- Nous sommes ici, dit le baron Renaud, dans ce qui était le cabinet d'alchimie du baron Adhémar de Valcroze, le premier et si remarquable époux de ta mère, Olivier. Ce que tu n'ignores pas et d'ailleurs tu connais cet endroit.
- Je n'ignore pas non plus qu'il s'adonnait à des sciences occultes, qu'il savait se servir des plantes et soigner bien des maux. Pas plus que sa réputation, ajouta-t-il avec un demi-sourire. On disait que, s'il était aussi riche, c’est qu'il savait changer les vils métaux en or. Cela m'amusait en m'émerveillant un peu quand j'étais enfant parce que je n'avais pas le droit d'entrer ici où le père Anselme, notre chapelain, s'essayait à retrouver les secrets du baron Adhémar.
- Il y a vite renoncé bien qu'il vienne parfois consulter ces livres pour lesquels je ne me suis jamais senti d'attirance.
- Veuillez me pardonner, sire Renaud, intervint Hervé qui commençait à farfouiller dans les volumes, mais je vois là des ouvrages d'une grande valeur…
- C'est bien possible. L'intérêt réel de cette salle ne réside ni dans ces vieux livres ni dans ce fatras scientifique. Je dois vous dire d'abord que l'on n'accède à cette tour que par l'étage. Le rez-de-chaussée abrite le fruitier et les réserves de nourriture. Il n'y a aucune communication. En revanche, il y a ceci…
Entrant dans la cheminée après avoir pris un balai qui se trouvait dans un renfoncement, il écarta sur un large passage les cendres qui encombraient le foyer, puis leva un bras, actionna quelque chose que l'on ne vit pas parce que le manteau le cachait et le fond de pierre s'écarta en grinçant horriblement, découvrant un boyau obscur.
- Allumez les torches ! ordonna-t-il et il fut obéi avec un silence et une rapidité qui en disaient long sur l'attente et l'émotion de ses compagnons. Sauf Maximin qui devait être au courant. Ce qui amena un léger reproche d'Olivier :
- Pourquoi ne m'avez-vous jamais montré cette cache, père ?
- Tu étais trop jeune. Ensuite tu t'es fait Templier et nous n'avions pas envie, ta mère et moi, de laisser au Temple le vrai secret de ce château : il était celui du baron Adhémar.
- On dirait que Maximin le connaît, lui ?
- Tu ne dois pas en prendre ombrage. Il l'a connu avant nous. Dans sa jeunesse, le vieux baron de Valcroze lui accordait confiance pleine et entière. Tu n'as rien contre lui ?
- Bien au contraire, et je lui demande excuse si ma question a pu l'offenser.
Le sourire de l'intendant lui montra qu'on ne lui en tenait pas rigueur. Les torches flambaient à présent. Renaud en prit une et pénétra dans le passage, un couloir taillé dans le roc de main d'homme qui, après quelques pas, s'élargissait en une sorte de galerie naturelle creusée sans doute par les eaux durant des millénaires. Et cette galerie était tout le contraire des souterrains habituels. Au lieu de s'enfoncer dans la terre, elle montait. Pas longtemps d'ailleurs. Au bout d'une quinzaine de toises, elle débouchait dans une grotte dont l'aspect arracha un cri de surprise aux deux Templiers : elle contenait un véritable trésor. Assez bizarrement composé : on y voyait des objets et des monnaies de diverses époques : romains, sarrasins et médiévaux, et c'étaient souvent des bijoux ou des pierres non montées.
- Voilà qui est incroyable ! articula Hervé d'Aulnay. D'où tout cela peut-il venir ?
Le baron Renaud expliqua :
- Nous sommes ici près du sommet qui domine le château. Les anciens Romains y avaient élevé jadis un temple à Jupiter, dieu de l'orage, du tonnerre et des éclairs dont cette région est prodigue. Les prêtres qui le desservaient avaient trouvé cette caverne pour y dissimuler leurs richesses. Vous voyez là des marches taillées dans le roc et qui ne mènent nulle part. Elles sont le reste de l'escalier rejoignant les entrailles du temple. C'est le baron Adhémar qui l'a comblé comme, dans ce qui subsistait des ruines, il a fait disparaître l'entrée en la recouvrant de terre et de buissons épineux. Le hasard lui avait permis dans son adolescence de découvrir cette cache et la galerie qui débouchait dans une petite faille à flanc de montagne. C’est lui qui a construit la tour de façon qu'elle dissimule l'entrée du boyau qu'il a lui-même creusé. C'était un homme de grand savoir, de grande curiosité et doué d'une force sinon prodigieuse, du moins dépassant largement la moyenne. Il a donc fait de cette salle son trésor augmenté de certains biens abandonnés par les pillards sarrasins... et dont je ne saurais vous dire comment il se les est procurés. Je dois à sa mémoire silence et retenue... même si ta mère, mon fils, m'a confié quelques détails...
