- Quant à mon noble frère, ajouta-t-il, je ne le laisserai certes pas se faire massacrer devant mes murs sans tenter de lui porter secours.
- Nous ne sommes pas vos frères ? émit Olivier.
- Vous êtes les siens puisqu'il vous nomme ainsi. C'est pourquoi mon aide vous est acquise. Pour moi le Temple est pur de ces ignominies que l'on entend proférer depuis deux jours.
- Ce que nous avons entendu dire est-il vrai ? s'inquiéta Olivier. Toutes les templeries de France ont été attaquées en même temps, à la même heure ? C'est à peine croyable.
- Et pourtant c'est vrai : le roi Philippe a réussi là une entreprise extraordinaire mais qui donne la juste mesure de son pouvoir sur l'étendue du royaume... Si vous voulez rentrer à Paris, il faut vous changer.
Olivier et Hervé avaient donc troqué chez lui leurs vêtements contre deux frocs gris et leurs chevaux contre deux paires de sandales, chaussures dont à l'évidence ils n'avaient pas l'habitude et qui avaient rappelé à Olivier ce que son père lui avait raconté jadis de son parcours entre la Tour oubliée et la commanderie de Joigny quand il fuyait les gens du bailli de Châteaurenard. Quitter des bottes solides et protégeant bien le pied contre ces semelles à lanières de cuir était une vraie pénitence, surtout quand le temps déjà humide se met au froid. Encore Hervé l'avait-il accepté par simple amitié pour Olivier. Il ne voyait aucune raison valable de se risquer dans Paris quand il était si facile de gagner en quelques heures son château paternel de Moussy, lui aussi au nord de la capitale... et sans se séparer des chevaux, mais Olivier voulait savoir ce qu'il était advenu de frère Clément et, de ce fait, on était obligés de retourner jusqu'à l'enclos du Temple pour écouter les bruits de la rue... Aulnay avait eu beau avancer que Moussy n'était guère qu'à six lieues de la Cité, que l'on pourrait au moins y réfléchir dans le calme alors qu'ils ne possédaient plus le moindre asile, Olivier s'était obstiné admettant volontiers que son ami n'avait aucune raison de l'accompagner mais que lui tenait à y aller.
- Peut-être Dieu veut-il que nos chemins se séparent ici, lui avait-il dit avec une grande douceur. Rentre chez toi ! Je promets de t'y rejoindre dès que j'aurai appris ce qui m'importe tant !
- M'y rejoindre ? Tu ne trouveras jamais le chemin seul ! avait bougonné Hervé. Ce n'est pas une métropole que notre vieux Moussy. Toutes les routes n'y mènent pas. Nous tenterons l'aventure ensemble et plus un mot là-dessus !
C'est ainsi qu'emballés plutôt que vêtus de robes grises un peu trop courtes pour leurs grandes jambes, les deux amis se retrouvèrent mêlés au flux continuel de charrettes portant des légumes, de femmes assises de côté sur un âne, de soldats, de paysans ou de voyageurs venant des Flandres ou d'ailleurs que Paris drainait sur la noble roule des joyeuses entrées et des funérailles royales : des gens de villages essaimés dans le grand demi-cercle allant de Pontoise à L'Isle-Adam, Chantilly, Senlis, Nanteuil le Haudouin et Meaux.
S'étant remis en marche, ils franchirent sans encombre la porte Saint-Denis que surveillaient des soldats plus attentifs à ceux qui sortaient qu'à ceux qui entraient... L'atmosphère d'ailleurs avait changé. Animée, plutôt gaie en temps normal, elle reflétait le grand drame qui se jouait dans le royaume. Pas de chansons ou de joyeuses interpellations mais des conciliabules à deux ou trois personnages parlant bas sous l'auvent d'une échoppe ; les gens allaient à leurs affaires à pas rapides, le chaperon ou le bonnet enfoncé jusqu'aux sourcils, l'œil aux aguets. Même les cris des petits métiers de la rue s'assourdissaient. Les claironnements vocaux annonçant le fromage de Brie, le cresson de fontaine, les pois chauds, les gâteaux ou le poisson des étangs de Bondy et mille autres choses semblaient s'étrangler dans la gorge des marchands ambulants. Des femmes aussi passaient, enveloppées de leurs capes, se rendant à l'église ou chez un fournisseur, mais sans regarder autour d'elles. L'une en passant glissa un peu de monnaie dans la main d'Hervé en lui demandant de prier pour elle. C'était comme si un couvercle immense s'était abattu sur Paris...
