Le neveu du Grand Maître connaissait cet itinéraire qu'il avait déjà parcouru plusieurs fois. Il présentait l'avantage d'éviter Pontoise, ville royale s'il en fut près de laquelle Philippe le Bel se retirait souvent afin de réfléchir en paix à l'abbaye de Malbuisson, jadis construite par son arrière-grand-mère Blanche de Castille. La rivière avait été franchie sans encombre et sans péage bien entendu au vieux pont sur lequel veillait de son château bâti sur l'île au milieu de la rivière, le seigneur du lieu, Nicolas de Villiers, qui était le propre frère de Gérard, le Maître en France. C'est assez dire qu'à L’lsle-Adam les Templiers jouissaient d'une sympathie particulière... Après Ivry, le chemin vers Dieppe était tout tracé par Chaumont, Gisors, Gournay et Forges. A l'exception de Gisors, on trouverait partout l'aide dont on pouvait toujours avoir besoin.

- Si je vous ai bien compris, frère Jean, émit Hervé, nous sommes en bonne voie de réussite : avec le passage de l'Oise, le plus difficile est fait ! Nous devrions être présent en pays familier donc ami ?

- On peut le voir ainsi, mon frère. Les gens de la région appellent ce chemin la route du Temple. Cela signifie...

Il s'interrompit soudain, arrêta de nouveau le convoi qui se remettait en marche, se haussa sur ses étriers et tendit un bras :

- Regardez ! Ne penserait-on pas qu'il y a le feu ?

De l'enceinte du château montait une colonne de fumée noire puis ce furent des cris, des chocs, des gémissements, des bruits divers. Il était évident qu'il se passait quelque chose à la commanderie d'Ivry. Quelque chose de grave. Dans le jour qui tardait à se lever, les yeux aigus d'Olivier discernèrent une troupe armée, des piques, des chapeaux de fer près de l'entrée :

- Frère Jean ! Il y a là des gens d'armes qui ont l'air d'attaquer la maison ! Il faut les secourir...

- Non ! Nous sommes trop peu nombreux... et nous nous devons à notre mission ! Mon Dieu !... Serait-il déjà trop tard ?

Il se tourna sur sa selle, donna l'ordre de reculer pour retrouver l'abri de la forêt dont on sortait...

- Mais enfin, protesta d'Aulnay, il faut voir ce qu'il se passe !

Le regard sévère que lui jeta Jean de Longwy le fit rougir.

- Si nous étions un simple détachement libre de ses mouvements la question ne se poserait pas puisque la Règle nous fait un devoir de ne jamais attaquer à moins d'un contre trois. Il faut en priorité protéger les chariots.

Il lui obéi sans plus discuter. Les chevaliers mirent pied à terre pour aider. On fit quitter le chemin au convoi que l'on mit à l'abri du mieux que l'on put derrière de gros ronciers. Pendant ce temps le chef restait à la lisière, observant les événements. Il y avait moins de fumée et il semblait que l'incendie eût été circonscrit, mais le silence soudain n'était guère plus rassurant. Derrière l'arbre où il s'abritait, frère Jean, ravagé d'inquiétude, essayait de comprendre en essayant d'extraire de sa mémoire les paroles de frère Clément quand il lui avait confié sa mission. Il s'en était étonné au point d'oser interroger le haut dignitaire de l'Ordre ce dont le Précepteur de Provence ne s'était nullement offensé. Jean de Longwy était un Bourguignon à la tête dure, au caractère entier, brave comme son épée et n'ayant peur de rien en ce bas monde si ce n'est de la colère de Dieu. Intelligent au demeurant mais obstiné, il eût franchi les portes de l'enfer pour accomplir les tâches qu'on lui confiait. Et il avait d'incontestables qualités de chef. C'est pour toutes ces raisons que frère Clément l'avait choisi pour commander l'escorte du trésor. A la question du chevalier, il avait répondu :

- Je crains qu'un malheur ne s'approche du Temple. Certains indices, certains bruits, légers mais réels, le laissent supposer. Il est bon de prendre des précautions.

Ce n'était pas l'avis - on l'avait vu ! - du Grand Maître et de cela aussi il eût pu s'étonner, mais il connaissait bien son oncle et sa façon de foncer sur l'obstacle sans se soucier des conséquences grâce à une sorte d'ingénuité, on pourrait presque dire de fraîcheur d'âme, qui l'empêchait de considérer les réactions des autres. Pour lui le Temple était ce qu'il y avait de plus grand, de plus pur et de plus puissant sur terre un point c'est tout. Aussi Longwy ne s'étonnait-il pas beaucoup de voir Clément de Salernes le suppléer en quelque sorte, en suggérant d'abord puis en argumentant avec une force qui avait fini par l'emporter.

