- Ne bougez ! Nous ne voulons rien ! On ne partage pas le pain et le sel avec des malandrins !

- Vous avez tort, sire Olivier ! Vous allez avoir besoin de forces, vous et vos compagnons...

- Dieu y pourvoira !

- A votre gré ! Holà, l'intendant ! Je sens un peu de frais et cette cheminée devrait être allumée ! Fais-nous donc une bonne flambée. Cela réchauffera tout le monde !

- Voilà qui ne présage rien de bon, fit Hervé entre ses dents. Ce grand besoin de chaleur ne me dit rien qui vaille !

- A moi non plus, mais avec l'aide de Dieu tout est possible...

Cependant la voix de Renaud s'élevait, cinglante, si chargée de haine qu'Olivier hésita à le reconnaître :

- Tu es devenu bien frileux, Roncelin de Fos ! Sans doute veux-tu t'habituer au feu de l'enfer qui t'attend mais qui n'attendra plus longtemps ! Tu n'es qu'un vieillard chenu et le jour est proche du Jugement qui te condamnera !

- N'en sois pas si sûr ! Le Seigneur traitera avec moi de puissance à puissance. Tu ne sais rien de celle que j'ai acquise au cours des ans...

- Non, et je ne tiens pas à savoir. Est-ce que cela t'aide à dormir la nuit, à ne plus entendre la voix terrible qui t'a maudit ?

Devenu blême, Roncelin repoussa son siège qui s'abattit sous lui et faillit se jeter sur Renaud, mais il s'arrêta net et haussa les épaules :

- Attachez-le lui aussi ! ordonna-t-il, et quelques secondes plus tard, le baron était lié solidement à sa cathèdre.

Il n'opposa aucune résistance. A quoi bon ? Les mesures de son ennemi étaient prises et les hommes du château aux mains de ces gens dont, à cause des relations toujours courtoises entretenues avec leurs maisons d'alentour, on ne s'était pas méfié. Il fixait le feu qui flambait dans la cheminée en se demandant lequel des captifs en aurait la primeur. Lui-même pour faire parler Olivier, ou Olivier pour obliger le père à dévoiler la cachette ? Et le vieil homme pria intensément pour qu'on le supplicie lui. Il était si près d'une fin - qu'il désirait d'ailleurs ! -, et Olivier, dans la pleine force de la trentaine, devait avoir l'âme suffisamment trempée pour accepter de le voir souffrir. Mais si c'était Olivier que l'on torturait, Renaud craignait fort de n'avoir pas la force d'assister sans broncher à son supplice. Il était son fils, celui de Sancie, la chair de leurs chairs unies et tout ce qui lui restait à aimer. Alors il pria avec ferveur pour que Dieu lui fasse la grâce de l'appeler à Lui en brisant son cœur avant que ne vienne l'épreuve...

Curieusement, Roncelin ne semblait pas pressé d'y recourir. A demi couché dans le fauteuil seigneurial, il l'avait tourné vers le feu et s'y chauffait, les yeux mi-clos comme un matou repu. Il était seul à présent, ses hommes ayant reçu mission de fouiller le château de fond en comble. L'on pouvait entendre l'écho de leurs fracas et Renaud sentit la douleur l'envahir à nouveau. Non qu'il fût attaché aux biens terrestres, mais Sancie aimait cette demeure. Elle lui avait donné tant de soins, d'amour même pour que les siens s'y sentent bien ! Qu'en resterai-t-il après le passage de ces vandales ? Des larmes glissèrent alors sur sa figure parce qu'il avait l'impression que Sancie mourait une seconde fois...

Cela dura longtemps. Jusqu'à ce que reviennent les fouilleurs visiblement bredouilles.

- Nous n'avons rien trouvé dit celui qui avait l'air d'être le bras droit de Roncelin, un certain frère Didier, mais tout espoir n'est pas perdu : nous avons découvert l'entrée de grands souterrains que l'on est en train d'explorer...

- Oh, je ne perds pas espoir ! Continuez les recherches, mais pas trop longtemps. Inutile de fatiguer nos frères plus qu'il ne faut quand nous avons ici des guides que je ne désespère pas de convaincre d'apporter leur aide à notre entreprise.

- Vous devriez venir voir vous-même, mon frère ! Votre expérience...

- Serait précieuse, je le sais, mais je sais aussi que l'humidité souterraine est néfaste à mes articulations et que je les dois préserver au mieux afin qu'elles puissent servir mon esprit le plus longtemps possible pour la plus grande gloire de notre cause !

- Alors que ne donnez-vous l'ordre de faire parler ceux-là ? On gagnerait du temps et de la peine aussi pour nos frères. Ces souterrains semblent fort complexes et s'étendent peut-être loin !

