Jean de Longwy se releva et, avec un grand calme, se dépouilla de sa longue cotte blanche, en baisa la croix de pourpre et la plia soigneusement.

- Imitez-moi, mes frères ! Il nous faut nous défaire de ces signes de distinction dont nous étions si fiers ! Fasse le Ciel que justice nous soit rendue et que nous puissions un jour les remettre...

Ils l'imitèrent avec des larmes dans les yeux. De même, quand il fallut dépouiller les hauberts de maille d'acier que complétait le camail enveloppant entièrement le cou et la tête et ne laissant voir que le visage. Une protection suffisante pour escorter des biens en temps de paix. C'est dire qu'ils ne portaient ni heaume ni chapeau de fer, mais tous, en s'aidant mutuellement à sortir de l'étroite tunique, eurent l'impression qu'on leur arrachait la peau.

En dessous, ils avaient sur leurs chemises et leurs braies de lin chausses et justaucorps de laine noire. Evidemment, ainsi vêtus ils étaient encore tous semblables En revanche, la prévoyance de frère Clément avait ordonné depuis plusieurs semaines, à ceux qu'il avait choisis depuis longtemps, de laisser pousser leurs cheveux que la Règle voulait ras et de raccourcir notablement barbes et moustaches. Frère Jean les considéra un instant puis soupira :

- Nous n'allons pas pouvoir continuer la route de conserve. Il va falloir nous séparer : un chariot de paille accompagné de trois paysans - en nous salissant convenablement nous devrions y ressembler -, cela peut passer inaperçu, mais trois suivis d'une troupe aussi uniformisée que nous le sommes encore, cela ne passera jamais.

- Nous séparer, comment l'entendez-vous ? demanda Olivier. Devons-nous gagner Dieppe par des chemins différents ou bien partir en laissant entre nous une distance dans le temps ? Un tous les deux jours par exemple... La difficulté est que vous seul connaissez cette route et cette région et si chaque chariot prend un chemin, nous risquons de nous perdre...

- Vous auriez parfaitement raison s'il était encore question de gagner Dieppe, mais si vraiment le Roi Philippe a fait saisir tous les Templiers de France, soyez sûrs que notre établissement de là-bas n'aura pas échappé... ni les navires de l'Ordre s'ils n'ont pas eu le temps de prendre la mer. Nous ne trouverons plus rien... sinon les sergents des prévôts locaux...

_ Alors où aller ? Nous ne pouvons quand même pas rester ici ! dit Hervé d'Aulnay.

- Pas à cet endroit ! Ce dont nous devons nous soucier, bien avant notre propre sécurité, c'est de mettre le grand trésor à l'abri des griffes du Roi ! Il faut donc le cacher en trois endroits différents. Or, nous ne pouvons plus le confier à l'une de nos templeries : ce serait nous jeter dans autant de pièges. Il nous faut par conséquent trouver des abris dans des lieux où personne n'aura l'idée d'aller les chercher.

- Dans des demeures de noblesse par exemple ? avança Olivier qui songeait à l'Arche enfouie dans la grotte secrète de Valcroze.

- A condition que les maîtres soient nôtres en toute sûreté, autrement comment être certains que nos hôtes, même s'ils nous accueillaient bellement, ne se hâteraient pas, après notre départ, de piller les richesses que nous leur aurions confiées ? Je ne suis même pas certain que Nicolas de Villiers qui nous a aidés cette nuit à passer l'Oise sans encombre, saurait résister à la tentation. Son péage lui rapporte de jolies sommes mais il aime l'or...

- Alors des monastères bénédictins ? Le Temple est fils de saint Bernard qui a fait de leurs couvents des havres d'ordre, de prière et de beauté, dit Gaucher de Larchant. Comment refuseraient-ils l'asile ?

- C'est une possibilité. Mais là encore, si l'asile était donné sans hésiter à nos personnes, je crains que de telles richesses ne soient pas vraiment à l'abri...

- Alors ?

- Alors...

Les yeux sombres du Bourguignon se posèrent tour à tour sur chacun des visages anxieux qui l'entouraient, qui attendaient de lui le salut avec une tension qu'il ressentait dans tout son corps.

