- Pourquoi s'y résoudrait-il ? fit Rémi. Il a trois fils dont deux ont pris femme et une fille qui serait promise au nouveau Roi d'Angleterre. Tenez, ma sœur, les voilà !

Derrière le Roi, en effet, venaient ses trois fils : Louis, dix-neuf ans, Roi de Navarre depuis la mort de sa mère et déjà surnommé le Hutin en raison de sa manie à chercher noise à n'importe qui, n'importe quand ou sous n'importe quel prétexte. Pas très intelligent de surcroît, et donc l'opposé absolu d'un père auquel d'ailleurs il ne ressemblait guère, tirant plutôt du côté de sa mère mais moins que son frère cadet, Philippe, comte de Poitiers, grande perche de quinze ans, tout en jambes et brun comme une châtaigne avec un étroit visage précocement méditatif aux yeux brillants d'intelligence. N'étant pas Roi comme son aîné, il marchait un peu en arrière de lui avec le plus jeune des trois, Charles, comte de la Marche, douze ans tout juste mais beau comme un ange, effigie encore enfantine d'un père dont il avait les cheveux clairs, les yeux bleus et les traits parfaits, mais si le masque immobile du Roi cachait un esprit profond, le ravissant visage du fils semblait ne couvrir que du vide. Naturellement il n'était pas encore marié au contraire de ses aînés...

Le Hutin deux ans auparavant avait épousé sa cousine Marguerite de Bourgogne, fille du duc Robert II et d'Agnès de France, la plus jeune fille de Saint Louis et le long Philippe venait de se marier avec Jeanne, l'une des deux filles du comte Othon IV de Bourgogne et de la comtesse Mahaut d'Artois. Et elles étaient là elles aussi, suivant avec leurs dames le groupe des « hommes ». Attirantes toutes deux, la brune Marguerite de quinze ans et la blonde Jeanne de treize, un peu empêtrées de leurs draperies funèbres dont elles n'avaient guère l'habitude étant coquettes et fort amies des atours flatteurs, des joyaux et des riches étoffes qui les paraient si joliment. Une véritable complicité les unissait ayant été élevées ensemble et elles s'efforçaient, en marchant gravement, de ne pas se regarder afin d'éviter de secouer, par un éclat de rire, cette pompe qui les ennuyait à mourir et de se faire rappeler à l'ordre par leur compagne, Isabelle, l'unique fille du Roi qui, en dépit de ses quinze ans, montrait déjà le sérieux et la majesté convenant à la reine d'Angleterre qu'elle serait dans quelques mois. C'est que, de toute la famille, c'était elle qui ressemblait le plus à Philippe. C'est dire qu'elle était d'une grande beauté mais aussi d'un discernement certain joint à un sens de la royauté peu fréquent chez si jeune fille. Il suffisait d'ailleurs à Isabelle de savoir que son père, passionnément admiré, était fier d'elle, pour se sentir heureuse. A ses jeunes belles-filles, le sévère Philippe montrait souvent de l'indulgence et il arrivait que leur gaieté le fit sourire mais Isabelle n'en était pas jalouse. Elle se voulait promise à un grand destin et envisageait sans déplaisir de quitter prochainement Paris pour Londres et mettre sa petite main dans celle du jeune prince de Galles Edouard, que l'on disait aimable et beau.

Ayant le même âge que les princesses, Aude les avait examinées avec curiosité. Elle les trouvait charmantes mais ne les enviait pas. Surtout Marguerite pourvue d'un époux dont elle n'aurait pas aimé partager la vie, même sur le trône. Louis avait quelque chose de sournois et aussi, au coin de la bouche, un pli cruel fort désagréable. Il était à souhaiter que les futurs rois de France issus de ce couple ressemblassent à leur mère plutôt qu'à leur père. Avec son front têtu, son teint de fleur, ses immenses yeux noirs et sa manière de tenir si droite sa jolie tête, Marguerite saurait porter la couronne. Ce qui n'était pas certain de la part du Hutin.

- Quel âge a notre sire le Roi ? demanda Aude à son père.

Celui-ci se livra à un rapide calcul :

- Il approche de la quarantaine. Trente-neuf ans, je pense... Pourquoi me le demandes-tu ?

- Pour savoir s'il peut vivre encore longtemps.

Mathieu se permit un rire discret et silencieux :

- Tu as envie que son règne dure ? Je crois que c'est un grand Roi car il a aboli le servage et donné belles chances à des hommes n'appartenant pas à la noblesse, mais il n'en gouverne pas moins avec une poigne de fer...

- Sans doute mais son fils héritier ne me plaît pas beaucoup... Ah, j'aperçois les chevaliers du Temple qui s'engagent dans la rue !

