La nuit close trouva les trois hommes cheminant vers le havre paisible de Montreuil et la chaleur du foyer du maître bâtisseur. Une halte réconfortante sur une route hérissée de périls.
Olivier n'imaginait pas un seul instant qu'il allait y rester bien au-delà de la nuit...
Deuxième partie
LA CATHÉDRALE REBELLE
CHAPITRE VI
LES ANGOISSES DE DAME BERTRADE
Bien à plat sur la main qui s’élevait comme une offrande vers la flamme des longues chandelles, le joyau s'habilla de lumière écarlate et rayonna comme si un minuscule volcan s'était allumé au creux de la paume de la Reine de Navarre. Pour faire naître d'autres scintillements dont certains se reflétaient sur son visage, elle fit tourner sa main autour de son mince poignet et, finalement soupira :
- C'est merveille, Maître Pierre, mais j'ai beaucoup dépensé ce mois pour mes atours. Un nouvel achat ne serait pas raisonnable…
Pierre de Mantes était l'orfèvre du roi Philippe. Il se contenta de sourire en s'inclinant :
- Beauté et raison s'accordent mal, Madame, et rien n'est trop magnifique pour parer la future Reine de France. Surtout pour une circonstance importante.
Le petit discours faisait partie du jeu. Il faudrait peut-être en ajouter encore un peu, mais l'orateur était certain de parvenir à ses fins. Marguerite adorait les rubis, comme tout ce qui était rouge, sa couleur favorite, et il savait qu'elle ne résisterait pas longtemps à ceux-là. Toujours sans quitter des yeux le joyau, elle demanda :
- Vous pensez à la venue annoncée de ma belle-sœur d'Angleterre ?
- En effet, et lorsque nous avons reçu de Venise ces admirables pierres venues de plus loin encore, ce fermail s'est composé comme de lui-même avec son entrelacs d'or et d'émaux. Les perles qui les font ressortir sont d'une grande pureté et d'un grain rarissime. Tout juste ce qu'il fallait pour mieux exalter la splendeur de ce que les Orientaux appellent « les gouttes de sang au cœur de la Terre Mère » !
Marguerite quitta son fauteuil incrusté d'argent, de cristal et de topazes, et alla vers la vaste cheminée où crépitait un bon feu - on était en mars et la saison sentait encore l'hiver -, traînant après elle sa longue robe de velours pourpre réchauffée par un surcot bordé d'hermine. Les yeux de l'orfèvre s'arrondirent : au lent balancement des pas, la robe s'ouvrait jusqu'à la hanche, dévoilant, le temps d'un éclair, des jambes ravissantes. Le spectacle était troublant mais Pierre de Mantes assez âgé pour ne pas se laisser détourner de ses propos. Il se demanda seulement ce que le roi Philippe pouvait penser d'un vêtement de ce genre, lui qui n'avait jamais quitté le regret de son épouse défunte et n'aimait pas que l'on eût, à sa cour, une tenue légère.
Marguerite cependant tenait toujours le fermail. C'était aux flammes de la cheminée qu'elle mirait à présent les trois gros rubis. Son joli visage reflétait sa fascination, le désir qu'elle avait de ce bijou. Pierre de Mantes toussota :
- Il vous va si bien, Madame... et pour le paiement nous pourrions... trouver un arrangement ?
Du bout du doigt, Marguerite caressa les pierres comme elle l'eût fait d'un chaton.
- Qu'en ferez-vous si je ne l'achète pas ? demanda-t-elle sans le regarder.
- Je l’irai offrir à notre sire Philippe. Il aura peut-être le désir de faire présent à la reine Isabelle quand elle sera en nos murs...
Un éclair de colère traversa les profonds yeux noirs de la reine de Navarre :
- Isabelle ? Pourquoi Isabelle ?
- C'est un bijou de reine, Madame, qui ne saurait aller à moindre dame, mais j'avoue que cela m'affligerait. Madame Isabelle est blonde. Le rubis est parure de brune et nulle ne l'est plus magnifiquement que vous, Madame, ajouta-t-il en osant un regard appréciateur qui après un rapide passage sur un corps que l'on n'avait aucune peine à deviner superbe s'attachait aux lèvres pulpeuses, aux vastes prunelles d'un noir de velours ourlées de longs cils posées comme un masque sur la peau d'ivoire nacré. Plutôt petite, mais proportionnée à miracle, Marguerite avait l'éclat, la perfection d'une rose à l'instant où elle va s'épanouir. Mère depuis trois ans d'une petite fille, elle n'en gardait pas moins la finesse d'une jeune fille. D'humeur volontiers hautaine, elle ne s'offensa cependant pas du regard du marchand. Il était un homme, un homme de goût, et elle aimait séduire, elle aimait voir naître le trouble dans les yeux masculins.
