- Etes-vous sûre de le souhaiter ? Avec le temps peut-être mais dans les prochains jours à venir ce serait étonnant. Cependant, et puisqu'en acceptant de m'épouser vous m'avez sauvé la vie, c'est à vous d'en faire ce qu'il vous plaira...

Les profonds yeux noirs que Sancie aimait tant - des yeux de Sarrasin dans une peau de Sarrasin contrastant si heureusement avec la blondeur des cheveux ! - attendaient une réponse mais la voix, elle, était sans émotion et elle crut comprendre que Renaud ne faisait qu'énoncer ce qu'il considérait comme une obligation de reconnaissance ; aussi se raidit-elle contre l'envie de lui dire qu'en revenant vers elle, il lui donnerait sa plus grande joie car c'eût été avouer le besoin désespéré qu'elle avait de sa présence. Elle détourna la tête :

- Je ne l'entends pas ainsi. En vous exécutant pour une faute dont vous étiez innocent, le Roi Louis se fût rendu coupable d'une lourde injustice. Je n'ai fait que l'éviter et votre vie vous appartient à vous seul... comme par le passé. Vous êtes aussi libre que vous pouvez le souhaiter !

Dans la suite des jours, Sancie, bien souvent, allait regretter la sécheresse voulue de ses paroles. En fait, elle les regretta aussitôt prononcées parce que à les entendre Renaud avait pâli et que, derrière lui, le vieux Guillaume Pernon, l'ancien maître d'armes de Coucy devenu son écuyer, hochait la tête d'un air malheureux, mais elle ne pouvait les reprendre. La pensée que Renaud ait été surpris dans la chambre de Marguerite, sa marraine qu'elle chérissait elle aussi, lui empoisonnait l'âme. De plus, elle souffrait trop de la souillure que lui avait imposée le sultan, même si Renaud en ignorait les suites. Dans ces conditions, mieux valait qu'il s'éloignât d'elle. Pour un temps au moins ! Elle en avait besoin afin que tout cela s'estompe et lui rende la paix. Seul le cadre sublime de Valcroze, à mi-chemin du ciel et de la terre, saurait peut-être au moins lui apporter la sérénité. Mais ce fut tout de même avec un pénible serrement de cœur qu'elle vit s'éloigner, au galop du cheval, la haute et fière silhouette de celui dont elle portait désormais le nom.

Elle resta peu de temps à Marseille. La turbulente cité du Lacydon venait de subir le siège imposé par Charles d'Anjou, frère du Roi de France et nouveau comte de Provence à qui elle se refusait. Vaincue, elle léchait ses plaies avec une rancœur qui nuisait à son image avenante. Même chez les Bernardines on se lamentait beaucoup et, si l'on était bien obligé de prier pour le nouveau suzerain, c'était du bout des lèvres. Sancie avait besoin d'une atmosphère plus paisible, aussi ne s'attarda-t-elle pas au-delà d'une semaine et partit escortée de deux serviteurs du couvent armés jusqu'aux dents et en compagnie de sa fidèle Honorine qui n'allait pas cesser de grommeler contre les incommodités du chemin.

Pour le vol rapide d'un oiseau, la distance entre Marseille et les profondes gorges du Verdon à l'entrée desquelles se nichait Valcroze n'excédait guère vingt-cinq lieues, mais elle en offrait plus du double à qui voyageait au ras d'un sol magnifique sans doute et jalonné de souvenirs pour la nouvelle mariée, mais sinueux et volontiers accidenté. Encore Sancie l'allongea-t-elle en refusant de passer non loin de la Sainte-Baume, la grotte de Marie-Madeleine - la pécheresse qui aimait le Christ y était venue vivre et mourir dans le dénuement absolu -, sans y faire un pèlerinage. Depuis toujours l'ancienne Sancie de Signes vouait à la Madeleine une dévotion particulière bien qu'elle ne fût pas sa sainte patronne. Mais toutes les femmes de son village d'enfance la partageaient parce qu'elles espéraient de la courtisane si hautement repentie le mariage pour les filles et la fécondité pour celles qui étaient déjà en puissance d'époux. Cette fois, en grimpant le dur chemin à travers la foisonnante forêt de hêtres, d'érables, de tilleuls, de chênes blancs, de pins, de trembles, de sycomores, d'ifs et de cornouillers, puis en escaladant le sentier à chèvres qui esquissait vaguement un escalier jusqu'à mi-hauteur de la paroi verticale de la crête où s'ouvrait la grotte humide, où de l'eau dégouttait toute l'année, Sancie apportait une intention bien différente des précédentes : son corps n'avait-il pas été souillé comme celui de la fille de Magdala venue chercher en ce lieu la couronne de la sainteté ? Aussi venait-elle demander à la Magdaléenne de l'aider à supporter sa honte et la brûlante douleur de son amour pour Renaud.