- Avez-vous entendu ce que nous a conseillé ce malheureux frère venu mourir dans nos bras ? « Cachez-vous, fut-ce au fond d'une ladrerie. » Et si j'ai bien compris les propos de frère Guillaume, il y en a une de l'autre côté de la rivière…

La proposition était si énorme que sur le coup personne ne réagit. Un vent de dégoût passa sur ces hommes cependant habitués aux amoncellements de cadavres hideux sur les champs de bataille et aux abominations de la guerre, mais la lèpre qui dévore l'homme vivant les faisait trembler :

Le premier, l'Anglais Adam Cronvalle, protesta :

- Vous voulez nous enterrer dans cette ignominie ? J'aime encore mieux le bûcher. C'est plus rapide...

- Pas nous, mais le contenu d'un des chariots par exemple. Les frères de saint Ladre nous ont des obligations depuis toujours et nous pouvons sans risque leur demander secours. Vous avez dit qu'au centre de la maladrerie il y a une tour à demi ruinée. Il devrait être possible d'y mettre à l'abri une partie du trésor. Je m'y rends d'ailleurs de ce pas...

Cronvalle eut un geste vers lui pour le retenir :

- Songez à ce que vous allez côtoyer, mon frère !

Longwy se contenta de repousser sa main avec douceur, mais ce fut Olivier qui se chargea de la réponse :

- Mon aïeul Thibaut de Courtenay était l’écuyer et l'ami fidèle de Baudouin IV de Jérusalem, le sublime Roi lépreux. Il a été élevé avec lui et jamais ne l'a quitté sauf quand il fut prisonnier de Saladin, mais ensuite jusqu'à sa mort il a partagé sa tente ou sa chambre. Et jamais le mal ne l'a touché... Est-on si craintif à Londres ?

Le froid dédain de l'intonation alluma une lueur dans l'œil de l'Anglais qui rougit. Hervé d'Aulnay aussitôt s'interposa :

- Paix, mes frères ! Nous sommes peut-être les seuls Templiers encore libres. Qu'adviendra-t-il de nous si nous nous querellons ? Frère Jean ne songe qu'à sauver ce qui nous a été confié !

Il y avait une instante prière dans son regard fixé sur son ami. Celui-ci eut un sourire crispé :

- M'accordez excuses, frère Adam ! Cette remarque m'a échappé.

- Ce n'est rien...

Pendant ce temps Jean de Longwy s'était éloigné avec Guillaume de Gy qui avait tenu à l'accompagner. On les attendit un bon moment en s'efforçant de suivie les heures canoniales telles que la Règle les imposait, mais ce n'était pas facile. Même si chacun d'eux avait une longue habitude de ces exercices de piété, c'était justement cette habitude qui leur donnait, en ces terribles circonstances quelque chose de creux, sans vraie résonance. Le monde autour de leur forêt leur semblait tout entier hostile. Même Olivier qui vouait au Christ et à Notre-Dame un amour filial aussi chaleureux que s'ils eussent fait partie de sa famille, ne percevait pas l'habituel écho des paroles rituelles. C'était comme si les portes du Ciel s'étaient refermées. Le hantait surtout la vieille malédiction rapportée par son père. Se pouvait-il que le jour de colère annoncé par le vieillard de Hattin fut arrivé ? Que Dieu eût retiré sa main de sur le Temple voué désormais à sa perte ?

Quand enfin Jean de Longwy revint, le jour baissait. Il était accompagné d'un moine en coule noire :

- Voici père Sébastien qui est le prieur de la pieuse maison de saint Ladre... Il a bien voulu accepter de nous assister et il m'accompagne afin de nous aider à traverser la rivière grâce à un gué qu'il connaît. Mettons-nous en marche !

- Tous ? questionna Cronvalle. Je croyais qu'une partie seulement d'entre nous devait y aller.

- Pour ce soir, nous y allons tous ! Au moins hommes et chevaux seront-ils à l'abri si le temps se gâte. Ce qu'il a bien l'air de faire...

- Nous avons assez de place pour vos trois chariots, dit le prieur d'une voix douce. En ce moment la maladrerie est presque vide.

- Vos lépreux sont morts ? émit l'Anglais avec la méfiance dont il ne pouvait se départir.

- Non mais, entraînés par un saint homme qui nous est arrivé il y a peu, ils se sont mis en route pour la ville de Tours sur la Loire pour aller prier au tombeau du grand saint Martin dont ce sera la fête dans un mois. On leur a dit que les lépreux y trouvaient souvent la guérison... et je n'ai pu les retenir ! Dieu ait pitié de ces pauvres gens ! ajouta-t-il en s'inclinant avec un signe de croix...

- En outre, reprit Longwy, nous pourrons dissimuler sous la vieille tour le contenu de l'un des chariots...

- Et les autres ? reprit l'Anglais.