- Rien ne presse ! Nous avons le temps et quelque chose me souffle que ceux-là, comme vous dites, ne sont pas prêts à se montrer conciliants !

- Et quand le seront-ils ?

Olivier résista à la tentation de lancer un « Jamais ! » aussi provocant que vain, voire nuisible puisqu'il pouvait exciter la fureur de ces gens et les pousser à quelque rapide extrémité. Il se contint donc, attendant ce qu'allait dire ce « Maître Roncelin » dont il ne voyait pas d'où il pouvait tenir sa maîtrise et qui, pour lui, n'était rien de plus qu'un malfaiteur.

- Peut-être demain ! Il me semble qu'une bonne nuit de réflexion pourrait les inciter à plus de sagesse.

- On ne nous met pas à rôtir ? chuchota Hervé. Quelle grandeur d'âme !

- Je n'appellerai pas cela comme ça..., répondit Olivier inquiet pour son père dont il voyait bien que les cordes gênaient la respiration.

Ce qui suivit fut pénible et le confirma dans la conviction que ces gens n'étaient pas de vrais Templiers car, la nuit venant, ils recommencèrent à s'empiffrer. Cette fois sans offrir quoi que ce soit à leurs prisonniers mais, surtout, sans dire aucune des prières dont la Règle faisait obligation aux frères de l'Ordre de jalonner leur journée. On n'alla pas à la chapelle - dans laquelle d'ailleurs le père Anselme s'était barricadé afin d'empêcher toute tentative sacrilège -, on ne dit aucun des nombreux Pater noster d'obligations, pas le plus petit Ave Maria et pas même le moindre Benedicite avant de se jeter sur la nourriture. Olivier cette fois n'y put tenir :

- Honte à vous qui oubliez l'essentiel des Egards ! Pensez-vous qu'en oubliant Dieu, cela L'incitera à oublier aussi ?

- Nous rendons à Dieu ce que nous devons Lui rendre, fit Roncelin d'un ton rogue, et ce n'est pas à vous de nous morigéner. Songez plutôt à votre sort prochain. Etes-vous prêts à parler ?

- Nous n'avons rien à vous dire !

- Alors, faites comme moi. Patientez ! Quand vous serez disposés à révéler l'endroit où vous avez caché le coffre nous vous délierons....

- Pour quoi faire ? fit Hervé. Si nous vous donnons ce que vous voulez, vous nous tuerez ensuite pour que le Grand Maître n'apprenne jamais votre forfait. Vous le paieriez trop cher, n'est-ce pas ?

Roncelin ne répondit pas. Il acheva son repas, ordonna les tours de garde, fit rajouter des bûches dans la cheminée et, sans plus s'occuper de ses prisonniers, s'installa aussi commodément qu'il pût dans sa cathèdre dans l'intention visible de dormir un peu.

La voix d'Olivier s'éleva de nouveau :

- Prions, mes frères !

Et il entama l'office de complies, qui est la dernière des heures canoniales et se chante le soir, avant le repos. Soutenue par celles de ses compagnons, sa voix s'éleva ample, puissante et chaude, rompue, cela se sentait, aux graves sonorités de l'admirable plain-chant grégorien qui se suffit à lui-même, ne requérant l'assistance d'aucun instrument de musique. Renaud l'écoutait avec des larmes dans les yeux, mais Roncelin à l'évidence n'y trouva aucun plaisir :

- Taisez-vous si vous ne voulez pas que l'on vous bâillonne ! cria-t-il. Je veux reposer !

Olivier obéit mais ce fut pour entamer à voix basse, relayé par Hervé et le sergent, une longue série de prières, créant ainsi une sorte de léger bourdonnement qui endormit peu à peu leur ennemi. Ses ronflements prirent une ampleur qui permit à ses victimes de s'entretenir sans l'éveiller :

- Je n'arrive pas à desserrer mes liens, émit Hervé. Ils sont trop serrés et si je bouge je les serre davantage...

- C'est pareil pour moi, fit le sergent Anicet. J'enrage d'autant plus que j'ai un couteau dans ma tunique mais je ne peux pas l'atteindre.

- Ce que je voudrais savoir, dit à son tour Olivier, c'est ce qu'ils ont fait de Maximin ! On ne l'a pas revu ce soir et ils se sont servis eux-mêmes.

