Lorsque le maître bâtisseur et ses enfants rentrèrent au logis, ils y trouvèrent une cinquième femme qui, assise à côté de Mathilde sur le banc de la salle et en face de Juliane installée sur l'escabeau qu'elle avait tiré près des deux autres, causait avec animation. C'était Bertrade, la sœur de Juliane. Elle était veuve d'un mercier de la rue Ouiquenpoist qui fournissait autrefois la reine Jeanne, épouse de Philippe le Bel, possédait un comptoir dans la Grande Galerie du Palais et entretenait donc avec la Cour de bonnes relations. A la mort de son mari, Bertrade, n'ayant point d'enfants, avait dû laisser son commerce à un neveu avec lequel elle s'entendait assez bien. Mais comme elle était femme d'un goût reconnu et fort habile de ses doigts, on lui avait proposé d'entrer au service de la reine Jeanne, afin de seconder les dames de parage qui ne possédaient pas son talent pour assortir les couleurs des tissus, décider des ornements et surtout, imaginer - et réaliser parfois ! - des motifs de broderies ou d'applications de perles et pierres de couleur. Aussi ne quittait-elle que rarement l'hôtel de Nesle, naguère encore possession de la reine Jeanne que le Roi, peu après la disparition de son épouse, avait donné à son fils aîné à l'occasion de son mariage. Elle y était devenue encore plus indispensable qu'au temps de Jeanne, Marguerite de Bourgogne adorant tout ce qui touchait à la parure, et pouvait rehausser une beauté dont elle était fière.

Pour que Bertrade Imbert eût fait le chemin un peu long entre l'hôtel de Nesle et Montreuil, il fallait que ce soit pour quelque chose d'important si l'on en jugeait la force de persuasion dont elle usait envers les deux femmes qui l'écoutaient :

- ... avec Madame Marguerite j'avais déjà fort à faire mais Madame de Poitiers a découvert mes talents ainsi que sa petite sœur, la mignonne Blanche de Bourgogne, qui va épouser au printemps prochain notre jeune prince Charles. Elle est encore plus folle d'ajustements nouveaux, de riches étoffes, de joyaux et de broderies ! J'ai besoin d'aide !

- N'en pouvez-vous trouver, ma sœur, ailleurs que dans votre parentèle ? Paris ne manque pas d'ouvrières adroites et...

- Trop peut-être ! Comprenez-moi, Juliane ! Je suis très proche de Madame de Courcelles, la première dame de parage et avec elle j'ai accès aux joyaux. Il faut que je puisse avoir confiance comme en moi-même à celle qui me secondera, qui m'assistera. Et pour ce rôle délicat je ne vois que ma nièce Aude ! Toute jeunette qu'elle soit, elle est quasiment aussi capable que moi !...

Absorbées qu'elles étaient par leur discussion, les trois femmes - bien que Mathilde n'eût pas encore ouvert la bouche ! - n'avaient pas pris garde à l'arrivée de Mathieu et de ses enfants. Mais le maître n'avait pas besoin de longues explications pour saisir le sens de la conversation prise au vol et il entra de plain-pied dans le vif du sujet :

- Tout doux, ma sœur, tout doux ! émit-il de sa voix de basse-taille. Seriez-vous venue céans pour nous enlever Aude ?

Bertrade se tourna vers lui et se leva. Debout elle était presque aussi grande que lui, même si la carrure n'y était pas. Cela lui conférait un aspect imposant auquel ajoutait la sévère guimpe en fine toile des Flandres d'une blancheur immaculée qui enveloppait sa tête, son cou et cernait sa figure. Avec son visage un peu hautain - une version de celui de sa sœur en plus énergique et en plus âgé ! -, elle ressemblait assez à la prieure de quelque couvent à condition que ladite prieure eût les moyens de porter une cotte de beau drap de Gand gris et un surcot orné de menu-vair, une ceinture brodée de fils d'argent avec une aumônière assortie fermée par un bouton d'améthyste. Lui même semblable, en plus petit, au fermail qui agrafait au col l'ample manteau noir jeté sur un siège.

- C’est exactement ce que je viens faire, déclara-t-elle d'un ton paisible en plantant son regard brun bien droit dans celui de son beau-frère. Et je ne vois pas en quoi vous pourriez vous en plaindre : il n'est pas donné à tout le monde de servir une reine qui sera encore plus grande reine plus tard quand Dieu aura rappelé à lui notre sire Philippe... le plus tard possible bien sûr !

