- Ma tante ! reprocha Aude. Que faites-vous céans malgré le mire qui vous a enjoint de ne pas quitter la chambre de deux semaines ? Descendre un escalier aussi raide est une véritable imprudence !

- Laisse ! Je m'ennuie trop là-haut ! Et, en fait d'imprudence, j'en connais qui en commettent de pires que les miennes !

- De quoi parlez-vous ?

Bertrade secoua la tête avec impatience, renifla, puis :

- N'est-ce pas l'un des frères d'Aulnay que je viens de voir arriver en même temps que les princesses ?

- Si fait ! Messire Gautier ! Elles l'ont rencontré en bas alors qu'il apportait un message à notre sire Louis !

- Fariboles ! Ils sont arrivés ensemble, le cheval de messire Gautier derrière la litière des princesses ! Encore heureux que ce ne soit pas avec son frère ! Tout cela finira mal, je le prédis !

- Tout cela ? Mais quoi ?

Bertrade semblait de très mauvaise humeur ; brusquement, elle abandonna son aiguille et regarda sa nièce d'un air malheureux :

- Une fois de plus j'ai parlé trop vite et je m'en veux ! Prends que je n'ai rien dit et parlons d'autre chose !

Avec beaucoup de douceur, Aude ôta l'ouvrage des mains de sa tante et s'agenouilla près d'elle :

- Chère tante, dit-elle, vous êtes malheureuse et je ne comprends pas pourquoi. On a l'impression que vous redoutez quelque chose ! Ne me confierez-vous pas ? J'ai vingt ans, vous savez...

Du bout d'un doigt, Bertrade caressa la joue fraîche :

- Tant que ça ? J'ai toujours l'impression que tu n'en as pas plus qu'à ton entrée ici. Que je regrette déjà depuis un moment ! Je n'aurais pas dû t'enlever de chez ton père...

- Mais pourquoi, enfin ? Pourquoi ? N'y suis-je pas bien auprès de vous... et aussi de Madame Marguerite qui est si bonne pour moi ? Je me suis attachée à elle et la quitter me serait douloureux ! D'ailleurs, vous ne pensez pas sérieusement ce que vous dites.

- Oh si, je le pense ! Il se passe dans cette maison des choses bien étranges et tout d'abord j'ai refusé de le croire, mais mes craintes sont en train de devenir certitudes ! Tu n'as jamais rien remarqué ? Vraiment ? De Madame Marguerite et de la vieille tour, poursuivit-elle, qu'elle a fait aménager en petit appartement, voici... quatre ans, afin de s'y retirer pour méditer, s'écarter du bruit de l'hôtel et regarder le coucher du soleil sur la Seine, que sais-je encore ?

- Sans doute, mais n'était-ce pas son droit ? Un caprice comme un autre, je pense, ajouta la jeune fille en souriant. De plus elle n'y va pas souvent !

- De jour, non. Elle n'y va même jamais. La nuit, c'est autre chose : je te garantis qu'elle y va...

- Pourquoi pas ? On prie et l'on médite mieux la nuit quand les bruits de la ville et de la maison se sont éteints !

Bertrade leva les yeux au plafond. La pureté de cette enfant lui faisait trouver naturelles les moindres bizarreries de l'existence ! Elle se demanda si elle devait poursuivre, mais elle sentit que la curiosité d'Aude était éveillée et, n'importe comment, il n'était plus possible de retourner en arrière :

- Tu as sans doute raison, soupira-t-elle, mais ce sont les nuits où Monseigneur Louis est retenu au palais ou accompagne son père dans quelque déplacement. En outre, ces nuits-là, sa cousine Blanche vient les passer avec elle. Toujours Blanche et jamais Jeanne, alors que Monseigneur de Poitiers s'absente lui aussi.

- Madame Blanche est plus jeune, plus gaie...

- Ça, tu peux le dire ! Et c'est tellement plus facile de méditer ou de prier en compagnie d'une jeune folle qui rit et babille à longueur de temps !

Aude écarta les mains dans un geste d'ignorance. Elle était à bout d'arguments et se contentait d'attendre la suite. Qui ne se fit pas désirer :

- Tu es déjà entrée dans la tour ?

- Pour quoi faire ? Elle est isolée, à l'écart des logis et Madame Marguerite n'a aucune raison de m'y appeler.

- Certes, mais n'as-tu jamais trouvé étrange qu'aucun serviteur de l'hôtel n'y pénètre jamais, à la seule exception de Marthe, la chambrière de Madame Marguerite qui est auprès d'elle depuis l'enfance, et Séverin qui, lui aussi, est arrivé avec elle ?

