu'il aurait voulue vouée au silence et au repos dont tous, ici, avaient grand besoin, déplut à Olivier. Il savait qu'Esparron n'était pas homme à se coucher avec les poules et que lui tenir compagnie serait pour son père, épuisé de douleur, un surcroît de fatigue. D'autant que les trois ou quatre seigneurs qui restaient aussi n'auraient en ce cas aucune raison de s'enfermer chez eux. Il prit Esparron à part :

- Puis-je vous demander, lui dit-il, la grâce de ne point contraindre mon père à vous faire compagnie ce soir ? Son âge et son chagrin l'ont anéanti. Il lui faut du repos !

Ce n'était pas un mauvais bougre que ce baron-là et, du moment qu'il avait ses aises, il n'en demandait pas plus.

- A Dieu ne plaise que je lui sois importun ! fit-il avec un sourire qui fendit en deux son large visage. Il se trouve que je peine à m'endormir si je me couche tôt, ce qui agace mon épouse. Avec votre permission je resterai auprès de ce beau feu pendant un moment... En outre, j'aime jouer aux échecs ! Me tiendrez-vous tête à ce jeu où l'on vous disait jadis d'une belle force ?

- Merci de vous en souvenir, mais un Templier ne joue pas ! Votre beau-frère Bérenger de Barrême reste aussi. Vous pourriez jouer ensemble.

- Pourquoi pas ? Cela ne m'empêchera pas de vous regretter : il n'est pas très bon...

Avec un geste indifférent, Olivier le laissa pour rejoindre Renaud qu'il trouva occupé à donner des ordres à Maximin.

- Venez ! lui dit-il. Je vais vous mener à votre chambre...

- Mais... mes hôtes ?

- Cette question est réglée. Dites à Maximin et à Barbette qu'ils veillent à ce que les flacons ne leur manquent pas et venez vous reposer. Vous en avez grand besoin !

En effet, le vieux visage encore si beau malgré la longue cicatrice qui lui coupait une joue portait les stigmates d'une lassitude infinie.

- Tu crois ?

- Oh, j'en suis sûr ! Je resterai avec vous un petit moment. Nous parlerons d'elle.

- Tu es un bon fils ! fit Renaud ému en prenant le bras qu’on lui offrait. Je veux bien... Cette chambre me semble affreusement vide maintenant ! Veux-tu y rester la nuit ?

- Non, père ! Frère Hervé et moi avons nos oraisons à dire. Nous avons décidé de nous retirer dans la grange à laine afin de nous isoler et de...

- Surveiller votre précieux chargement ? C'est trop naturel dans une demeure pleine de monde. Déjà certains se pose des questions sur ta présence plutôt inhabituelle, un Templier ne quittant son couvent que sur ordres supérieurs et tu es venu de Paris !

- Vous comprenez toujours tout à merveille !

Un moment plus tard, il rejoignait Hervé près du faux cercueil. Le sergent Anicet avait déposé des paillasses et des couvertures pour eux trois. Il s'agissait de prendre un sérieux repos réparateur car, la nuit suivante, ils auraient fort à faire et dormiraient peu : le château serait vide d’étrangers et l'Arche serait portée en secret là où elle serait le mieux cachée. Aulnay et le sergent se couchèrent, mais Olivier sentit qu'en dépit de la fatigue il lui serait impossible de dormir et, sans déranger les autres qui eux ronflaient déjà avec conviction, il sortit dans la cour et se dirigea vers la chapelle.

Il savait qu'on ne la fermait jamais et que la lampe de chœur y veillait jour et nuit. Son intention était d'y prier encore un peu près de sa mère. Une façon de se rapprocher d'elle comme il faisait quand il était petit et qu'il u ait du chagrin. C'était le cas ce soir où la douleur se faisait peut-être plus sourde mais où se joignait une indéfinissable sensation de mal-être, comme si la vie, dont il était loin d'être las cependant, se faisait pesante devant un horizon qui lui paraissait se fermer. Les paroles de Barbette lui revenaient à l'esprit. Elle avait dit : « Il n'y aura plus de batailles puisqu'il n'y a plus de Terre Sainte. Alors à quoi servirez-vous ? » Et, ce soir, il se posait aussi la question. Certes, le Grand Maître Jacques de Molay qui, sans doute, ne retournerait plus à Chypre, ne cessait de réclamer une nouvelle croisade, mais personne ne voulait en entendre parler. Surtout pas le Roi Philippe, habité tout entier par le souci de son royaume appauvri par les deux croisades aussi dispendieuses qu'inutiles de Saint Louis, dont la dernière s'était soldée par la peste devant Tunis, sa mort et celle de son fils Jean-Tristan. L'impassible souverain se souciait davantage des incessantes ruades des riches Flandres matées à Mons-en-Puelle, mais pour combien de temps ? De toute façon c'était là l'affaire du Roi et non du Temple ! L'Angleterre du rude Edouard 1er se tenait tranquille et le Temple qui gérait la fortune de ses rois y possédait d'ailleurs de grands biens. Alors que restait-il pour qui voulait mener le combat de Dieu ? Demander à rejoindre les commanderies d'Aragon ou de Castille dont les Rois tentaient vainement de repousser vers les terres d'Afrique, les guerriers musulmans des rois Almohades ? Ce n'était rien pour qui rêvait de reconquérir Jérusalem et de mettre ses pas dans ceux du Seigneur.