Autour de l'enclos du Temple dont les issues étaient gardées par des cordons de soldats, c'était pire encore. Là aussi des groupes se formaient, des gens regardaient sans trop savoir ce qu'ils attendaient. L'attroupement habituel des miséreux qui venaient chaque jour recevoir la nourriture et l'aumône du Temple était présent mais au lieu de se presser vers les tours d'entrée où était le corps de garde, ils restaient assis à quelque distance regardant eux aussi ces hommes d'armes aux visages fermés sous les chapeaux de fer comme s'ils étaient autant d'anges exterminateurs munis d'épées flamboyantes gardant le Paradis perdu.
Les deux faux moines éprouvaient un sentiment proche. A cette différence près qu'il ne s'agissait pas pour eux d'un éden interdit mais bien de leur maison dont ils connaissaient chaque aspect, chaque recoin. C'était une ville à côté de la ville que l'enclos du Temple avec ses nombreux bâtiments, sa magnifique chapelle au cœur rond surmonté d'une coupole rappelant l'Orient, son hôpital, ses logis, sa tour de César édifiée au siècle précédent : trois étages sur plan carré avec une seule pièce par étage et aussi ce splendide ouvrage achevé depuis peu par frère Hubert : la Grosse Tour qu'on appelait aussi le Donjon, une vraie forteresse à elle seule, carrée elle aussi mais flanquée de tourelles rondes dressant à cinquante mètres de hauteur leurs poivrières d'ardoises bleues. On l'avait construite pour abriter le Trésor…
Il y avait aussi la belle salle capitulaire, les grandes écuries, la ferme, l'abreuvoir, le cimetière, la prison et le pilori de l'Ordre. Sans compter le moulin, la boulangerie et ce qu'on nommait la censive, l'espace régi par les lois féodales où vivaient les corps de métier, maçons, tailleurs de pierre et charpentiers qu'employait le Temple. Comme le reste de l'enclos, la censive se trouvait en dehors du pouvoir royal, bénéficiant en outre comme tous les corps de métier nobles des constructeurs, des franchises accordées jadis par Saint Louis.
Les hautes murailles cachaient l'ensemble mais la mémoire des deux Templiers leur en faisait un portrait fidèle... Ils s'approchèrent de l'un des mendiants, un homme d'une quarantaine d'années qui se tenait debout, bras croisés, adossé à une haie et convenablement étayé par ses branches souples. Il ne ressemblait pas vraiment à ses confrères. Si ses vêtements avaient souffert au point de montrer nombre de trous et d'effilochures, il avait dû connaître des jours meilleurs, le tissu élimé étant un ancien drap de qualité taillé jadis par des ciseaux habiles. Ses cheveux gris étaient longs, emmêlés, sa barbe floconneuse, mais ses yeux bruns restaient vifs même s'il était difficile d'en déchiffrer l'expression
- La paix du Seigneur soit avec vous, mon frère, entama Hervé après un léger toussotement. Puis-je vous demander ce que vous faites ?
L'homme lui lança un coup d'œil rapide, puis haussa les épaules :
- Ainsi que vous pouvez le voir, je fais comme les autres. J'attends !
Bien que sa voix fût un peu éraillée, peut-être par un abus de boisson, il s'exprimait avec noblesse et Hervé pensa qu'il ne sortait certainement pas de la fange des ruisseaux.
- Mais qu'attendez-vous ? Pardonnez, s'il vous plaît, ma curiosité, mais mon frère et moi avons parcouru une longue route et venant de loin, nous ne sommes pas au fait de ce qui se passe dans Paris.
- Venez-vous de si loin que le grand bruit du royaume ne vous ait pas atteints ?
- Si fait ! On nous a dit que le Roi s'était emparé de toutes les templeries du pays. Cela semble tellement incroyable ! Et plus encore à présent où nous voyons qu'ici - dont on nous a appris que c'était le Temple de Paris - on attend l'aumône... C'était donc un faux bruit ?...
- C'est un vrai bruit... Et personne n'espère plus rien de ceux qui sont là.
- Les Templiers n'y sont plus ?
- Si. Le Grand Maître et ses dignitaires sont paraît-il enfermés dans le Donjon et quelques-uns de leurs frères dans la prison, mais beaucoup de chevaliers ont été emmenés à Saint-Martin-des-Champs et dans d'autres geôles pour y être questionnés. Ils étaient environ cent cinquante, plus les sergents et les serviteurs. Il n'en reste plus qu'une poignée, ajouta le miséreux d'un ton où perçait la colère. Et c'est le Roi en personne qui s'en occupe !