En ordre impeccable sous leurs armes étincelantes et leurs grands manteaux blancs, les dignitaires du Temple et l'escorte du Grand Maître s'apprêtaient à fermer le cortège, amenant avec eux le cheval de Jacques de Molay. Aude les regarda venir sans mot dire et ce fut seulement quand ils arrivèrent à sa hauteur qu'elle, demanda :

- Qui sont ces dignitaires ? Connaissez-vous leurs noms ?...

La jeune fille semblait nerveuse tout à coup ainsi que l'indiquait sa voix toujours si douce qui saccadait un peu mais, cette fois, ce fut Rémi qui répondit à sa sœur :

- Vous voilà bien curieuse ! En quoi cela vous intéresse-t-il ? Nous ne les connaissons pas tous...

- Vous en connaissez quelques-uns puisque vous œuvrez souvent pour eux...

Avant de répondre, il s'aperçut qu'Aude ne le regardait pas et qu'au fond ce qu'il dirait ne la toucherait peut-être pas. Son attention était retenue par les quelques chevaliers suivant leurs trois chefs et le jeune homme essaya de suivre la direction de son regard. Quand il crut avoir trouvé, il fronça le sourcil mais poursuivit la phrase interrompue :

- ... C'est notre père à qui il incombe de mener les relations avec le frère Trésorier, par exemple. Qui n'est pas ici ce jour. En revanche j'aperçois un chevalier que nous connaissons bien, lui et moi, et que vous avez, je suppose, eu la possibilité d'entrevoir quand il nous rend visite... Ou je me trompe fort ou c'est frère Olivier de Courtenay qui se tient derrière le Maréchal...

Voyant tressaillir les épaules de sa sœur, qui à cet instant lui tournait le dos, il sut qu'il avait frappé juste et qu'il y avait là un danger. Aude d'ailleurs ne répondit pas mais à l'évidence son regard suivait la progression des templiers dont cependant - et il en aurait juré ! - elle n'en regardait qu'un seul. Mathieu, lui, n'avait rien remarqué. Au moment où son fils avait pris la parole à sa place, il s'était désintéressé de l'affaire et causait avec son voisin, le marguillier de l'église.

C'était aussi bien et Rémi s'en trouva encouragé à tenter d'en savoir plus. Il posa une main ferme sur l'épaule d'Aude :

- Vous ne répondez pas, ma sœur ?

- Pardon ? Que disiez-vous ?

- Je ne sais ce que j'ai mais mes yeux sont las ce matin. N'est-ce pas frère Olivier de Courtenay que je vois là-bas ?

Cette fois la petite se retourna et il put voir son visage empourpré, ses yeux étincelants et Rémi comprit que son impression était bonne. A force d'observer les physionomies, les attitudes et les comportements de ses proches et de ceux qu'il lui était donné de rencontrer, le jeune « imagier » était devenu assez bon juge de ses contemporains. Et si des femmes il n'avait pas grande expérience, il sut - peut-être à la pointe de jalousie inconsciente qui lui pinça le cœur - que sa jolie petite sœur était amoureuse du Templier. Elle murmurait d'ailleurs, avec une gêne touchante :

- J'ai l'impression que vous avez raison, mon frère. Ce doit être lui ! Et son ami frère Hervé d'Aulnay est auprès de lui...

La mention du second déconcerta un peu Rémi. Se pouvait-il qu'il se trompât de personnage ? Ou même qu'il eût rêvé cette rougeur, ce scintillement des beaux yeux clairs ? Après tout il était normal que la pudeur d'une jouvencelle de quinze ans lui mit le feu aux joues quand on lui parlait d'un homme !... Il pensa soudain qu'il avait un moyen simple de s'éclairer sur ce sujet : pour le jubé de Notre-Dame, il lui avait été commandé une statue de saint Jean le Baptiste. Il décida alors de lui donner les traits de frère Olivier et l'on verrait bien comment Aude réagirait en face de ce portrait de pierre. Au surplus, Rémi reconnaissait honnêtement qu'il aurait peine à trouver plus beau modèle pour le Précurseur que ce fier visage dont la gravité recouvrait, il en aurait juré, le feu ardent d'une âme passionnée. Certes l'imagier ne craignait pas, si Aude aimait frère Olivier, que cet amour lui soit rendu ou la mène à sa perte : le chevalier moine appartenait à la partie la plus pure, la plus intransigeante d'un Ordre sur lequel des bruits bizarres couraient de plus en plus souvent. C'était, offerte au Ciel, une lame de l'acier le mieux trempé... sur laquelle le cœur, neuf, d'une jouvencelle ne pouvait que se blesser cruellement. Et de cela Rémi ne voulait à aucun prix...

Sous les cloches des églises, les sonneurs laissèrent s'éteindre la note lugubre du glas : le corps de la princesse venait de franchir le seuil du couvent des Jacobins et s'avançait vers le portail de la chapelle, ouvert sur un parterre de cierges flambants. L'abbé, entouré de ses moines, vint l'accueillir...