- Mon Dieu, non ! Cela me paraît naturel au contraire, puisqu'il s'agit d'un retrait tout personnel ! Il est normal qu'elle le confie à ceux qui ont son entière confiance...

Cette fois Bertrade s'avoua vaincue et s'en trouva un peu soulagée. Quelle raison, au fond, de troubler la paix de ce cœur pur dont Marguerite possédait à présent une partie ? Quelle raison de lui raconter qu'une des fameuses nuits où Marguerite et sa cousine étaient dans la tour, Bertrade avait elle-même quitté sa chambre, en prenant d'infinies précautions et en ayant soin de ne pas réveiller Aude, pour s'approcher, par le couloir rigoureusement désert que la jeune reine avait fait aménager afin d'éviter de passer par les jardins quand le temps était mauvais, de ce « retrait » qui l'intriguait tant. Au bout du boyau faiblement éclairé, se trouvait un petit palier devant lequel Séverin - Bourguignon d'une trentaine d'années taillé comme un ours et a peu près aussi gracieux ! - sommeillait sur un escabeau dans la lumière jaune d'une torche fixée au mur. Elle resta là un moment à le regarder, n'osant s'avancer davantage mais tendant l'oreille dans l'espoir d'essayer de saisir le moindre bruit. Les murs étaient épais et elle se préparait à se retirer quand, soudain, la porte devant laquelle Séverin était assis s'ouvrit et Marguerite passa le haut de son corps pour demander quelque chose. Or elle n'était vêtue que d'une sorte de dalmatique dont elle retenait les plis contre ses seins, mais qui laissait à nu ses épaules sur lesquelles se tordaient les mèches noires de ses cheveux dénoués. En même temps, un rire féminin - celui de Blanche - se fit entendre à l'intérieur, répondant à une voix d'homme. Que Bertrade reconnut sans peine : c'était le timbre grave, un peu voilé de Gautier d'Aulnay que, depuis quelque temps, on voyait un peu trop souvent avec son frère Philippe dans le sillage des princesses. Sans attendre son reste, Bertrade s'enfuit en courant et regagna son logis hors d'haleine. Le cœur lui cognait si fort dans la poitrine qu'elle s'assit un instant sur la dernière marche de l'escalier pour se donner le temps de se calmer. Elle avait l'impression que son souffle ronflait comme un feu de forge, capable de réveiller toute la maison. Elle finit cependant par retrouver son rythme normal et par regagner son lit, mais cette nuit-là il lui avait été impossible de trouver le sommeil. Les nuits suivantes non plus, car elle ne cessait de s'imaginer ce qui se passerait si le pot aux roses était découvert. Le comte de la Marche n'était qu'un benêt qui adorait sottement sa jolie petite Blanche. Celui-là se contenterait sans doute de pleurer, mais le Hutin, violent, cruel à la façon des faibles et qui déjà n'aimait pas trop sa femme dont il jalousait l'éclat et la désinvolture, était capable du pire. Il n'oserait peut-être pas la tuer parce qu'il redoutait son père - et encore pouvait-il se laisser emporter par l'une de ses fureurs aveugles ! -, mais il s'en prendrait sûrement à son entourage qu'il était susceptible de considérer comme étant de connivence. Quant au roi Philippe lui-même, si attaché à l'honneur des dames, rien ni personne ne pouvait prévoir comment il réagirait. De toute façon, si ce commerce amoureux qui, à bien y réfléchir, durait certainement depuis plus de deux ans, ne se terminait pas au plus vite, le nuage noir que Bertrade voyait pointer sur la tour de Nesle crèverait dans un proche avenir : avec le temps, les amants, rassurés par un silence complice, en prenaient de plus en plus à leur aise et commettaient des imprudences.

Ces pensées rongeaient Bertrade. Minée par l'insomnie, elle avait des somnolences dans la journée et ses pas devenaient hésitants. D'où la dégringolade dans l'escalier où elle avait bien failli se rompre les os. D'où aussi cet accès d'angoisse qui l'avait poussée à tenter d'ouvrir les yeux de sa nièce.

L'entreprise ayant échoué, elle s'y résigna mais seulement jusqu'à un certain point. Sans doute était-il mieux qu'Aude garde ses illusions. Il n'en fallait pas moins contourner l'obstacle. Le mieux serait d'éloigner la jeune fille de l'hôtel de Nesle pendant un moment jusqu'à ce que soit passé... quoi au fait ? La pauvre n'aurait pu l'expliquer mais la peur qui l'habitait à présent affinait son flair et lui soufflait que ce qu'elle redoutait n'était plus très éloigné.