- Le Roi ? Nous avions ouï dire qu'il était en son château de Pontoise.
- D'où venez-vous donc ?
- De... Normandie. Le couvent qui avait accueilli notre errance a brûlé...
- Vraiment ? Où était-ce, dites-moi ?
Olivier envoya un coup de pied discret dans les jambes de son compagnon pour l'inciter à la prudence. Le mendiant posait vraiment beaucoup de questions.
- Aux environs de Dieppe !
Hervé aurait juré qu'à cet instant une flamme s'était allumée dans l'œil de l'homme, mais elle s'éteignit aussitôt. Aussi, pour éviter de donner plus de précisions, il enchaîna :
- Vous êtes certain que le Roi est céans ?
- Sûr qu'il y est ! Il est arrivé sur les talons des gens chargés de l'arrestation. Vous ignorez bien entendu comment l'opération a été exécutée ?
- Bien entendu.
- Alors, sachez qu'à l'aube du dernier vendredi, treizième jour de ce mois, le nouveau Chancelier Guillaume de Nogaret, accompagné du capitaine des gardes Raynald de Roye, est entré au Temple après s'être fait ouvrir la porte par cautèle et mensonge en disant qu'il venait « de par le Roi » entretenir le Grand Maître d'une affaire ne souffrant aucun retard. Il est entré, en effet, mais avec une forte troupe bien armée qui s'est emparée de tout l'enclos sans coup férir. Pris autant dire au saut du lit, les Templiers ne se sont pas défendus.
- Un Templier n'a le droit de se battre que contre les ennemis de la Foi ou les ennemis de l'Ordre. Pas contre les siens, observa Olivier.
L'homme tressaillit. Son regard fixé jusque-là sur la porte si bien gardée de l'enclos se tourna vers lui :
- D'où le savez-vous ?
- Le Temple existe depuis assez longtemps pour que nul ne l'ignore. Surtout dans les communautés…
- Peut-être... Pour en finir avec ce que vous désirez savoir, je dirai que derrière le garde des Sceaux - au fait il ne l'est que depuis deux semaines à peine comme par hasard ! - est entré Guillaume Humbert que l'on appelle Guillaume de Paris. C'est le confesseur du Roi, mais ce dominicain implacable était déjà Grand Inquisiteur de France. Quant à Nogaret, depuis l'attentat contre le Pape Boniface VIII à Agnani, il est connu comme un homme aussi cruel que brutal. C'est assez dire que les Templiers vont souffrir !
- Ce serait inique ! Ils ne relèvent que du Pape Clément V. Si on a des griefs contre eux je pense que l'on se contentera de les incarcérer pour les remettre ensuite à Sa Sainteté ?
L'inconnu écoutait avec un intérêt croissant qui se traduisit même par un sourire :
- Quelle flamme à les défendre pour un moine mendiant ! A moins que vous n'ayez des parents... des amis dans l'Ordre. A moins que...
Comprenant trop tard que lui, le silencieux, s'était laissé emporter par son indignation, Olivier s'empourpra.
- A moins que quoi ? demanda-t-il avec une hauteur qui était elle aussi une imprudence.
L'homme se pencha vers lui pour murmurer :
- Que vous n'en soyez un... comme moi !
- Vous ?
Le pied d'Hervé écrasait le sien pour l'inviter à plus de retenue. On pouvait toujours avoir affaire à un provocateur ; mais Olivier était trop passionné pour s'arrêter. Son regard fouilla celui de l'homme, qui ne se détourna pas mais reprit avec une sombre ardeur :
- Moi, Pierre de Montou ! J'ai été honni et chassé de l'Ordre il y a cinq ans et j'ai échappé de peu à la mort pour avoir osé attaquer le monstre qui a dévié une partie du Temple avec une doctrine satanique, des rites infâmes qui lui valent aujourd'hui des accusations ignobles qui vont le perdre, en raison de quoi le Roi croit - grâce à de sournoises dénonciations ! - que le Temple dans son intégralité est pourri.
Olivier échangea un regard avec Hervé qui avait cessé d'écraser ses orteils endoloris et se laissait prendre au dialogue. Le doute n'était pas possible parce que la rancœur, la douleur que reflétait cette voix sourde n'étaient pas feintes. La même idée venait de les traverser tous deux au même moment, mais ce fut Olivier qui chuchota :
- Ce... ce monstre ne s'appelait-il pas Roncelin de Fos ?
"Olivier ou les Trésors Templiers" отзывы
Отзывы читателей о книге "Olivier ou les Trésors Templiers". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Olivier ou les Trésors Templiers" друзьям в соцсетях.