Se tournant soudain vers la dame qui, près de la fenêtre, lisait un livre d'heures, elle dit :
- Madame de Courcelles, soyez assez bonne pour aller chercher Aude. Dites-lui qu'elle apporte le manteau de camocas qu'elle me prépare...
La dame, une jeune femme au visage fin et intelligent enserré d'une guimpe de soie blanche assortie à son chaperon brodé de violet, se leva et sortit pour revenir presque aussitôt avec une jeune fille dont les longs cheveux d'un blond argenté tombaient librement sur son dos de sous sa petite toque plate de soie azurée retenue par une mentonnière de mousseline. Elle tenait, rejeté sur ses bras étendus, un flot de brocart blanc tissé d'or et doublé de taffetas cramoisi qu'elle vint draper sur les épaules que lui présentait Marguerite. Ainsi revêtue des plis neigeux qu'animait l'éclatante doublure, la jeune reine alla vers un assez grand miroir serti de bronze pendu à un mur et plaça le fermail à la base du col où aucun agrafage n'était encore posé. Près de son visage au teint animé, l'effet était magique et Aude joignit les mains avec un sourire ébloui !
- Oh, Madame ! C'est tout juste le fermail qui convient !
- Aussi je crois que je vais le garder...
Puis, se tournant vers Pierre de Mantes en maintenant d'une main les plis somptueux, elle s'écria :
- Eh bien, maître Pierre, vous m'avez séduite une fois de plus. Je pense d'ailleurs que vous vous y attendiez !
- Je l'espérais, Madame, fit-il en s'inclinant très bas. Je l'espérais...
- Voilà qui est dit ! A présent, voyez Madame de Comminges qui veille à ma cassette et prenez avec elle les arrangements dont vous parliez…
Il sortit en saluant tandis que Marguerite, soudain d'excellente humeur, retournait s'admirer, aidée par Aude heureuse de voir son œuvre aussi merveilleusement complétée.
- Cela ira admirablement avec cette belle ceinture que… Monseigneur Louis vous a donnée pour votre fête, dit-elle. Les rubis y sont sans doute beaucoup plus petits, mais la teinte en est semblable !
- Tu as certainement raison !
Au fil des années, Marguerite s'était attachée à la fille de Mathieu de Montreuil. La beauté devenue rayonnante de la jeune fille ne la gênait en rien, bien au contraire : elle aimait l'avoir auprès d'elle pour le contraste qu'elle offrait avec sa splendeur brune. Elle était trop sûre d'elle-même pour redouter quiconque, en outre Aude, timide et réservée, était sage et repoussait doucement mais fermement ceux qui se risquaient à lui conter fleurette et ce n'était pas pour déplaire à la jeune reine. Un jour, qui était à la Noël dernière, elle lui avait posé la question :
- Il y a peu de jouvencelles aussi belles que toi, lui dit-elle, et les prières en mariage ou… autrement, ne te manquent pas ! Certains sont de jeunes seigneurs et j'en sais de séduisants. Comment se fait-il qu'aucun n'ait réussi à te toucher ? Quel âge as-tu ?
- Je vais avoir vingt ans, Madame.
- Et ton cœur n'a pas encore parlé ? C'est à n'y pas croire !
Aude avait alors posé sur Marguerite son regard transparent subitement devenu rêveur :
- Il y a longtemps déjà qu'il a parlé, Madame, et depuis ne s'est jamais déjugé !
- Vraiment ? Ah, tu me rassures ! Et qui est cet heureux jeune homme ? Car je suppose qu'il n'est guère vieux.
- Vieux, non, il ne le sera jamais. Comme je ne serai jamais sienne, ajouta-t-elle poussée par un besoin spontané de se confier.
Elle avait appris à connaître Marguerite, elle la savait fière mais bonne et généreuse. Loin de se moquer, comme l'eût fait peut-être sa tante Bertrade pour qui réussir sa vie consistait à faire un beau mariage.
- Mais pourquoi ? Ne me dis pas qu'il en aime une autre, car c'est du domaine de l'impossible ! Sauf si c'est moi, continua-t-elle en riant.
- Non. Il n'en aime pas d'autre… si ce n'est Notre-Dame !
