Montou tourna vers lui des yeux terribles tant il flambait de rage.
- Vous le connaissez ?
- Mon père l'a connu, et moi aussi et mon frère que voici également... Pas pour notre bien, mais je suis heureux de pouvoir vous apporter un apaisement...
- Un apaisement ? Seule sa mort pourrait m'apaiser.
- Peut-être s'est-elle déjà emparée de lui à cette heure car au dernier printemps, la main du Précepteur de Provence, Clément de Salernes, s'est abattue sur lui. Il a été jugé et condamné au « mur » dans les oubliettes du château du Ruou. A son âge il n'a pas dû résister longtemps...
- Dieu a jugé. Enfin !
Une intense expression de bonheur inonda le visage de ce chevalier dont la misère avait fait un mendiant. Il avait rejeté la tête en arrière, fermé les paupières et des larmes, de soulagement sans doute, coulèrent parmi les poils et la crasse de son visage. Quand il les rouvrit, il eut pour ceux qui venaient de le libérer un sourire épanoui :
- Je ne sais pas qui vous êtes, mais grand merci ! Vous m'avez délivré et je mourrai d'autant plus heureux à présent !
- Pourquoi devez-vous mourir ? N'avez-vous plus de famille, plus de domaine pour être réduit à cet état ?
- Non. Les miens m'ont rejeté comme avait fait le Temple. Je ne leur en veux pas plus que je n'en veux à l'Ordre. Il a cru bien juger et je demeure Templier dans l'âme. Je veux même lui rendre un dernier service... Séparons-nous à présent, frères ! Faites-moi la faveur de vous éloigner de moi ! Croyez-moi, quittez ce lieu ! Même sous ces robes vous êtes en danger...
- Pas plus que vous sous vos guenilles ! fit tranquillement Hervé. A propos, nous vous avons demandé ce que vous attendiez, ainsi que ces malheureux... Personne ne viendra plus faire l'aumône...
- Mais si ! Depuis le lendemain de l'arrestation, le roi Philippe est dans l'enclos et il doit en sortir au cours de la journée pour rentrer au palais de la Cité. Et il sera généreux - il l'est toujours quand il se promène seul dans les rues - afin que le peuple soit encore mieux disposé envers lui... Aussi vais-je en profiter !
- Pourquoi pas nous ? fit Aulnay. Les errants que nous sommes ont grand besoin d'assistance…
- Sans doute. Pourtant suivez le conseil que je vous donne… la prière que je vous adresse : allez-vous-en !
- Il ne peut en être question, riposta Olivier. Je cherche ici des nouvelles de frère Clément de Salernes que je vénère et ne partirai pas sans en avoir obtenu…
- Vous êtes fou si vous croyez que l'on vous en donnera ! S'il était ici la nuit qui s'est achevée par le coup de force de Nogaret, il y est encore ! N'attendez plus ! Vous reviendrez quand le Roi sera parti.
- Mais enfin, grommela Hervé entre ses dents, pourquoi ne voulez-vous pas que nous restions avec vous ? Nous sommes bien ce que vous supposez et c'est notre droit autant que le vôtre !
Le mendiant se mit à rire, mais son rire sec, sans gaieté n'éclaira pas ses yeux tandis qu'avec une étrange douceur il disait :
- Quel droit ? Celui de mourir dans les tourments avec moi ? Je vais tuer Philippe au moment même où il me fera l'aumône. C'est pour moi la seule façon de sauver le Temple ! L'héritier est un foie blanc qui n'osera pas poursuivre. S'il y songeait d'ailleurs, son oncle Charles de Valois, qui nous est acquis, l'en empêcherait…
Les deux amis en avaient trop vu depuis ces derniers temps pour s'étonner seulement de cette détermination régicide. A la limite, ils pouvaient la comprendre, mais il fallait essayer de détourner cet homme de son projet :
- Vous n'y réussirez pas, dit Olivier. Vous allez vous faire massacrer pour rien… et peut-être aussi tous ces malheureux.
- Je passerai le dernier.
Il avait quitté son buisson depuis un moment et allait se mettre à la suite des autres quand le châtelet du Temple s'anima : le pont-levis descendit avec une lente majesté, la herse se releva et le cortège de Philippe le Bel apparut. Fort simple ! Vêtu de gris clair fourré de menu-vair avec chaperon assorti, comme souvent le Roi allait à pied et s'entretenait avec son secrétaire Raoul de Presle, suivi d'une légère escorte d'archers aux ordres de leur capitaine Alain de Pareilles. La foule - elle s'était grossi après l'arrivée des faux moines - l'acclama. Il la salua d'un geste de sa main gantée sans cesser d'écouter ce que lui disait Presle. Pourtant il l'interrompit pour distribuer les pièces de monnaie tirées d'un sac tenu par un serviteur. L'air s'emplit dés bénédictions de ceux qu'il assistait ainsi et, chose extraordinaire, son beau visage impassible aux yeux si froids eut pour eux l'esquisse d'un sourire.