Il se mit alors à toussoter comme si des poussières lui étaient entrées dans la gorge, ce qui coupa court aux questions. Quand il se calma, ses compagnons comprirent qu'il valait mieux changer de sujet et Olivier demanda :
- Frère Clément est-il au fait de cette histoire ?
- Bien entendu. Quand ta mère a quitté Valcroze pour rejoindre à Damiette la reine Marguerite, elle lui a révélé les secrets de la maison avant de lui confier la gestion de ses biens. C'est pourquoi, en toute connaissance de cause, il a fait choix de ce château pour y cacher ce que vous avez apporté...
- Sire, mon père, je comprends mal ! Nous devons placer l'Arche au milieu de richesses dont la provenance est pour certaines sinon suspectes, du moins...
Il chercha un mot qui ne vint pas et ce fut Hervé qui, avec un grand sourire, se chargea de la conclusion :
- Pourquoi ne pas s'en tenir à « suspectes », puisque vos parents ne sont rien d'autre que les héritiers de cet Adhémar qui me semble avoir été, en son temps, fort industrieux ? J'avoue que, moi aussi, je trouve le lieu peu respectueux !
- Aussi n'est-ce pas à cet endroit que l'Arche reposera. Au cas où le château serait investi, ou même, en dépit des précautions prises, le secret de la cheminée et de la galerie découvert, cette salle apparemment sans autre issue suffirait à combler les cupidités. Personne n'irait chercha au-delà…
- Parce qu'il y a un au-delà ?
- Il y en a un et frère Clément ne l'ignore pas. Venez voir !
Suivi de Maximin, il se dirigea vers le fond le plus reculé, le plus obscur de la caverne, en déplaçant des coffres et trois jarres cachetées de cire qui, en apparence, n'avaient pas grand-chose à faire là. Le baron Renaud en soupesa une et sourit :
- Je garde ici quelques vins et liqueurs précieux que je préfère ne pas laisser traîner dans les caves exposées à des convoitises toujours possibles. Nous en avons bu trois en l'honneur de ton adoubement, Olivier. Les autres étaient destinées à ton mariage, à des baptêmes, mais maintenant...
- On ne sait jamais ! dit l'intendant avec, dans la voix, toute la chaleur de l'affection qu'il portait à son maître. En outre, les tessons de celles que nous avons brisées sont bien utiles.
En effet, derrière les grandes poterie de terre ocre, il y avait un tapis de débris rejoignant la paroi rocheuse qui, à cet emplacement, formait une avancée. Se penchant, Maximin repoussa les morceaux d'environ un pied, montrant les étroits rouleaux de fer sur lesquels reposait le morceau de rocher et ceux qui, à côté, en doublaient la surface. Après quoi, lui et le baron poussèrent le pan de pierre qu'ils firent glisser au prix d'un gros effort, mais qui en valait la peine : au-delà il y avait une large ouverture dans laquelle, un peu essoufflé, il s'engagea en levant haut la torche qu'il venait de reprendre. Ceux qui le suivaient découvrirent avec une admiration pleine de respect une grotte vaste comme une cathédrale au fond de laquelle s'ouvrait l'œil vert d'un tout petit lac alimenté par le ruissellement venu d'invisibles hauteurs. Des concrétions calcaires composaient des formes étranges d'une grande beauté. Près du lac où l'on descendait par des degrés naturels très praticables, la roche s'aplatissait en une longue table que Renaud désigna d'un geste :
- Voilà, dit-il, le lieu choisi par frère Clément ! Le baron Adhémar l'a découvert jadis mais, dans les temps reculés il a dû servir de refuge... et peut-être de sanctuaire.
Il désignait de bizarres figures sculptées dans la roche et représentant des chèvres à longues cornes et quelques figurations humaines.
- C'est magnifique ! soupira Olivier cependant qu'Hervé, le premier éblouissement passé, s'intéressait au système de fermeture. A l'intérieur le rocher était muni d'une forte poignée en fer grossièrement forgée, fixée avec solidité, qui, lorsque la « porte » était ouverte, la retenait bloquée contre la muraille. Elle permettait de refermer.
