Quand le père Sébastien la souffla, le jour pointait, aussi gris que la veille, aussi triste avec ses nuages bas qui cependant ne donnaient pas de pluie, mais pour frère Jean qui s'accordait enfin de se laisser accabler un instant par le drame que tous vivaient, il était préférable qu'il en soit ainsi : un joyeux soleil lui eût paru insulter à l'ampleur du cataclysme. Il resta là un bon moment, assis sur la pierre au seuil de la tour tandis que de loin en loin les coqs se répondaient et que les trois moines se rendaient à la chapelle avant de vaquer aux travaux de la vie quotidienne ainsi qu'aux besoins de leurs pensionnaires habituels. Il n'en restait plus que deux en train d'achever leur calvaire, plus un vieil homme encore capable de se déplacer et un enfant qui était son petit-fils.

Le Bourguignon ne songeait même pas à prier, seulement au devenir de sa petite troupe en admettant que l'on réussisse la dangereuse aventure. Lui, personnellement, pensait à regagner les terres familiales aux portes de Dijon, son cousin Guillaume de Gy pourrait en faire autant, mais les autres dont le Temple de Paris était devenu le foyer normal ?

Après une pause, il se releva en secouant ses épaules comme pour les libérer d'un trop pesant fardeau et alla réveiller les convoyeurs du chariot vide : Olivier de Courtenay, Hervé d'Aulnay et le sergent Anicet.

- L'heure est venue de nous séparer, frères ! leur dit-il. Vous pouvez partir pour où vous voudrez avec les deux chevaux qui vous ont amenés. L'un de vous prendra le sergent en croupe. Nous sommes trop nombreux dans cet endroit, cependant désert, pour ne pas éveiller la curiosité si d'aventure quelqu'un s'apercevait de notre présence.

Bien qu'habitué à obéir sans discuter, Hervé demanda :

- Que va-t-il advenir des chariots restants et de nos compagnons ?

- J'en ai parlé longuement avec le père Sébastien. Il connaît à fond cette région où il est né et, à la nuit, il nous guidera, moi et le second chariot, jusqu'à Neaufles où, auprès de Gisors, est un fort château appartenant à sa famille. Ce château est relié, justement, à celui de Gisors par un souterrain...

- Gisors est forteresse royale, si je ne me trompe, et c'est de là que sont venus ceux qui ont pris nos frères d'Ivry, intervint Olivier. N'est-ce pas vous jeter dans la gueule du loup ?

- Le risque existe sans doute mais, hors les ladreries, quelle meilleure cachette trouver pour cette part de trésor qu'un domaine appartenant à celui qui vient de se déclarer notre ennemi ? Père Sébastien sait comment nous introduire. En outre un boyau du souterrain joint l'église Sainte-Catherine qui est hors les murs. Nous reviendrons ici ensuite et je ferai partir l'escorte de ce chariot. Après quoi, avec le troisième et si Dieu le veut, je conduirai ce dernier avec les frères Gaucher et Adam jusqu'à la maladrerie du Val-aux-Lépreux à Saint-Laviers, aux environs d'Abbeville. D'après père Sébastien, c'est le Temple qui l'a fondée et remise aux religieux de saint Lazare afin d'y soigner ceux de nos frères ayant contracté le fléau en Terre Sainte...

- Abbeville ? émit Hervé. Mais c'est très loin ?

- Pas plus que Dieppe, et le chemin nous sera montré par le frère Adrien, qui en est venu jadis. Nous passerons pour des lépreux en route vers le dernier refuge. Il est situé non loin de la mer, ce qui permettra, je l'espère, à frère Adam de regagner l'Angleterre où il se peut que frère Gaucher le suive...

- Pourquoi pas vous-même mon frère ? Et pourquoi ne pas embarquer aussi le chargement ?

- Ce serait trop risqué. Nous n'avons rien deviné de ce que machinait le Roi et nous ignorons s'il ne s'est pas accordé avec Edouard d'Angleterre. Je préfère un refuge plus sûr. Quant à moi, je vais essayer de rentrer en Bourgogne où j'escompte que la duchesse Agnès n'aura pas souscrit aux volontés de son neveu. Là je ferai en sorte de faire payer à Philippe de France le mal qu'il nous a causé. Au pire, il me sera possible de trouver asile en l'abbaye de Cîteaux... en attendant !

Tandis qu'il parlait, son visage sévère s'était fait plus sombre encore. Pourtant le sergent Anicet osa demander :

- Ne pourrais-je vous accompagner, sire ? Je suis de cette région moi aussi et j'aimerais y retourner...

- Je vous croyais écuyer de frère Olivier ?