Aussi, en observant de son mieux ce qui se passait à Ivry, redoutait-il que ce ne fut le début du malheur annoncé.

Soudain il vit quelque chose d'autre. Là-bas, il y avait un homme qui fuyait. A demi accroupi, il venait de sortir de derrière un buisson pour aller jusqu'à un autre non sans s'être retourné pour s'assurer qu'on ne le suivait pas, cherchant très certainement à gagner les bois. Pour autant que l'on en pouvait juger à son vêtement, c'était un sergent du Temple. Quand il se rapprocha encore, d'une allure plus lente comme s'il était en train de perdre ses forces, Longwy comprit qu'il était blessé. N'y tenant plus, il sortit de son abri, se précipita à sa rencontre et l'entraîna vers les arbres en le couvrant de son manteau noir. Surpris, l'homme n'opposa qu'une faible défense. Elle céda quand il entendit :

- Je suis du Temple moi aussi ! Venez !

Le fuyard avait eu un gémissement de douleur quand il s'était jeté sur lui, et Longwy le portait plus qu'il ne le soutenait quand il rejoignit Olivier et Hervé qui venaient lui prêter main-forte.

- Allons aux chariots ! dit-il. Il perd du sang !

Le sergent était évanoui et quand on l'étendit sur le tapis d'herbes et de feuilles, on vit que le sang, en effet, coulait d'une blessure qu'il avait au côté... Hervé se pencha sur lui, déboucla la ceinture, ôta la cotte déchirée qui collait à la peau. A chaque respiration, de plus en plus pénible, le flux vital coulait plus fort...

- Je ne peux rien faire pour lui. La blessure est profonde et il va mourir. C'est miracle qu'il ait pu arriver jusqu'à nous...

- Vous avez raison, cela semble grave, dit Gaucher de Liancourt, le frère infirmier, en s'agenouillant à son tour auprès du blessé. Mais peut-être pourrons-nous apprendre ce qu'il se passe ?

Il cherchait dans le sac de médecine qui ne le quittait jamais un cordial à base de plantes mais le blessé revenait de sa syncope et l'avait entendu :

- ... Les gens du Roi... Au petit jour... nous venions de nous lever... pour chanter prime... quand des coups ont été frappés au portail... Quelqu'un... a crié : « De par le Roi... » et nous avons ouvert sans méfiance,.. Il y avait là le bailli de Chaumont et... des hommes d'armes... Ils venaient... ils venaient nous arrêter !

- Vous arrêter ? s'exclama Jean de Longwy. Qu'aviez-vous donc fait ?

- Rien... mais on nous accuse d'être des hérétiques, des simoniaques et des sodomites... des menteurs, des adorateurs... du Diable ! Et, vous aussi vous serez pris... si vous ne vous sauvez pas...

Il eut une crispation de douleur, pâlit plus encore et ils crurent qu'il passait. Frère Gaucher lui souleva alors la tête et les épaules pour le soutenir et lui faire boire quelques gouttes de sa liqueur. Il s'étrangla, toussa mais reprit un peu de couleur. Son regard était plein d'angoisse :

- C'est... fini pour moi... Vous, fuyez... où vous pourrez ! Cachez-vous ! fut-ce au fond d'une ladrerie... parce qu'à cette heure... partout... dans tout le royaume... on arrête nos frères... et l'on fouille... leurs maisons... Fuyez ! Dieu !... Pourquoi ?

Ce fut sa dernière parole. Un hoquet violent amena un flot de sang à sa bouche puis frère Gaucher le sentit peser davantage sur son bras tandis que les yeux grands ouverts se fixaient. Tendant la fiole à Olivier, il lui ferma doucement les paupières.

- Il est mort, dit-il. Dieu ait son âme. Il faut prier !

Ils s'agenouillèrent pour une oraison que frère Jean ne laissa pas s'éterniser. Il se releva. Les autres restaient à genoux, visiblement foudroyés par ce qu'ils venaient d'entendre. L'homme d'action n'était jamais bien loin en lui et, devant une situation à ce point catastrophique, il fallait réagir. Et vite !

- Allons, mes frères ! Debout ! Nous ne pouvons pas nous attarder !

L'Anglais Adam Cronvalle haussa des épaules désabusées :

- Et où voulez-vous que nous allions, mon frère ? Vous avez entendu ? Partout, dans toute la France, on nous arrête !