- Absolument incroyable ! émit-il enfin. C'est le travail de qui ?
- Le baron Adhémar naturellement ! C'était, je vous l'ai dit, un homme complexe et d'une intelligence capable d'appréhender bien des choses obscures pour les êtres humains moins versés que lui dans les sciences plus ou moins occultes.
- Il n'y a pas d'autre issue à la salle ? demanda Hervé.
- Pas que je sache, à l'exception du déversoir de la pièce d'eau, répondit Renaud en montrant le trou dans le rocher où coulait le trop-plein. C'est impraticable, mais il alimente le puits du château.
- Eh bien, conclut Olivier, je crois que l'on ne peut rêver meilleur endroit et, de toute façon, si frère Clément l'a choisi c'est une raison plus que suffisante. Avec votre permission, mon père, nous viendrons cette nuit y déposer l'Arche.
Ce ne fut pas une mince affaire en dépit du fait qu'ils étaient quatre hommes forts, plus le baron qui les guidait et les éclairait. Le plus difficile fut de hisser le grand cercueil jusqu'à l'ancien cabinet d'alchimie à cause de la configuration de l'escalier, une belle vis de pierre cependant, mais qui obligea souvent les porteurs à tenir le coffre vertical. Le baron Renaud, sourcils froncés, surveillait la progression en y donnant la main. Enfin le pesant fardeau fut déposé devant la cheminée où l'on s arrêta pour reprendre haleine et éponger les sueurs. Maximin hasarda alors :
- Ce n'était pas possible dans la cour ni au bas du degré, mais ne serait-il pas plus facile d'ouvrir cette boîte et de porter le contenu seul jusqu'à la salle souterraine ? Ce bois est en lui-même très lourd.
- Tu as raison, approuva Renaud qui refermait avec soin la porte de la pièce.
Quelques instants plus tard, l'Arche débarrassée des tissus de laine destinés à lui éviter les chocs éclairait le poussiéreux cabinet de tous ses ors anciens. A sa vue, le baron ne put dissimuler son émotion à la pensée non seulement de ce qu'elle contenait, mais aussi au souvenir de celui qui était allé chercher son contenu jusque dans les entrailles de l'ancien temple de Salomon à Jérusalem et l'avait rapporté en terre de Champagne : frère Adam Pellicorne, le Commandeur de Joigny qui avait pris soin de lui à une heure de grand péril et mené à Paris où sa vie avait commencé... Il s'agenouilla devant elle pour une fervente prière d'accueil, puisque sa demeure en serait désormais la gardienne puis en baisa la base avant de glisser lui-même dans les anneaux prévus à cet effet aux flancs dû reliquaire l'un des longs bâtons de cèdre terminés par des têtes de lion en or qui permettaient de la porter à deux hommes, comme cela allait être le cas, ou à quatre lorsque les chérubins y étaient fixés.
Olivier et Hervé en chargèrent leurs solides épaules dès qu'on lui eut fait passer l'ouverture assez basse de la cheminée, mais ensuite le chemin ne présenta plus de difficultés, tout ayant été laissé ouvert au plus large et, quelques minutes plus tard, le fantastique trésor reposait sur le tapis précieux dont Renaud avait couvert l'antique autel païen.
Un peu plus tard encore, les chérubins débarrassés de leur emballage reprirent leur place dans les encoches de métal et Renaud alluma dans une cassolette de bronze les morceaux d'encens apportés par les Templiers tandis que tous, conscients de la solennité de cet instant, priaient à voix contenues pour que le Seigneur Dieu garde à jamais Son Ecriture à l'écart de l'avidité des hommes...
Afin que les ténèbres n'engloutissent pas trop vite la merveille, deux cierges de cire blanche furent allumés puis en silence, presque sur la pointe des pieds, les cinq hommes se retirèrent. Le rocher reprit sa place, les jarres et les tessons la leur et l'on se retrouva, un peu hagards et le souffle court devant la cheminée où les cendres à leur tour furent de nouveau répandues, supprimant toutes traces de passage.
Restait le faux cercueil et les caisses. Quelques coups de hache les réduisirent en morceaux que l'on fit brûler sur place jusqu'à ce qu'il n'en reste que de nouvelles cendres. On les mélangea soigneusement aux anciennes et, quand Renaud referma la porte, rien ne subsistait de l'étrange coffre amené de si loin, d'autant plus dangereux qu'il était plus sacré. Rien, sinon, pour ceux qui venaient d'accomplir cette tâche, un souvenir qui ne s'effacerait plus.
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