- Non, corrigea celui-ci. Le sergent Anicet a partagé avec frère Hervé et moi-même une difficile mission, rien de plus. Finalement la catastrophe qui s'est abattue sur nous le libère…

- Mais, vous, qu'allez-vous faire ?

- Rentrer à Paris afin d'en savoir davantage sur l'étendue du désastre, comment a réagi le Grand Maître... et surtout ce qu'il est advenu de frère Clément de Salernes qui est mon second père.

- Et moi je vais avec lui, fit tranquillement Hervé. Il nous restera peut-être la ressource de trouver refuge chez mon frère aîné, à Moussy-le-Noble qui n'est pas - et de beaucoup ! - aussi éloigné que la Provence de frère Olivier. Nous allons avoir grand besoin, tous autant que nous sommes, de réfléchir...

- Réfléchir à quoi si le Roi a juré notre perte ? fit amèrement Courtenay pensant que la malédiction s'accomplissait et que l'on n'y pouvait rien. Pour nous, il ne nous reste guère que deux chemins : l'exil hors du royaume si le Temple subsiste encore au-delà des frontières, ou le retrait dans un monastère comme vous venez de l'évoquer, frère Jean ! Quant à la rébellion, la Règle nous l'interdit... Je vous prie de ne pas l'oublier !

- Quoi qu'il en soit, si vous changez d'avis et si je parviens jusque-là, sachez qu'au château de Longwy, vous serez accueillis... en frères ! A présent préparez-vous ! Prenez un peu de nourriture ! Ensuite le frère Adrien vous guidera pour sortir de la forêt et rejoindre le chemin de L'Isle-Adam sans revenir sur nos pas...

Tandis qu'ils se rendaient à l'écurie prendre leurs chevaux, Olivier vit sortir de la salle des malades un vieil homme au visage rongé par la lèpre et qui vint s'asseoir devant la porte sur un banc de pierre. Sa main était posée sur l'épaule d'un petit garçon blond et c'était le plus bel enfant que l'on pût voir. Il pouvait avoir six ou sept ans et son visage rose, dont les yeux ressemblaient à des fleurs de lin, était l'image même de la santé. Il bavardait gaiement avec le vieil homme qui, pour lui, trouvait encore ce qui ressemblait à un sourire. Olivier se tourna vers le père Sébastien :

- Cet enfant, père, que fait-il en ce lieu, dans cette maison de mort alors qu'aucune trace du mal n'est sur lui ?

- N'est encore sur lui, devriez-vous dire. Son père et sa mère ont été emportés par le mal ici même et le vieux Fabien, son grand-père, est bien atteint comme vous le voyez...

- Mais lui est sain ? Il ne peut rester...

- Il restera pourtant, soupira le religieux. Il n'a que six ans, mais soyez assuré qu'il est touché. Simplement, chez les jeunes enfants, la lèpre n'apparaît que vers neuf ou dix ans, aux approches de la puberté...

Olivier se souvint alors de l'histoire du jeune Roi lépreux que lui avait racontée jadis son père. Lui aussi était beau, rayonnant et plein de vie quand son précepteur, Guillaume de Tyr, s'était aperçu qu'en se blessant il ne ressentait aucune douleur. Il avait neuf ans ! Mais cet enfant n'était pas roi. Il n'avait pour famille que ce vieillard en route vers la tombe...

- Que deviendra-t-il quand son grand-père mourra ? demanda-t-il.

- Il demeurera avec nous... et nous le soignerons de notre mieux parce que nous l'aimons, ce petit ! J'avoue que parfois, en face d'une telle injustice je m'interroge...

Il s'interrompit et rentra dans l'abri aux chevaux.

Un moment plus tard, ceux qui partaient firent leurs adieux à leurs compagnons. Ce fut simple, à peu près silencieux mais plein d'émotion à cet instant où leurs vies à tous, si bien tracées jusqu'à présent en une belle ligne droite, se brisaient contre un mur dont aucun d'eux ne pouvait estimer la dureté ou les dimensions. Il faudrait dorénavant tenter de continuer le chemin à la rencontre d'un idéal dont ils n'étaient certains qu'au moins Dieu leur restât. Ils s'embrassèrent, puis Hervé et Olivier prirent en mains les rênes de leurs montures et suivirent le frère Adrien hors de l'enceinte de rondins et le long de la rivière qu'ils remontèrent vers la source.

Après avoir parcouru environ une demi-lieue, alors que le cours d'eau avait disparu, on fut à une croisée de sentiers. Le lazariste tendit alors un bras dans la direction du sud en disant seulement :

- Allez tout droit. A un quart de lieue vous retrouverez le chemin que vous avez suivi en arrivant. Dieu soit avec vous !