- J'espère qu'il n'en va pas de même chez vous, frère Adam ?

- En dehors du Temple de Londres, nous sommes assez peu nombreux et ne gênons guère le Roi Edouard. Mais je crains à présent de ne jamais revoir l'Angleterre. Que proposez-vous dans l'immédiat, mon frère ?

- D'abord de reculer au plus profond de la forêt...

- Il faut en premier lieu enterrer ce malheureux, dit l'un d'eux.

- Certainement pas ! coupa frère Jean. Quelqu'un peut avoir remarqué sa fuite. Si on le cherche il faut qu'on le trouve ! Et maintenant essayons de nous dissimuler le mieux que nous pourrons...

Faire manœuvrer les lourds chariots au milieu des bois n'était pas facile mais frère Guillaume de Gy étant prévôt des harnais et des bêtes, était un véritable magicien lorsqu'il s'agissait de chevaux. Il réussit à remettre en marche les attelages que les sergents guidaient aux brides et à les emmener assez loin pour qu'une troupe passant sur le chemin ne soupçonna même pas leur présence. Le temps était gris, mais il n'avait pas plu depuis un moment et la terre n'était pas détrempée. En outre, tandis que l'on faisait avancer les véhicules, les chevaliers avaient fait de leur mieux pour effacer autant que possible les traces des roues aux abords du cadavre que l'on avait abandonné là. Après trois bons quarts d'heure d'efforts, on s'arrêta enfin entre un hérissement de rochers couverts de mousse et une pente douce descendant vers une rivière que l'on ne voyait pas mais dont on pouvait entendre le friselis de l'eau.

On s'occupa des chevaux. Toujours et partout c'était la première tâche et le premier souci des Templiers. Et cela même dans des circonstances aussi dramatiques. Sans les dételer, on leur donna l'avoine que l'on emportait en déplacement, et frère Guillaume prit deux hommes pour chercher de l'eau. En atteignant la ligne de saules bordant le cours d'eau qui à cet endroit s'incurvait, les trois hommes aperçurent près de l'autre rive et à demi masquée par un rideau d'arbres, une assez vaste clairière au milieu de laquelle se dressaient des bâtiments enfermés par une haute palissade faite de troncs épointés. Il y avait un clocheton signalant une chapelle et, autour des constructions basses, un tronçon de tour à moitié écroulée. Cela ressemblait à une ferme à cette différence près qu'il n'y en a guère au milieu des bois. Pourtant c'était habité ainsi que l'attestait la fumée qui montait paresseusement au-dessus d'un toit. Mais de cet ensemble s'exhalait une grande tristesse et quand la grosse porte, bien armée de fer, s'ouvrit pour laisser passage à deux personnages portant des cruches, les Templiers comprirent pourquoi l'endroit leur semblait sinistre : l'un des hommes portait le froc noir de saint Ladreet le second, dont la figure n'était pas cachée par le capuchon de sa tunique grise, ne se sachant pas observé, montrait un faciès turgescent, déformé par la lèpre...

- Une maladrerie ! murmura frère Guillaume. Ne troublons pas leur paix...

Ils puisèrent l'eau dont ils avaient besoin et retournèrent aux chariots sans avoir éveillé l'attention du moine et du malade, mais rapportèrent ce qu'ils venaient de voir.

Quand on eut fini de soigner les chevaux, on mangea du pain et du fromage que l’on avait coutume d'emporter par précaution et l'on tint conseil. Un conseil où personne ne se hâta de prendre la parole, chacun essayant d'assimiler l'incroyable catastrophe qui s'abattait sur l'Ordre. Arrêtés ! Tous arrêtés à travers tout le pays et sans doute menés aux prisons ! Eux hier si puissants, maîtres de tant de forts châteaux, de terres, de richesses ? Comment était-ce possible ? Et sous des accusations infâmes ! Qu'avait dit le frère mort ? Simoniaques ? Sodomites ? Adorateurs du Diable ?... Cela n'avait aucun sens ! C'était le monde à l'envers ! Quelqu'un enfin brisa le silence :

- Qu'allons-nous faire ?

- Prions d'abord ! dit Olivier. Nous sommes dans la main de Dieu. Il éclairera peut-être nos ténèbres...

D'un signe de tête, frère Jean approuva et pendant de longues minutes, à voix contenues ils invoquèrent le Père, la Vierge Marie leur tendre patronne pour terminer par un Veni Creator non pas chanté mais murmuré.