- Ce qui pourrait bien ne pas se produire avant longtemps ! Le Roi est en pleine force et je n'en dirais pas autant de son héritier dont la poitrine me paraît creuse.

- Je ne suis pas venue supputer avec vous de la longueur du règne mais de l'avenir de ma filleule...

- C'est de cela que je parle aussi ! Il n'entre pas dans mes projets de faire de ma fille une servante !

Le visage de Bertrade passa du blanc au rouge vif avec une étonnante célérité :

- Aurais-je par hasard l'air d'une servante ? En accédant à la Cour, je n'ai pas perdu ma qualité de bourgeoise et si je ne suis pas de noble extraction, je n'en suis pas moins traitée avec autant de considération que n'importe quelle autre dame à l'entour des princesses ! Et j'ai mon logis à l'hôtel de Nesle !

- Vous je ne dis pas, mais il n'en serait pas de même pour Aude...

Brusquement Mathieu se retourna, vit derrière lui sa fille et son fils qui écoutaient de toutes leurs oreilles et, chez l'adolescente, une petite lueur dans les yeux qui le fit renifler :

- Que faites-vous là, vous deux, plantés comme des cierges à écouter ce que l'on dit ? Allez plutôt à la cuisine voir si j'y suis !

Ainsi apostrophés, les jeunes gens filèrent sans demander leur reste. A certain frémissement du nez de leur père, ils devinaient qu'il couvait une grosse colère et que c’eut été désobliger leur tante que d'y assister.

Bertrade les suivit d'un œil amusé, puis croisa les bras et attendit la suite de l'assaut. Qui ne tarda guère :

- Qu'avez-vous à me regarder avec cet air de bravade, ma sœur ? gronda Mathieu. Et d'abord seyez-vous !

- Plus tard avec votre permission ! Ce serait me mettre en position d'infériorité que vous laisser me déverser votre bile sur la tête. Mais revenons-en où nous en étions ! Où prenez-vous qu'Aude serait plus mal traitée que moi ? Elle partagera ma chambre et je ne la perdrai de vue ni de jour ni de nuit ! Cela ne vous convient pas ?

- A être franc, non. J'ai d'autres projets pour elle. Mon compère, Bernard de Sarcelles, le maître de hache avec qui j'œuvre depuis longtemps a un beau fils, Alain, qui promet d'être aussi au fait du bel ouvrage que son père. Il est comme moi, riche et considéré. En outre l'autre jour... il m'a glissé un mot laissant entendre qu'il verrait d'un bon œil ma fille entrer dans sa maison...

Cette fois, Bertrade n'eut pas le temps de répondre : ce fut la vieille Mathilde qui prit la parole, coupant court d'ailleurs à la protestation qu'allait émettre sa bru :

- Qu'est-ce cette histoire, mon fils ? Et d'où vient que votre épouse et moi, votre mère, n'en ayons rien su jusqu'à ce soir ?

- Je n'ai pas eu le temps !... Je l'aurais fait, vous n'en doutez pas mais à loisir. C'est l'urgence qui m'amène à en faire état.

- Je me demande surtout si vous ne venez pas d'inventer de toutes pièces ce beau projet ?

- Mais non ! Qu'allez-vous chercher ? Bernard m'a réellement parlé... il y a quelques jours ! Ça m'était, je l'avoue, un peu sorti de l'esprit et...

- Que lui avez vous répondu ?

Mathieu ôta son chaperon qu'il posa sur la table et se mit à fourrager dans le chaume grisonnant qui lui couvrait la tête. Visiblement l'attaque de sa mère le prenait au dépourvu.

- Oh... je suis resté... évasif ! Même si le projet me semble convenable étant donné la qualité de Bernard et de son fils - et aussi le fait qu'il est veuf et que, mariée à Alain, Aude serait pleinement maîtresse en sa maison -, mon sentiment est que ma fille est peut-être un peu jeunette pour des épousailles...

- Tiens donc ! Et avec qui les épousailles ? Ton compère a-t-il bien parlé pour son fils... ou pour lui-même ?

- A quoi pensez-vous, ma mère ? Il a mon âge...

- La belle affaire ! A la dernière Saint-Couronnés quand tu as rassemblé ici les maîtres d'œuvre, j'ai bien vu comment il la regardait. Par en dessous et en tapinois mais je gagerais les dents qu'il me reste contre le trésor de Saint-Denis que si tu la maries à son benêt de fils, il saura bien la mettre dans son lit. A moins qu'il ne l'épouse. C'est qu'il est encore vert, le gaillard !

- Mathieu aussi, ma mère, Mathieu aussi, réussit à émettre Juliane avec un bel air de fierté.