Les yeux noirs trouvèrent le moyen de s'agrandir encore :
- Un prêtre ? ou un moine ? Je conviens qu'il en est d'aimables mais ce serait si grande malchance...
- C'est pire encore, Madame, fit Aude au bord des larmes. C'est... un Templier, avoua-t-elle dans un souffle.
Une sincère expression de pitié adoucit le visage de la jeune femme. Elle entoura d'un bras les épaules de sa suivante :
- Pauvre, pauvre petite ! Et naturellement tu ne sais pas s'il est encore vivant ?
- Il est en vie, mais j'ignore où il est... N'importe comment il ne m'a même jamais regardée et je n'ai rien à attendre de lui...
- Malgré tout, tu l'aimes ?
- Oh oui, Madame !
- Quel gâchis ! Tu es jeune, ravissante, sage, tu brodes comme une fée et tu pourrais régner à la fois sur une maison et le cœur d'un beau garçon que tu aimerais. Et tu as choisi l'impossible...
- On ne choisit pas, Madame !
- A qui le dis-tu ! Ecoute, s'il arrivait que ton Templier - en fuite j'imagine ! - ait besoin de secours, tu me le diras. Je te donnerai... l'argent pour payer un geôlier par exemple, ou un sauf-conduit... Je voudrais tant, s'écria-t-elle dans un de ces élans du cœur qu'elle ne contrôlait pas et qui étaient rares mais lui valaient bien des dévouements, je voudrais tellement réussir à te rendre heureuse ! Au moins toi !
Bouleversée, Aude s'était laissée tomber à terre pour baiser les pieds de celle qui se déclarait si ouvertement sa protectrice, mais Marguerite la relevait et l'embrassait :
- Ces mauvais jours où l'on n'en finit pas de traquer le Temple, de juger le Temple, de torturer et de brûler le Temple passeront bien un jour, dit-elle. Et moi le temps viendra où je serai reine de France, nous verrons alors ce qu'il est possible de faire pour l'aider...
Depuis cette heure, Aude vouait à Marguerite une sorte de vénération...
Marguerite s'admirait encore lorsque l'huissier de la chambre en ouvrit grande la porte pour laisser passer le groupe le plus joyeux, le plus brillant... et le plus bruyant qui soit : les cousines et belles-sœurs de Marguerite, Jeanne de Poitiers et Blanche de la Marche, escortées d'un beau gentilhomme d'une trentaine d'années qu'elles semblaient amener de force en le tenant chacune par une main. Il s'en défendait en riant, assez mollement :
- Marguerite, s'écria Blanche, voici messire d'Aulnay que nous t'amenons. Nous l'avons rencontré en bas, chargé d'un message du mari de Jeanne pour le tien... Oh, mais que c'est donc joli ! ajouta-t-elle en lâchant sa proie pour se précipiter vers sa cousine en bousculant quelque peu Aude...
- Attention, protesta Marguerite, tu vas me déchirer ! Vous allez devoir laisser votre message, messire Gautier Mon époux n'est pas là : il chasse à Vincennes aujourd'hui, avec le Roi. Est-ce que tous les hommes de la famille n'y sont pas ?
- Non, ni Monseigneur de Poitiers... ni Monseigneur de Valois, répondit l'interpellé d'une voix chaude qui amena un sourire dans les yeux de Marguerite.
- D'où vient en ce cas que votre frère ne vous accompagne pas, puisque en dehors de vos services vous ne vous quittez guère. Blanche, tiens-toi en repos et rends-moi ce fermail ! Je viens de l'acheter et sache bien que tu ne l'auras jamais !
Elle reprit le bijou des mains de la jeune folle, fit glisser le manteau de ses épaules et donna l'ensemble à Aude qui, à l'entrée des princesses, avait plié le genou.
- Allez achever cet ouvrage, petite, dit-elle sur un ton plus doux, puis le donnerez à Madame de Courcelles pour qu'elle le range...
Sous les protestations de Blanche qui l'empêchèrent d'entendre la réponse du gentilhomme, Aude sortit de la pièce par une porte discrète donnant sur la garde-robe de Marguerite. Elle y trouva sa tante Bertrade qui, appuyée sur une canne - elle s'était fait une entorse huit jours plus tôt ! -, avait clopiné jusque-là depuis le logis qu'elles deux occupaient à l'étage supérieur et, assise près de la fenêtre, s'occupait à broder de rose une robe de velours blanc destinée à la fille de Marguerite, la petite Jeanne, âgée de trois ans.
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