Ne sachant que faire, ravagés d'inquiétude dans l'attente de ce qui allait se produire, Olivier et Hervé regardaient diminuer la file de mendiants, interposée entre Montou et sa cible. Encore un... et encore un ! Soudain, alors qu'il n'y avait plus que trois hommes à faire passer, Olivier eut une idée. A pleins poumons il cria :
- Roncelin de Fos ! Il est là !
Pierre de Montou sursauta, se retourna, vit Courtenay dressé un bras étendu dans une direction opposée à Philippe et qui aussitôt fonçait de ce côté. Il n'hésita que peu et, tournant les talons, se jeta dans la foule pour rejoindre les deux hommes.
Or, ce qui venait de se passer était insensé, incroyable, à la limite même de la raison car, alors même qu'il l'évoquait en clamant son nom, à cet instant, Olivier avait vraiment vu le Templier maudit. Il n'avait même pas cherché à se dire que ce ne pouvait pas être possible, que Fos n'avait pu échapper au cul-de-basse-fosse où on l'avait scellé, une fureur aveugle s'était emparée de lui et il s'était lancé à l'attaque de celui en qui s'incarnait tout ce qu'il haïssait.
La foule était dense et lui opposait la résistance de sa masse. Il y mit beaucoup plus de force qu'on n'en pouvait attendre d'un moine mendiant et cela n'alla pas sans protestations, mais il était attiré comme par un aimant vers cet angle de maison où, hissé sans doute sur une borne ou un montoir à chevaux, il avait vu surgir avec une extraordinaire netteté le visage exécré ; mais, quand il y parvint, il n'y avait plus qu'une demi-douzaine de faces courroucées ne ressemblant en rien à celui qu'il cherchait...
- Je l'ai bien vu, bon sang ! Il y avait là un grand vieillard vêtu de noir...
- Moi aussi je l'ai vu, appuya Hervé.
- Il y était, mais il n'y est plus, fit l'un des mécontents. En voilà des façons de bousculer le pauvre monde. Si c'est comme ça que vous demandez la charité...
- Je demande seulement où il est passé ?
- Ici ou là, fit l'autre goguenard. Est-ce que je sais ? En tout cas vous feriez bien de décamper ! Notre sire Philippe doit vouloir obtenir de vous quelques explications...
En effet, sur le sillage de Montou qui accourait, Pareilles lâchait un détachement d'archers chargés de remettre de l'ordre. Toujours friande de belles bagarres, d'arrestations musclées ou autre rupture du train-train quotidien - ou peu désireuse de se voir molestée ! - la foule s'ouvrait sagement devant eux. Saisissant en un éclair qu'ils allaient être pris et sans doute très vite reconnus pour ce qu'ils étaient, Hervé entraîna son ami :
- Filons !
Olivier suivit sans discuter et sans plus s'occuper de Montou. Ils foncèrent en aveugles, ne sachant pas trop où aller. A eux deux ils représentaient presque la force d'un « bélier » et l'on s'écartait devant leur charge. La foule se faisait moins dense mais derrière eux les archers tenaient toujours bon même si la distance entre eux ne s'était pas réduite. Ils venaient de ralentir pour tourner dans une ruelle étroite à l'angle de laquelle était l'échoppe d'un boulanger dont la bonne odeur de pain chaud manqua les faire défaillir en leur rappelant qu'ils avaient faim, quand un homme surgit soudain devant eux, les attrapant chacun par une manche, et les précipita dans une entrée de cave au risque de leur rompre les os, s'y jeta derrière eux et referma la trappe. Le mouvement, très rapide et protégé par l'angle de la ruelle, tellement étroite que le jour n'y pénétrait guère, les escamota littéralement sans attirer l'attention de personne. Peu après, le pas ferré des hommes d'armes continuant sur leur lancée leur apprit que, pour un instant tout au moins, ce danger pressant était passé.
Dans la cave dont ils avaient dégringolé pêle-mêle les échelons heureusement courts, on n'y voyait goutte, mais la voix de l'étranger qu'ils n'avaient pas eu le temps d'apercevoir s'éleva :
- Je vous demande excuses de vous avoir malmenés, sire Olivier, mais il n'y avait que peu de temps pour les usages !
