- Vous avez raison, petite ! Allons porter ensemble cette robe que Madame a demandée. Elle nous dira si elle l'a prise.

En dépit de l'heure déjà avancée, Marguerite n'avait pas encore quitté son lit, mais le feu qui flambait dans la grande cheminée répandait une si douce chaleur que la jeune femme s'était extraite de son cocon de draps soyeux et de fourrures et reposait nue sur ses couvertures, tandis que ses servantes lui préparaient un bain dans un cuveau habillé d'un drap apporté à cet effet. Elle prenait toujours plaisir à montrer le corps splendide que lui avait donné la Nature et ses femmes, habituées, n'y prêtaient plus guère d'attention.

Elle semblait d'assez mauvaise humeur et rabroua sans ménagement sa dame d'honneur quand celle-ci parla de l'aumônière :

- Quelle idée de vouloir me la faire porter quand vous savez parfaitement qu'elle ne me plaît pas !

- C'est pourtant belle chose, Madame et j'espérais que la Reine aurait changé d'avis...

- Pourquoi l'aurais-je fait ? Il suffit que le présent vienne de Londres pour qu'il m'indispose ! Qu'importe, il est inutile de chercher plus longtemps ! Je m'en suis défaite !

- Défaite ! Mais si Madame Isabelle vient nous voir prochainement...

Marguerite s'assit sur son lit et darda un œil noir sur sa suivante tandis que sa voix furieuse martelait :

- Eh quoi ? Il n'est pas rare qu'aux jours de fête on échange des présents comme il se doit entre parents. Ma belle-sœur ne demandera pas une aumônière qui est... petite chose ! Il suffira que je ne mette rien qui aille avec celle-là... à commencer par cette robe ! Et maintenant je veux mon bain !

Les trois femmes sortirent en silence tandis que les baigneuses s'emparaient de leur maîtresse. La chambre s'était remplie d'une légère buée parfumée à ce jasmin d'Orient que Marguerite aimait tant. Elles allèrent vaquer chacune à ses occupations sans échanger une parole. Aude parce que c'était pour elle chose sans importance, Madame de Courcelles parce que habituée de longue date aux caprices de la jeune reine, et Bertrade... parce qu'elle retrouvait intactes ses craintes qui n'étaient pas loin de se changer en terreur. Une seule pensée la hantait : au profit de qui Marguerite s'était-elle défaite de l'escarcelle aux grenats ? Elle était, en effet, un peu grande pour une femme et de là à penser qu'elle appartenait désormais à un homme, la distance était minime, aussi la franchit-elle sans hésiter. Quel était celui des frères d'Aulnay qui allait pouvoir se parer d'un présent royal que Marguerite, fort heureusement, n'avait pas encore porté...

Ces cogitations ne lui valant rien, Bertrade décida qu'il était temps de voir sa sœur et, afin de pouvoir partir sans difficultés, se livra à une petite comédie au sujet de sa jambe - qui allait beaucoup mieux ! - dont, avec soupirs et gémissements elle se dit excédée et fort désireuse de se rendre à Montreuil où, pas bien loin de chez sa sœur, officiait un rebouteux dont on disait merveilles et qui la remettrait sur ses deux pieds en un rien de temps. Ledit rebouteux n'existant que dans son imagination, elle avait pris soin, auparavant, d'avertir Aude de son stratagème :

- Il faut absolument que je voie ta mère ! J'ai des choses importantes à lui dire... Alors ne t'étonne pas !

Elle prépara donc un petit baluchon - elle ne rentrerai que le lendemain ! -, boitilla jusqu'aux écuries où le chef palefrenier lui prépara bien volontiers Eglantine, qui était sa mule préférée.

- Vous avez de la chance de quitter l'hôtel jusqu'à demain, lui dit-il avec un soupir. Comme vous pouvez le voir l'écurie est pleine. Monseigneur Louis vient de rentrer afin de s'aliter et de prendre médecine, ce qui le met chaque fois de fort mauvaise humeur. Horions et jurons vont pleuvoir !

- Madame Marguerite n'est pas mieux lunée ! Elle a mal dormi. Ils trouveront bien le moyen de se disputer. Ce sera toujours autant d'épargné aux serviteurs de l'un comme de l'autre ! Quant à Monseigneur Louis, s'il était plus souvent au logis au lieu de passer ses jours et la moitié de ses nuits au Palais, les choses iraient peut-être mieux entre lui et sa femme !

- Au Palais ou ailleurs, fit le gros Denis en clignant de l'œil. Il aurait pris du goût pour les ribaudes chez qui l’emmène Monseigneur d'Artois. Si c'est pas malheureux quand on a une si belle femme !