Il allait lentement dans la cour quand une ombre plus dense se détacha de celle des bâtiments et le rejoignit. Il vit à la grande mante noire dont elle s'enveloppait que c'était une femme et il voulut s'écarter mais elle courut à lui :

- Sire Olivier ! M'écoutez un instant, s'il vous plaît.

A sa voix plus qu'à son visage que la nuit lui cachait, il reconnut Agnès et se ferma :

- Que faites-vous ici à cette heure, noble dame ? Votre place n'est-elle pas auprès de votre époux ? dit-il et sa voix dure était tranchante comme lame d’épée.

- Je sais, mais il fallait que je vous parle, ne fût-ce qu'un court moment. Songez que je ne croyais pas vous revoir un jour !

- Fallait-il donc nous revoir ?

- Vous peut-être pas, mais moi, il y a des mois, des années, que j'espère que l'impensable se produise. Et il s’est produit puisque nous sommes là, en face l'un de l'autre et sans témoins !

- Que pourrions-nous avoir à nous dire qui, sans manquer à l'honneur, ait à ce point besoin d'un aparté ? Pour ma part, je ne crois pas qu'il me convienne de l'entendre… Et je vous donne le bonsoir !

- Non ! Attendez encore un peu ! Je veux seulement vous poser une question, rien qu'une…

Les yeux d'Olivier possédaient le privilège de déchiffrer assez bien l'obscurité. A présent, il distinguait le visage de la femme et surtout son regard, trop brillant pour que les larmes en soient absentes.

- Laquelle ?

Il l'entendit prendre une profonde respiration puis elle lâcha :

- Est-ce parce que je me suis mariée que vous êtes entré au Temple ?

C'était donc cela ? Les femmes, décidément, étaient d'étranges animaux avec leur manie de tout ramener à elles.

- Où avez-vous pris cette idée ? J'ai fait profession parce que je le désirais depuis longtemps !

- Allons, Olivier...

- Frère Olivier, s'il vous plaît !

- Non, il ne me plaît pas ! Et si vous avez oublié, moi pas ! Il y a eu le tournoi de Castellane où votre regard me tenait un bien autre discours. J'y pouvais lire alors que vous me trouviez belle et me désiriez. Et moi aussi je vous désirais ! Oh, plus que personne j'ai désiré devenir votre femme ! Mais mon père, sans me prévenir, m'avait déjà engagée à Jean d'Esparron... et je n'ai jamais su pourquoi. Il n'était pas l'aîné, il n'était ni beau ni aussi riche que ses rodomontades le laissaient supposer.

- Madame ; je vous en prie. Cela ne m'intéresse pas !

- Plus maintenant peut-être, mais osez dire, vous qui n'avez pas le droit de mentir, que vous ne m'aimiez pas ? Il ne faisait doute pour personne quand on a su, sitôt l'annonce de mes fiançailles, que vous choisissiez le couvent !

- Le couvent, non ! Le combat de Dieu en Terre Sainte, oui ! Ce n'est pas pareil ! Et vous n'êtes entrée pour rien dans une décision prise des années auparavant. Veuillez me pardonner ma franchise si elle vous paraît brutale !

Il entendit un petit rire déplaisant, grinçant.

- Franchise ? Je ne vous crois pas. Vous m'aimiez comme je vous aimais !

- Vous m'en voyez désolé, mais je ne vous aimais pas. Pas comme vous l'entendez du moins ! Vous étiez... et êtes toujours très belle, se hâta-t-il de corriger en mesurant ce que la phrase pouvait avoir d'offensant pour la vanité d'Agnès. Je ne nie pas que vous ayez troublé mon corps. Pas mon cœur !

- Vous en jureriez ?

- Un Templier ne jure jamais... et ne ment jamais, ainsi que vous le disiez il y a un instant. Pardonnez-moi !