- Il n'y a plus rien à voir, fit Maître Mathieu en se frottant les mains pour les réchauffer car un vent frisquet se levait. Rentrons ! J'ai mon compte de chants funèbres et de larmoiements pour aujourd'hui et je serais content de regagner la maison. Tu es contente, petite ?

- Oh oui, mon père ! C'était bien beau et je vous remercie.

On alla reprendre le chariot attelé d'un solide cheval que l'on avait laissé sous l'appentis du chantier où, par-respect pour la princesse morte, personne ne travaillait. Rémi fit monter sa sœur auprès de son père, prit les rênes et l’on redescendit en direction de la Seine pour traverser l'île de la Cité, puis l'autre bras du fleuve et rejoindre le chemin de Vincennes et enfin le village de Montreuil où la famille habitait près de l'église Saint-Pierre-et-Saint-Paul.

Bâtie par l'aïeul, le grand architecte Pierre de Montreuil qui avait construit la Sainte-Chapelle et tant d'admirables choses encore, ce qui lui valut de reposer à jamais dans l'église Saint-Germain-des-Prés avec son épouse, c'était la plus belle demeure du village après les bâtiments du monastère et celle du seigneur. Construite en belle pierre alors que les autres avaient utilisé le torchis - le sous-sol de Montreuil étant de marne qui avec de la paille hachée formait un matériau à la fois bon marché et facile à travailler -, elle s'ouvrait à l'entrée d'un clos contenant un potager où poussaient aussi quelques fleurs, des dépendances, un petit verger et même un peu de vigne. Le village étant situé sur une colline, la vue que l'on y avait découvrait la forêt et le château royal de Vincennes, un méandre de la Seine et la ville de Paris tout entière.

Dans cette maison les femmes régnaient. La maîtresse en était Juliane, l'épouse de Mathieu, encore avenante malgré la quarantaine. Le cheveu et l'œil bruns, des formes amples mais fermes, des yeux vifs et gais, une bouche charnue où le rire venait volontiers, elle aimait sa maison qu'elle tenait d'une poigne vigoureuse, son jardin où elle s'entendait à faire pousser choux, blettes, épinards, « poix » et autres bonnes herbes aussi bien qu'un moine herboriste, le linge impeccable et, naturellement, sa famille. Même sa belle-mère, la vieille Mathilde encore verte et capable mais qui, à la mort de son époux, lui avait abandonné sans bouger un cil le gouvernement du domaine. Celle-ci continuait à l'y seconder de son mieux, cependant l'âge venant, elle se résignait à séjourner plus longtemps au coin de l'âtre sans pour autant rester inoccupée : elle filait la laine la plus fine qui soit et cousait comme une fée à condition que des yeux plus jeunes que les siens veuillent bien se charger de lui enfiler les aiguilles. En dépit d'un dos qui se voûtait un peu, elle s'efforçait de rester fièrement droite sur le banc à dossier que lui avait fabriqué Rémi, son petit-fils qu'elle adorait autant que sa petite-fille Aude mais sans le leur montrer trop, estimant qu'attendrissements et autres sensibleries ne valaient rien pour le développement harmonieux d'un beau caractère. C'était d'elle qu'Aude tenait ses grands yeux de clair azur et il arrivait que sous les paupières fripées presque constamment baissées sur un ouvrage, un éclair bleu filtre pour appuyer une remarque où la charité chrétienne ne trouvait pas toujours son compte. Elle avait la dent dure même s'il lui en manquait un certain nombre...

La troisième femme de la maisonnée c'était Aude et la quatrième Margot, la servante, une fille du village qui avait eu des « malheurs » grâce aux bons offices du meunier dont sa mère était à la fois la servante et la maîtresse ce qui revenait à dire que la pauvre Margot avait peut-être bien été violée par son propre père. Mathilde l'avait tirée de ce mauvais pas à peu près au moment où son Mathieu épousait Juliane, l'une des deux filles d'Isambart, l'intendant du manoir royal de Vincennes. Margot s'était attachée en même temps à la nouvelle mariée autant qu'à sa bienfaitrice et ensuite aux enfants, elle-même ayant vu non sans soulagement, sa maternité contre nature anéantie par une fausse couche. Depuis le meunier avait quitté ce monde le crâne fendu d'un coup de hache par la mère de Margot, à la suite de cela, nul ne sut plus jamais ce qu'elle avait pu devenir. La disparition d'une femme qui n'avait pas su la défendre des entreprises du meunier mais en outre, voyait en elle une rivale, n'affecta guère Margot, retranchée désormais derrière les murs sécurisants de la maison de Maître Mathieu. Au physique, elle était rousse comme une carotte, vigoureuse et entêtée comme une mule et gaie comme un pinson, ayant en effet trouvé auprès de sa famille d'accueil un équilibre et une sérénité comme elle n'en aurait jamais imaginé au temps de sa prime jeunesse.