- Je vous donnerai un guide qui vous mènera à une certaine cache, répondit le père Sébastien. Venez à présent ! La nuit approche et quand il fait trop sombre, le gué est plus difficile à trouver...

On se remit en marche et après avoir cheminé quelques minutes sous le couvert, on descendit vers la berge que l'on suivit sur une courte distance jusqu'à un point marqué d'une grosse pierre où le père Sébastien, qui allait en tête, s'arrêta :

- Voici le passage, désigna-t-il. On ne le voit pas mais le lit de la rivière remonte à cet endroit. Les anciens Romains y avaient construit une levée pour traverser commodément. Elle s'est écroulée mais le chemin sous l'eau est assez large pour vos chariots... à condition qu'ils me suivent pas à pas et ne dévient pas...

- Commandez ! dit simplement Jean de Longwy. Nous obéirons...

Même si elle fut délicate et prit du temps, la traversée du gué s'opéra sans incidents et peu après, le convoi au complet parvenait à l'aire en terre battue qui servait de cour à la léproserie. L'obscurité y régnait, à peine atténuée par une seule torche accrochée à l'entrée de la chapelle. Comme l'avait pensé Longwy, c'était un ancien manoir et si l'unique tour était réduite de moitié, si le logis n'existait plus, il y avait encore quelques bâtiments de service en bon état. Ainsi les chariots trouvèrent l'abri d'un large auvent et les chevaux celui d'une vieille écurie. Les malades eux-mêmes étaient logés dans une bergerie réaménagée et les trois moines qui s'en occupaient dans un petit bâtiment attenant. Mais l'entrée des voyageurs se fit sans attirer personne d'autre que deux religieux venus à leur rencontre, qui les saluèrent avec la courtoisie de mise dans toutes les maisons-Dieu.

Les Templiers s'étant autant dire reposés la majeure partie de la journée, même si l'angoisse ne permet guère la détente, on s'occupa tout de suite de vider le premier chariot et d'en porter le contenu dans la tour où ne subsistaient, ainsi que Jean de Longwy avait pu s'en rendre compte, que la salle du rez-de-chaussée - encore le plafond montrait-il une déchirure ! - et l'entrée d'un escalier s'enfonçant dans le sol.

- Ainsi que je l'ai montré à frère Jean, dit le père Sébastien, il y a là, au-delà d'une cave dont nous usons pour conserver nos quelques provisions, un souterrain à deux embranchements dont l'un menait jadis à la maison du Temple d'Ivry et l'autre débouche dans la campagne. Celui du Temple est coupé d'escaliers permettant de passer sous la rivière, mais il a été complètement bouché quand cette vieille ferme est devenue une maladrerie. L'autre rejoint, au-delà de la forêt, la crypte d'une chapelle, détruite il y a longtemps, et qui ne forme plus qu'un gros éboulis de morceaux de roche recouvert à présent par un grand roncier dont la sortie est impraticable...

- C'est là que nous allons déposer notre chargement. Ensuite, nous refermerons l'accès de ce côté-ci...

- En ce cas, dit Guillaume de Gy, pourquoi ne pas y mettre aussi le contenu des deux autres chariots ?

- Parce que cette crypte est exiguë et renferme déjà un tombeau, répondit le chef. En outre, si nous allons pouvoir laisser au père Sébastien le chariot dont il pourra se servir ou encore le réduire en bûches, et les deux chevaux qui le traînent - ils auraient pu s'être échappés de l'écurie d'Ivry puisque, si nous avons bien vu, il y a eu incendie et il ne sera pas difficile de les vendre au bénéfice de cette maison à quelque fermier d'alentour -, il est impossible de lui laisser trois véhicules et six chevaux dont il ne saurait que faire. De plus, mieux vaut partager le trésor. Il serait bien surprenant qu'au cas où la chance permettrait à quelqu'un d'en faire la découverte avant qu'il ait été possible à ceux qui, je l'espère, continueront le Temple, une même chance privilégie deux autres personnes en même temps.

Pendant une partie de la nuit, on travailla à transporter paniers, caisses et tonnelets au bout du souterrain que l'on fit ensuite écrouler environ à mi-chemin, après quoi les chevaliers prirent quelque nourriture offerte par le père Sébastien et aussi du repos sur la paille que l'on jeta pour eux dans la salle basse de la tour. Seul Jean de Longwy ne dormit pas. Il alla s'enfermer avec le prieur dans une sorte de réduit du logis des moines où celui-ci tenait les comptes de la petite communauté. Là ils parlèrent longtemps les coudes sur la table, une lampe à huile posée entre eux...