- Je n'en doute pas mais je dis, moi, que marier la petite dans cette maison-là ne serait pas faire son bonheur ! Au cas où vous ne vous en seriez pas avisés, elle est en train de devenir la plus jolie fille de la région ! Si ce n'est de plus loin encore !

- Voilà pourquoi je dis qu'un hôtel royal avec toutes sortes de godelureaux qui viendraient lui tourner autour comme mouches autour d'un pot de miel ne lui vaudrait rien, rugit Mathieu en donnant du poing sur la table.

- Dans la chambre des dames, fussent-elles reines, on rencontre fort, peu de godelureaux, mon frère et je constate avec tristesse que vous continuez à considérer que je suis si peu que rien ! Je vous l'ai dit : elle ne me quittera pas. D'autre part, ce ne serait peut-être pas mauvais pour elle de rencontrer un important fournisseur de la Cour, pelletier, drapier ou orfèvre possédant grands biens et belles maisons en la Cité. Elle y serait mieux à sa place que dans la demeure de ton ami Bernard à vivre en campagne au milieu des copeaux !

- Un riche marchand ? ricana le père. Vous me la bâiller belle ! Et si elle tombait amoureuse de quelque plaisant seigneur qui, même désargenté, n'épouserait jamais la fille d'un bâtisseur ?

La voix de Rémi, revenu discrètement depuis un moment, se fit alors entendre :

- Sur ce point, je puis vous porter l'assurance qu'il n'y a rien à craindre.

On se tourna vers lui ce qui le fit rougir, mais il n'en resta pas moins ferme sur ses positions.

- Dis-nous un peu d'où tu nous le sors, gamin ? demanda sa grand-mère avec une douceur traduisant bien l'amour qu'elle lui portait mais, en face de toutes ces paires d'yeux interrogateurs, il se contenta de sourire :

- De ce que j'ai observé, mère-grand. Je n'en aurais pas fait état s'il n'était question ici de l'avenir de ma petite sœur, mais j'ai acquis la certitude que son cœur est déjà pris et que même si le Roi lui-même la priait d'amour, elle lui résisterait.

- Belle comparaison ! mâchonna Mathilde. Notre sire ne regarde jamais aucune femme !

- Celui qu'elle aime non plus.

- Comment l'entends-tu ? demanda Mathieu.

- Oh c'est très simple : celui qu'elle aime est Templier. C'est...

- Messire Olivier de Courtenay ! souffla sa mère. J'aurais dû m'en douter : la dernière fois qu'il est venu céans, l'été dernier, j'ai surpris Aude en train de l'épier derrière le volet mi-clos de la chambre mais j'ai préféré m'éloigner sans bruit et n'en rien dire. Nul n'est maître de son cœur et c'est déjà assez triste d'aimer sans le moindre espoir...

- Voilà pourquoi je vous supplie, mon père, de ne point marier Aude à qui que ce soit : elle serait malheureuse alors qu'en la confiant à notre tante Bertrade elle ne courra aucun danger car c'est puissante défense qu'un amour impossible donc pur de toute sanie. Dans les entours de Madame de Navarre, elle en sera éloignée autant que si la mer les séparait. Le Temple n'est pas si loin d'ici tandis que l'hôtel de Nesle est à l'autre bout de Paris. Et l'on sait que jamais aucun Templier n'en franchira le seuil.

Mathieu avait écouté son fils sans l'interrompre, pesant à leur juste valeur chacun des arguments du jeune homme. Cependant les yeux de Juliane s'emplirent de larmes :

- Cela signifie que je ne verrai plus ma fille...

- Tu me vois, moi, aussi souvent que tu le souhaites, riposta Bertrade. Et Aude pourra revenir quand on n'aura pas besoin d'elle. Enfin si vous acceptez, elle sera attachée à la maison de la future Reine de France. Ce qui n'est pas rien. Et puis je lui apprendrai tout ce que je sais et en ferai mon héritière. Elle aura le clos de Passiacum que m'a laissé mon défunt Imbert avec la petite maison de la rue proche de la mercerie de mon neveu... et quelques économies. Qu'en dites-vous ?

- Il faut voir, fit Mathieu dont la défense faiblissait de seconde en seconde devant les arguments solides avancés par sa belle-sœur. Il est vrai, ma femme, que si Aude épousait Alain, nous ne la verrions guère plus souvent...

- Et si nous lui demandions son avis ? proposa la grand-mère. Il a toujours été d'usage chez nous que les femmes eussent accès aux débats.