A cela une solution : ramener Aude à la maison sous un prétexte ou un autre. Donc la première chose à faire était de s'en aller à Montreuil prendre langue avec sa sœur Juliane, lui faire part de ses angoisses - Juliane était la discrétion même ! - et voir avec elle comment il serait possible d'y mettre un terme. Tout provisoire d'ailleurs, le temps pour Bertrade de retrouver ses esprits parce que si rien ne se passait de ce qu'elle redoutait, il lui serait impossible de ne pas ramener auprès de Marguerite son ornatrice préférée que beaucoup lui enviaient, à commencer par ses belles-sœurs, et dont elle avait fait une demoiselle de parage bien qu'Aude ne fût pas noble ; sans rencontre d'opposition, c'était dans l'air d'une époque où le roi Philippe faisait siéger à son conseil des juristes sortis de la bourgeoisie.

En attendant, il fallait trouver un prétexte pour se rendre à Montreuil, ce qui n'était pas si aisé quand on appartenait à une maison royale où le travail ne manquait jamais. A plus forte raison avec cette jambe qu'elle traînait misérablement après elle et qui lambinait pour guérir. Ce délai forcé permit à Bertrade de récupérer un peu de calme et même de se rassurer. On allait entrer en Carême et ce serait toujours quarante jours de gagnés, les princesses ayant trop souci de leurs devoirs religieux pour batifoler avec leurs amants - c'était malheureusement le terme qui convenait ! - durant cette période sacrée.

Un incident vint remettre les choses en question précisément trois jours avant le mardi gras. Ce matin-là, tandis que la litière de Blanche ramenait la jeune femme chez elle après qu'elle eut passé la nuit auprès de sa sœur et que Marguerite dormait encore, Madame de Courcelles vint trouver Bertrade, visiblement contrariée :

- Vous souvenez-vous, lui dit-elle, de cette aumônière ornée d'escarboucles et de perles que Madame Marguerite a reçue en présent à la Noël dernière ?

- Avec deux autres semblables pour les princesses et que la reine Isabelle a envoyées de Londres. Pourquoi me demandez-vous cela ?

- Parce que je ne la retrouve pas ! Madame Marguerite qui est encore au lit m'a demandé de lui préparer sa nouvelle robe pourpre brodée d'orfroi et l'idée m'est venue de sortir cet objet dont les teintes conviennent parfaitement à cette toilette.

- Sans doute, mais n'oubliez-vous pas que la reine de Navarre ne la porte jamais parce qu'elle ne l'aime pas et la trouve trop large ?

- Elle change si facilement d'avis quand il s'agit de parure ! J'ai pensé qu'en lui présentant l'ensemble elle serait séduite. De toute façon il faut que je lui en propose une autre parce que, encore une fois, je ne peux mettre la main dessus.

- C'est étonnant ! Je l'ai vue pas plus tard que ce lundi-ci quand j'ai pris celle en velours noir afin d'en réparer la broderie un peu déchirée ! Elle était avec les autres dans le coffre d’ébène et d'ivoire...

- Je le pensais aussi, mais venez juger vous-même.

- A Dieu ne plaise, Madame, que j'ose me permettre de douter de la parole d'une noble dame !

- Laissez ma noblesse de côté ! Pour l'instant, nous sommes seulement deux femmes au service de la Reine à qui il manque une de ses parures. Suivez-moi !

Bertrade lui emboîta le pas sans plus insister jusqu’à la petite salle où les atours de la future reine de France s'entassaient dans une collection d'armoires et de coffres à la hauteur de sa coquetterie. Les bijoux, eux, reposaient dans un énorme coffre bardé de fer et muni de serrures à l'épreuve des vols, dans la chambre même de Marguerite. La mallette d'ébène et d'ivoire grande ouverte montrait une collection d'aumônières de formes, de couleurs et de tailles variées, toutes richement ornées, mais celle que l'on cherchait n'y était pas.

Aude, qui rapportait des chemises que l'on venait de repasser, affirma qu'elle avait vu elle aussi l'aumônière parmi les autres au jour signalé par sa tante. Mais à sa manière simple et claire elle ne se posa pas de questions :

- Le mieux ne serait-il pas de demander à Madame Marguerite elle-même ? Il se peut, que s'en souvenant, elle ait eu fantaisie de la prendre et elle l'aura posée quelque part ?