- Il ne l'aime pas. Ça dit tout. Mais comme elle ne l'aime pas non plus, leurs enfants ne leur coûteront guère à nourrir ! On peut même se demander comment ils ont pu faire ensemble la petite Jeanne !

Denis baissa la voix jusqu'à chuchotement :

- Chut ! Pas si haut !... Vous n'êtes pas la seule à vous poser la question : ils sont bruns l'un et l'autre alors que l'enfant est toute blonde.

- Oh, cela peut arriver ! le Roi est blond et le prince Charles aussi alors que le prince Philippe est brun... Assez bavardé à présent ! Il faut que je me mette en route. Grand merci, Maître Denis !

Pour seule réponse, il appliqua une claque sur la croupe de la mule qui partit d'un pas relevé. Tout en se dirigeant vers le Petit-Pont qui allait lui faire traverser la Cité avant de gagner la rive droite de la Seine par le Grand-Pont, Bertrade repassait dans sa mémoire ce qu'elle venait d'entendre qui, en fait, apportait de l'eau à son moulin. Ce n'était un secret pour personne - sauf peut-être pour le Roi ! - que le ménage Navarre marchait mal, en admettant qu'il eût jamais marché, et si les gens de l'hôtel s'interrogeaient sur la légitimité de la petite Jeanne, que serait-ce si l'on apprenait que Marguerite avait un amant ?

Denis était un brave homme qu'elle connaissait depuis longtemps et, s'il causait volontiers avec elle, il n'était pas celui qui clabaude dans tous les coins, mais c'était déjà suffisamment inquiétant qu'il se posât quelques-unes des questions qui lui empoisonnaient la vie à elle.

Et tandis qu'elle traçait son chemin à travers la ville boueuse et encombrée, Bertrade se mit à essayer de deviner depuis combien de temps l'un des frères d'Aulnay suppléait aux carences de Louis car, par malheur, tous les deux étaient blonds...

Elle était si absorbée dans ses pensées qu'elle ne prit même pas garde à l'agitation qui régnait dans la Cité, remarquant à peine en passant aux abords de Notre-Dame que des charpentiers étaient en train de construire une tribune devant le portail principal. Il n'était pas rare que l'on préparât une cérémonie dont la cathédrale était le centre.

En revanche, elle eut un instant envie d'aller voir si son beau-frère et son neveu y étaient au travail, Mathieu aux grands arcs-boutants dont on étayait l'édifice et Rémi au grand jubé. Mais elle se dit que ce serait du temps perdu. Avec un peu de chance elle trouverait la maison sans hommes et ce serait tout juste ce dont elle avait besoin.

Lorsqu'elle arriva chez sa sœur, elle vit que non seulement le maître n'était pas là, mais la maîtresse non plus et pas davantage la servante. Seule la vieille Mathilde était fidèle à son poste au coin de l'âtre où brûlaient d'odorantes branches de pin, mais ses mains restaient inactives sur la quenouille abandonnée en travers de ses genoux. Elle était affalée sur son siège, la tête appuyée contre le dossier, et des larmes se frayaient un chemin à travers les rides de sa figure. Aucun bruit dans la maison, sinon le ronron du chat qui dormait sur un carreau près du feu. Immédiatement inquiète, Bertrade se précipita :

- Bonne Mère, que se passe-t-il ? Où sont Juliane et Margot ?

Mathilde ouvrit les yeux, reconnut l'arrivante, fronça les sourcils, se redressa et bougonna en reprenant son fuseau :

- Au lavoir ! lit-elle d'un ton rogue.

- Et c’est cela qui vous fait pleurer ? Je ne pleure pas, bécasse ! Les yeux larmoient tout seul à mon âge... Et vous, d'abord, qu'est-ce qui vous amène ?

- Il faut que je parle à Juliane.. et à vous aussi car je vous sais sage et de bon conseil.

- Elle ne rentrera pas avant la tombée de la nuit. Vous pouvez toujours commencer par moi. Et j'espère que vos soucis n'ont rien à voir avec ma petite-fille ?

- Si, justement ! Rassurez-vous, elle va très bien, elle se plaît de plus en plus auprès de Madame Marguerite qui a su se l'attacher et lui veut du bien... mais je crains que ça ne dure pas...

- Vous voulez dire qu'elle pourrait déplaire ? Je me demande bien pourquoi ?

- Oh, ce n'est pas son comportement qui est en cause... Ce... ce serait plutôt celui de... mais sommes-nous bien seules ici ? ajouta Bertrade avec un coup d'œil à la fois circulaire et soupçonneux.