Elle pria longtemps, fit aumône au minuscule moutier implanté depuis peu au bas de l'épuisante montée et reprit sa route vers sa demeure dont elle était certaine qu'elle la retrouverait en l'état où elle l'avait laissée. Ne l'avait-elle pas confiée à son cousin frère Clément de Salernes, dont la commanderie de Saint-Mayme-de-Trigance était peu éloignée de son domaine ? Car c'était bien à un dignitaire du Temple qu'elle s'en était remise et, même après l'effroyable scène vécue aux Cornes de Hattin, elle n'avait jamais eu l'idée de le regretter parce qu'elle aimait beaucoup frère Clément et qu'elle n'était pas assez sotte pour imaginer un seul instant tous les Chevaliers du Temple bâtis sur le même patron que Roncelin.

Erigé à peu de distance de la cité de Castellane sur une butte d'où l'on découvrait le fantastique paysage d'un couloir tourmenté bordé de falaises couvertes de forêts, au fond duquel se précipitait un inaccessible torrent d'émeraude, le château de Valcroze, en dépit de ses pierres blondes et ocre, offrait l'aspect rébarbatif commun à toutes les forteresses construites dans le courant du XIe siècle. Des tours rondes aux créneaux protégés de hourds en bois, de hautes murailles qui les relient et qu'elles défendent. Pas de donjon mais en haut d'une vaste cour en pente légère - on a aplani pour l'établir, le château épousant la courbe du coteau ! -, un grand logis dont la rudesse s'est accordé la grâce de quelques fenêtres à colonnettes. Pour dégager Valcroze, on a fait reculer la dense forêt habillant les pentes déjà accentuées qui vont bientôt se faire falaises abruptes et tourmentées au-dessus des profondeurs inquiétantes, mystérieuses où s'engouffraient les eaux du Verdon. Le chemin qui y mène requiert des chevaux et des hommes, de bons jarrets mais les petites plantes odorantes telles que le thym, la marjolaine, les lys, les pivoines sauvages grimpent jusqu'au pied du château. Au-delà, les croupes rocheuses s'habillent de plus, de chênes-verts, de bouleaux et d'ormes abritant un gibier nombreux apprécié des habitants d'une région par ailleurs riche en troupeaux de moutons et de chèvres que l'on mène paître sur les plats des hauteurs, à l'écart des vertigineuses failles des gorges. Le petit village se terre dans un coude du torrent. Les lavandières du château y vont battre leur linge car le chemin n'est pas long qui y mène et, à la moindre alerte, les paysans n'auront pas loin à aller pour se mettre à l'abri avec leurs biens, sachant qu'ils trouveront un bon refuge.

Ce pays de Provence dont la beauté grandiose avait de quoi couper le souffle était moins rude à vivre qu'il n'y paraissait et les châtelains de Valcroze pouvaient lutter de faste avec les plus hauts seigneurs, ainsi que le proclamaient les tapis et tentures de la grande salle, les dressoirs chargés de merveilles en argent, en cristal ou en or, les coffres bien ouvrés, les belles armes et tout ce qui attestait la richesse des barons du lieu !

Coincé entre les immenses terres des Templiers dépendant de la grande commanderie de Riou-Lorgues et de Draguignan dont les bastides tenaient le sud des gorges et celles du puissant voisin de Castellane, le domaine de Valcroze n'était pas très grand mais, outre que son maître possédait à Bédarrides, au nord d'Avignon, une belle châtellenie, il passait pour l'un des plus riches seigneurs de Provence parce que, au surplus des troupeaux, des bois, des fermes et des garrigues, on chuchotait que le père du baron Adhémar aurait rapporté de croisade un trésor que son héritier tenait bien caché et dont il usait quand le besoin s'en faisait sentir mais avec modération. Si au château on menait une vie large et généreuse, on n'y jetait pas l'or par les fenêtres.

Sancie avait connu là un bonheur inattendu, paisible, doux et joyeux auprès d'un homme âgé qui avait su l'aimer à la façon d'un père - et bien mieux que le sien propre, autoritaire et souvent insensible. Elle avait appris à aimer cette nature immense habitée par les voix des eaux bondissantes du torrent dont Adhémar prétendait qu'il avait la couleur exacte de ses yeux. Aussi y revenait-elle avec joie et une sorte de soulagement, la maison lui semblant le meilleur asile pour un cœur douloureux. Elle savait, en effet, que l'on y avait regretté son départ et que l’ombre bienveillante de son vieil époux défunt l'y attendait.

- Nous voici enfin chez nous ! avait soupiré Honorine quand, à l'appel familier du cor sonné par l'un des valets, la grande porte en cœur de chêne armé de lourdes pentures de fer s'ouvrit devant leurs montures et que s'envola en grinçant la herse aux pointes redoutables. Mais le petit cortège avait été aperçu de loin et le château, déjà, bourdonnait comme ruche en folie. Une demeure féodale, c'est un monde clos et celui-là s'éveillait dans un vacarme où se mêlaient les cris des palefreniers, les rires des servantes, les ordres contradictoires et affolés des cuisines, les piailleries de la basse-cour et, sur le rempart, les notes allègres d'une trompette sonnant la bienvenue : la dame de Valcroze rentrait chez elle. Aussi ne lui laissa-t-on même pas le temps de descendre de cheval. Elle fut entourée, ovationnée, acclamée et s'en trouva le cœur réchauffé. C'était d'amour qu'elle avait besoin et celui-là en valait bien un autre. Et puis le ciel était si bleu où filaient les hirondelles !