Un silence se fit où Olivier eut l'impression qu'Agnès se repliait sur elle-même comme pour rassembler ses forces avant de frapper. Puis elle siffla :

- Jamais, vous entendez ! Jamais je ne vous pardonnerai ! Soyez maudit !

Elle tourna les talons pour s'enfuir en courant vers le logis seigneurial, le vent de l'orage qui revenait gonflant sa cape comme une voile sinistre. A cet instant, un violent coup de tonnerre éclata cependant que le ciel se zébrait d'un éclair fulgurant. Presque aussitôt le nuage creva au-dessus du château et une véritable trombe d'eau se déversa. Renaud courut se réfugier dans la chapelle comme il en avait eu l'intention avant de rencontrer Agnès et la paix lui revint sitôt qu'il se fut agenouillé près de la dalle couverte de fleurs encore fraîches sous laquelle reposait sa mère. Il y plongea son visage ainsi qu'il le faisait jadis dans les plis de sa robe et écouta se calmer les battements de son cœur...

Lorsque la pluie cessa, il retourna dormir...

Le château se vida le lendemain et Olivier ne revit pas l’épouse de Jean d'Esparron. Laissant à son père le devoir mondain des adieux, il accomplissait dans la chapelle avec Hervé les obligations religieuses rituelles d'une matinée templière, mais ce fut avec un vrai soulagement qu'en sortant il vit que, sous le soleil revenu, Valcroze retournait avec sérénité à ses occupations quotidiennes. Le temps était venu de donner un lieu de repos définitif - du moins on pouvait le supposer - à ce qui était peut-être le plus grand trésor de l'humanité : les Tables de la Loi gravées par le doigt brûlant de Dieu.

Chacun étant conscient de l'importance de ce qui allait suivre, le repas de la méridienne fut silencieux. Seulement après que l'on eut dit les grâces le baron Renaud et Maximin prirent des lanternes à huile et une provision de torches qu'ils répartirent entre Olivier et Hervé. Le premier n'en était pas à sa première descente dans les entrailles du château mais Hervé, lui, se sentait frémir d'impatience au seuil de cet inconnu nouveau qu'il allait découvrir : comme son ami et plus que lui peut-être, il avait le goût des énigmes, du sens caché des choses. Il était attiré par le mystère. Son esprit vif et sa culture lui avaient permis l'accession à certains secrets du Temple, comme sa cryptographie spéciale et l'étrange code de signes particuliers que les sages de l'Ordre avaient conçus afin que les âges à venir pussent les lire au premier coup d'œil. De quelle sorte, par exemple, étaient les caches de telle ou telle commanderie ; comment y accéder et ce qu'elles pouvaient receler. Une connaissance qui n'était pas donnée, bien entendu, à tous les autres. Ceux surtout dont les facultés intellectuelles étaient insuffisamment développées. Aussi piaffait-il littéralement :

- Frère Olivier m'a appris, sire baron, qu'il existe chez vous et sous nos pieds de nombreux et vastes souterrains ?

- C'est exact, mais ce n'est pas sous nos pieds qu'est le plus intéressant.

- Dans la chapelle peut-être ? Il n'est pas rare qu'elle couvre une crypte...

- Il y a un souterrain, en effet, qui rejoint celui qui émerge dans les cuisines et que beaucoup au village connaissent. Ceux qui en ont appris l'existence par leurs pères venus s'y réfugier quand le tocsin annonçait des bandes sarrasines. Leur avantage dans ce cas était les failles dans le rocher permettant l'aération, une nappe d'eau souterraine et la possibilité de rejoindre deux chapelles des environs. Mais ce que je vais vous montrer est le vrai secret du château. Même toi, mon fils, tu ne le connais pas encore. Veuillez me suivre !

Flanqué des trois hommes, il quitta la salle d'honneur et se dirigea vers la vis de pierre de l'escalier, mais au lieu de descendre en direction des caves comme chacun s'y attendait, il se mit à la remonter. Et quand on fut à l'étage, il prit l'étroit couloir sombre sur lequel ouvraient des salles d'habitation, le suivit jusqu'au bout : une porte basse qu'il ouvrit révéla une pièce ronde, assez désordonnée, qui ressemblait à la fois à la « librairie » d'un monastère et à un cabinet d'alchimiste, car au milieu de livres poussiéreux plus ou moins bien rangés sur des planches fixées au mur, il y avait, sur une table de pierre, un assortiment de cornues, de flacons, de pots et, sous le haut capuchon d'une cheminée sans feu, un petit réchaud qui se rouillait doucement.