- A part le chat, je peux vous assurer qu'il n'y a personne.

Instinctivement, pourtant, elle baissa le ton tandis que ses yeux fatigués scrutaient le visage soucieux de sa visiteuse.

- C'est si grave ? questionna-t-elle.

- Plus que vous ne sauriez l'imaginer. Madame Marguerite et Madame Blanche, sa cousine, honnissent leur mariage avec des gentilshommes de la Cour…

- Qu'est-ce que vous dites ? articula Mathilde sur le point de s'étrangler…

- La vérité hélas ! Il ne s'agit pas d'un quelconque commérage mais de ce que j'ai vu… de mes yeux !

Et, à voix basse, comme si elle était à confesse et avec le même sentiment de soulagement que si elle avouait avoir commis elle-même le péché parce que ce poids qu'elle traînait menaçait de l'étouffer, Bertrade confia son secret à la vieille femme.

- Si, par malheur, cela venait à se savoir, fit-elle en conclusion, la colère du mari, et peut-être plus encore celle du Roi notre sire, s'abattrait sur toute la maisonnée de Nesle. Le prince Louis est cruel, vindicatif, il s'attacherait sûrement à faire payer sa honte à ceux qui pourraient en avoir été témoins. A mon âge je ne crains rien pour moi, mais qu'Aude puisse avoir à pâtir...

- Il n'y a pas d'âge pour expier les fautes d'autrui. Je ne suis au fait de la vie de cour que par ce que vous nous en racontez lors de vos – rares ! - visites, vous et la petite, mais ce que vous m'apprenez m'épouvante ! Comment une jeune femme déjà reine et qui le sera plus encore peut-elle commettre de si lourdes imprudences ? Elle est idiote ?

- Point du tout, et elle ne manque pas d'esprit. Mais de nature ardente, passionnée même, elle entend sans doute vivre à sa guise, se trouvant trop haut placée pour être soumise au sort commun des femmes chrétiennes.

- La prière est une aide puissante contre les tentations du démon. Ne prie-t-elle pas ?

- Ce n'est pas son occupation favorite. Elle préfère les plaisirs, tous les plaisirs, ce qui doit lui sembler juste compensation à un mariage qui ne la satisfait pas. Les deux époux se détestent... Quoi qu'il en soit, la menace qui pèse sur nos têtes ne doit pas s'abattre sur celle de ma nièce. En la prenant avec moi, je pensais sincèrement la mettre sur le chemin d'une vie aisée comme j'en ai eu une, agréable auprès d'un époux capable de l'aimer et de la choyer. Et, certes, il s'en est présenté. C'est normal : elle est si belle !...

- ... Mais elle les a tous refusés parce qu'elle aime toujours sire Olivier, ce beau Templier qui ne l'a jamais vraiment regardée. Je n'en suis pas surprise et j'aurais pu vous le prédire, la connaissant bien. Cœur donné jamais repris, ce pourrait être sa devise...

- Assurément, mais ce danger-là n'existe plus. Le Temple s'est écroulé sous les coups du Roi, ceux de ses chevaliers qui n'ont pas été pris se sont enfuis hors du royaume ou réfugiés dans les couvents qui ont bien voulu d'eux et jamais Aude ne reverra Olivier de Courtenay ! Aussi rien ne s'oppose plus à ce qu'elle revienne dans la maison de son père. Reste seulement à trouver un prétexte assez fort pour l'arracher à l'hôtel de Nesle... ne fût-ce que le temps de voir s'éloigner ces gros nuages qui me font si peur. Au fond... j'ai peut-être trop d'imagination, mais... c'est, je crois, pour la paix de mon âme surtout que je souhaite vous la ramener. Cela devrait vous faire plaisir ? continua-t-elle avec un sourire engageant à l'adresse de Mathilde. Un sourire qui ne suscita aucun reflet sur le visage, encore plus sombre, s'il était possible, de la vieille dame.

- Oh certes ! soupira-t-elle après un temps de silence. Rien ne me serait plus doux, ni à votre sœur bien entendu, mais... ramener Aude dans cette demeure serait, je pense, une grave imprudence. D'abord à cause de ce qui s'y prépare. Ensuite... parce que sire Olivier a trouvé refuge ici... et y est toujours !


Il y était, en effet.

- Personne ne viendra chercher un fier chevalier du Temple parmi mes tailleurs de pierre, lui avait dit Mathieu quand il les avait conduits, Hervé et lui, à sa maison de Montreuil.