Seul le baron se tut, mais il était trop à l'écart des trois autres et il eût fallu parler plus haut. Très droit dans son siège où le maintenaient ses liens, il semblait absent, ce qui inquiéta Olivier : au cours de cette nuit interminable où ils souffrirent de faim, de soif, de lassitude et de la morsure des cordes, il avait pu voir retomber peu à peu la tête du vieil homme. Mais quand le coq poussa son cri dans la basse-cour annonçant un jour qui allait être plus que douloureux, il espéra vaguement que la mort était passée, lui évitant ainsi d'horribles souffrances physiques et morales. Hélas quand son bourreau qui avait peut-être eu la même pensée vint le secouer, Renaud releva la tête et ne la baissa plus... Rien ne lui serait donc épargné.

Autour d'eux le château s'éveilla mais pas comme d'habitude. Pas de bruits de forge, pas d'appels de servantes, et pas même de cris d'animaux - mais le cliquetis des armes, le grincement de la poulie du puits où l'on tirait l'eau. Des voix d'hommes aussi répondant des diverses parties des bâtiments à leur maître qui, du perron, les interrogeait d'une voix forte. Le soleil se levait. On ranima le feu de la Grande Salle. On apporta d'autres nourritures. Les hommes mangèrent, burent, puis Roncelin s'approcha de ses captifs qu'il regarda l'un après l'autre avec son mauvais sourire :

- Toujours décidés à garder le silence, mes bons frères ?

- Toujours ! grogna Hervé. Et que le Diable vous étripe !

- Il n'en est pas à sa première malédiction, remarqua Olivier en haussant les épaules. Cela n'a pas l'air de le gêner beaucoup.

- Un vieux fou et un jeune présomptueux, est-ce que ça compte ? Voyons plutôt par qui nous allons commencer... Honneur à l'âge, peut-être ? On dirait, mon cher baron, que vous avez là un fils affectueux ? Il serait intéressant d'observer jusqu'à quel point il supportera de vous voir souffrir !

Olivier frémit en voyant les préparatifs auxquels livraient les sbires de Roncelin. Des cuisines ils apportèrent le grilloir sur pied que l'on disposait dans l'âtre au-dessus des braises pour rôtir les petites pièces de viande. L'horreur que cela laissait prévoir submergea Olivier. Il se tordit dans les liens qui tétanisaient ses muscles, hurlant de toute sa voix :

- Vous n'allez pas faire ça ? Espèce de...

- Allons, allons ! Où est la courtoisie si chère au Temple et que tant vous prônez, mon frère ? Mais si ! A moins que vous ne parliez, je vais faire rôtir votre père sous vos yeux après l'avoir oint de votre meilleure huile d'olive...

- Ne l'écoute pas, mon fils ! Ferme tes oreilles et ferme les yeux ! Je suis vieux et mon cœur ne supportera pas très longtemps la souffrance... Même si le chemin est affreux, je suis heureux d'aller rejoindre ta mère !

- Ça suffit, le discours ! Allez ! Vous autres, emparez-vous du baron et déshabillez-le !

Or personne ne bougea. Peut-être à cause de la tâche ignoble que l'on ordonnait aux hommes présents - dont un seul, d'ailleurs, frère Didier, était chevalier, le reste appartenant à la catégorie de ceux qui servaient l'Ordre, un sergent et deux turcopoles impassibles et basanés. Une faible lueur d'espoir s'alluma chez Olivier. Ce fut à Didier qu'il s'adressa :

- Vous qui portez cette croix rouge que je porte aussi, allez-vous accepter de vous déshonorer devant Dieu qui vous voit et vous demandera compte un jour ?

Didier hésitait, détournait les yeux, mais ce ne fut qu'un instant :

- Sortez, mon frère, si vous ne vous sentez pas dispos. Et allez rejoindre les autres, gronda Roncelin. Ceux-ci me suffisent.

Le Templier sortit en courant. On délia Renaud et on lui ôta ses vêtements avant de l'attacher de nouveau tandis que l'un des Noirs attisait le feu et qu'un second s'approchait avec une fiole d'huile. L'estomac vide d'Olivier se tordit en une pénible nausée qu'il surmonta avant de hurler à lui arracher poumons et cordes vocales :

- A l'aide, Dieu Tout-Puissant ! A l'aide !

En écho lui répondirent le fracas des armes, le hennissement des chevaux, des cris aussi. Roncelin s'élança vers la porte et la reçut en pleine figure, ce qui le jeta à terre, cependant qu'un grand Templier armé de pied en cap, le heaume en tête et l'épée à la main, pénétrait dans la salle, immédiatement suivi de plusieurs chevaliers. Il ne lui fallut qu'un regard pour comprendre ce qui se passait. De la pointe de son arme, il désigna Roncelin que le choc avait étourdi et qui n'était pas encore relevé. Sa voix froide ordonna :