- On dirait... fit le Templier à qui cette voix n'était pas étrangère. Vous êtes Mathieu de Montreuil ?
- Tout juste ! Et bien heureux d'avoir été là et de vous avoir reconnu à temps ! On se faisait du souci pour vous à la maison, ne sachant pas si vous aviez été pris l'autre nuit. Vous n'avez rien de cassé, j'espère ?
- Non. Et d'abord merci, mais expliquez-moi le pourquoi de votre présence.
- Depuis l'arrestation je suis venu chaque jour après avoir acquis l'assurance que vous n'étiez pas à Saint-Martin-des-Champs où je connais tout le monde, y ayant travaillé. Et puis je vous ai reconnu quand vous parliez avec le mendiant et je pensais attendre que le Roi soit parti pour vous rejoindre et vous offrir mon aide... J'avoue n'avoir pas bien compris ce qui s'est passé. Vous avez crié et tout s'est déclenché... et je me suis dit qu'il fallait faire quelque chose...
- Mais comment êtes-vous arrivé ici avant nous ?
- Je connais la ville mieux que vous et aussi ses traverses. Selon la ligne de votre course vous deviez passer devant cette maison qui appartenait à une vieille cousine dont j'ai hérité. Alors j'ai couru, ouvert la trappe... et vous savez le reste... A présent il va falloir être patients ! On ne pourra guère sortir qu'à la nuit tombante, mais avant la fermeture des portes !
- Je ne sais que vous dire, Maître Mathieu, sinon merci ! fit Olivier ému. C'est un grand risque encouru pour nous venir en aide... Et vous avez une famille !
- Vous en eussiez fait autant à ma place. L'amitié nouée jadis entre votre père et le mien n'est-elle pas toujours vivante ?
- Oh si, c'est la raison pour laquelle je me refuse à en abuser pour ne pas vous mettre en péril. Si vous pouvez ce soir nous faire quitter Paris, nous prendrons le large et ce sera au mieux.
- Et vous irez où ? Il est long, le chemin jusqu'aux domaines provençaux de messire Renaud !
- Certes, intervint Hervé, aussi n'irons-nous pas aussi loin. Simplement jusqu'à Moussy où mon frère nous accueillera je pense. Il est bien en cour. Son fils aîné Gautier est déjà page de Monseigneur de Poitiers et il était question que le cadet, Philippe, entre chez Monseigneur de Valois...
- Pour l'heure vous viendrez d'abord à Montreuil. Vous devez avoir grand besoin - car vous semblez las ! - d'un peu de repos et d'une bonne nourriture...
- J'avoue volontiers que nous avons faim et que nous sommes fatigués, murmura Olivier avec un peu de honte. C'est chose lamentable pour des Templiers que d'être réduits à mendier...
- Aussi ne saurait-il être question de vous laisser continuer. Songez cependant, sire Olivier, que ce n'est que blessure d'amour-propre assurément préférable à ce qu'endurent vos frères... Depuis qu'ils sont prisonniers, messire de Nogaret et le Grand Inquisiteur les interrogent avec tout ce que ce mot comporte.
- Vous voulez dire qu'on les torture ? émit Hervé qui sentait ses cheveux se dresser sur sa tête...
- De quel droit ? s'insurgea Olivier. Seul le Pape peut nous juger et c'est à lui que nos frères devraient être remis...
- Les faits reprochés sont trop graves pour que le Roi et ses légistes se contentent d'une expulsion. Vous ne vous en doutiez pas ?
- Je sais que l'on parle du bûcher pour nous, mais seule Sa Sainteté a le droit de nous y jeter. Or, nous n'avons jamais commis ce que l'on nous reproche ! Alors pourquoi la torture ?
- Parce que le Roi est convaincu de la culpabilité et qu'il exige des aveux rapides justement pour les présenter au Pape !
Olivier ne répondit pas. Il savait que Mathieu avait raison, que ses protestations étaient vaines et que lui-même n'y croyait pas. Ce qu'il n'osait pas encore se demander c'est quel avenir pourrait s'ouvrir devant lui, s'il échappait à la persécution, car ce n'était pas autre chose ! Et jusqu'à ce que Mathieu ouvre à nouveau la trappe pour les faire sortir, il resta enfermé dans ses réflexions sans plus prononcer le moindre mot. La pensée de frère Clément l'obsédait et l'idée qu'il soit livré aux tourmenteurs lui arrachait le cœur. Il ne voyait pas comment il pourrait le secourir et se sentait affreusement misérable et impuissant...
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