Et sans même attendre leurs remerciements, il remit ses mains dans ses manches et disparut sous le couvert des arbres...


Trois jours plus tard, deux moines cordeliers - tunique et coule à capuce de bure grise, ceinture de corde à trois nœuds, suivaient la grande route de Saint-Denis qui, à travers champs, aboutissait à la porte du même nom pour se continuer par la plus importante des artères parisiennes, celle qui jusqu'à la Seine traversait les quartiers rive droite de part en part. Pour reposer leurs pieds chaussés de grossières sandales à lanières, ils s'étaient assis sur un talus à l'entrée d'un sentier grimpant au sommet d'une butte où était une étrange construction : sur un grand soubassement de pierres brutes, quatre piliers de chaque côté et quatre au centre reliés par des poutres, formant sur deux étages quarante-huit baies découpées sur le ciel. Chacune de ces poutres soutenait une chaîne de fer et presque toutes portaient le corps d'un pendu, les uns encore reconnaissables, les autres réduits par les corbeaux à l'état de guenilles humaines. C'était le gibet de Montfaucon que venait de faire reconstruire l'intendant des bâtiments, Enguerrand de Marigny. Deux gardes armés de guisarmes se tenaient en bas des marches qui escaladaient le soubassement et, près d'eux il y avait un petit groupe d'hommes, de femmes, et d'enfants, certains en larmes. Sans doute une exécution venait-elle d'avoir lieu. D'autres personnes regardaient de plus loin, près des deux moines. Ceux-ci entendirent alors :

- Vous croyez qu'il y a des Templiers là-dedans, voisin ? disait l'un d'eux, bonhomme falot coiffé d'un bonnet vert qui n'avait pas l'air très intelligent.

- C'est trop tôt, voyons ! Il faut d'abord faire leur procès ! répondit l'autre qui était deux fois plus gros et se donnait des airs importants. Et ce serait bien étonnant qu'on en voie jamais ici. Pour ce dont on les accuse : hérésie, sodomie, sacrilège, ils n'auront pas droit à une honnête corde : ce sera le bûcher !

- Vous croyez vraiment qu'ils ont fait tout ça ? reprit le premier.

- C'est ce que dit la lettre de notre sire Philippe que l'on a publiée hier et le Roi doit savoir ce qu'il écrit...

- Ah ça, c'est bien vrai ! Mais si vous voulez le fond de ma pensée, voisin, ça ne m'étonne pas vraiment ! Sont plus bons à rien ces gens-là depuis qu'ils sont plus en Terre Sainte, et je me suis laissé dire qu'il s'en passe de belles dans leurs riches maisons...

La suite du discours fut perdue pour ceux qui écoutaient, les deux compères s'étant remis en marche pour rentrer dans la ville... Ils étaient passés, sans même les remarquer, devant les deux moines. Hervé d'Aulnay soupira :

- Si le reste du peuple pense comme ces deux-là, l'Ordre n'aura pas beaucoup de défenseurs !

- Qu'espérais-tu d'autre ? Ce n'est jamais bon de susciter l'envie et pour cet homme nous ne sommes plus que des inutiles installés sur de grandes richesses...

- Inutiles ? Nos maisons font de belles aumônes et le Grand Maître ne cesse de réclamer une nouvelle croisade ! Et... à propos d'aumônes, ne sommes-nous pas censés être des frères mendiants ?

- Si tu ne demandes rien, tu n'auras rien, mon fils ! dit Olivier qui ne put s'empêcher de rire, et ces deux là, comme tu dis, ne nous ont même pas vus...

- Ou n'ont pas voulu nous voir. Quoi qu'il en soit, j'ai bien peur de ne jamais y arriver. J'aurais préféré un autre habit...

- C'était tout ce dont disposait sire Jean de Villiers. Encore devons-nous lui en être reconnaissants : même rasés, il trouvait que nous avions toujours l'air de Templiers.

Le seigneur de L’Isle-Adam, en effet, s'il les avait accueillis sans discuter, ne leur avait pas caché que depuis le 13 octobre, il avait déjà reçu la visite d'un messager royal porteur d'un écrit où il était stipulé que quiconque donnerait asile à un Templier serait passible de graves sanctions pouvant aller jusqu'à la confiscation des biens et même la prison. Or il était le frère de Gérard de Villiers, le Maître en France, et il était assez naturel de se trouver en tête des listes de suspects, mais c'était un homme de caractère bien trempé, entièrement capable de défendre sa forteresse insulaire contre n'importe qui, fut-il le Roi, s'il essayait de l'en chasser :