Elle sourit à Maximin, l'intendant, à Barbette qui commandait le petit bataillon des servantes et veillait aux repas. Certaines qu'elle avait connues fillettes avaient grandi et lui offraient à présent des bouquets de lavande et de romarin cueillis en hâte sur la garrigue voisine quand les guetteurs avaient signalé l'approche des voyageurs. Et puis vint aussi frère Clément qui effectuait ce jour-là l'une de ses inspections hebdomadaires. Et Sancie fut heureuse de le revoir parce qu'elle l'aimait bien et retrouvé cette affection intacte en dépit de la tunique templière à croix rouge qu'elle ne voyait plus sans un certain malaise, mais comment douter que cet homme d'environ trente-cinq ans, taillé pour le haubert d'acier, n'eût gardé en lui la pureté et la foi ardente des premiers âges de l'Ordre ? Sa tête brune et puissante, où les rides du souci apparaissaient précocement, rayonnait par les yeux d'un gris si doux, d'une lumière, d'une réelle joie de vivre !

- Comment vous remercier de ce que vous avez fait pour tous ceux d'ici, frère Clément ? Je ne vois rien de plus changé que si j'étais partie d'hier !

- C'est bien naturel puisque je vous l'avais promis ! Mais entrez, dame Sancie, entrez dans votre demeure ! Elle vous a attendue avec patience et sérénité, sûre que vous lui reviendriez un jour. Pas si tôt peut-être ? Le Roi Louis rentre-t-il en son royaume ?

- Non, mais moi je vous reviens mariée. De par sa volonté et la mienne j'ai épousé sire Renaud de Courtenay, l'un de ses plus vaillants chevaliers qui est désormais mon seigneur.

- A merveille ! s'écria frère Clément avec un grand sourire. C'est là une excellente nouvelle dont il convient de rendre grâce à Dieu... Mais d'où vient qu'il ne soit pas avec vous ?

- Le Roi l'a chargé d'un message pour sa mère et moi je n'avais aucune envie de revoir Madame Blanche.

Frère Clément se mit à rire :

- Vous l'aimez toujours autant à ce que je vois ? Eh bien, nous attendrons donc le retour de votre époux pour faire sa connaissance.

- Il se peut qu'il tarde... et que j'aie encore besoin de votre aide, de... vos conseils pour mes domaines...

Elle s'était sentie désemparée tout à coup et le Templier comprit vite que tout n'allait pas au mieux pour la dame de Valcroze et que, peut-être, ce nouveau mariage ne lui apportait pas le bonheur ; mais il connaissait sa jeune parente depuis l'enfance et savait qu'il était quasi impossible de la faire parler quand elle n'en avait pas envie. Ce jour-là il se contenta de conclure avec bonne humeur :

- Nous l'attendrons ensemble. Vous savez parfaitement, ma chère Sancie, que jamais je ne vous laisserai dans l'embarras.

C'était bon de pouvoir compter sur lui et un instant Sancie fut tentée de tout lui révéler, mais elle craignait qu'il ne se fît de son époux une image qui s'éloignerait peut-être de la vérité et elle préféra se taire.

Elle vint pourtant un jour, cette vérité, quand il fut évident que Valcroze ne verrait pas de sitôt son nouveau seigneur. En effet, après avoir délivré le message royal à Blanche de Castille qui, malade, le reçut au fond de son lit, l'accabla de questions qui, toutes, tournaient autour du désir angoissé de voir son fils lui revenir et enfin le congédia sans lui avoir seulement demandé comment il allait, Renaud partit pour Courtenay d'où Marie, l'impératrice de Constantinople, ne bougeait plus, afin d'y retrouver Guillain d'Aulnay, le seul ami qu'il eût au monde, et d'y prier, dans la chapelle du château, devant la dalle sous laquelle reposait Thibaut son grand-père. Il avait appris alors - ce à quoi il s'attendait plus ou moins ! - que dans son palais à demi-désert, l'empereur Baudouin continuait à se débattre au milieu de difficultés innombrables découlant d'un manque d'argent devenu chronique et de la raréfaction de ses troupes. Se souvenant qu'à l'instar des autres croisés il avait juré qu'après la croisade il se porterait au secours de Baudouin, Renaud de Courtenay avait décidé tout simplement d'aller mettre son épée au service d'un prince auquel il devait beaucoup et que, d'ailleurs, il aimait bien. Il repartit donc pour Marseille d'où il voulait s'embarquer. C'est de là qu'il fit parvenir à sa femme une lettre lui annonçant son intention. Gilles Pernon la lui porta à Valcroze. Non sans renâcler, mais depuis le retour de Terre Sainte la santé du vieil écuyer laissait à désirer. Il souffrait de rhumatismes déformants, qui lui rendaient pénibles les longues chevauchées, ainsi que de crises d'asthme. Le soleil et le climat sec de Provence lui seraient bénéfiques et Renaud avait fini par lui faire entendre raison. Ainsi c'est seul qu'il s'embarqua pour Constantinople...