Dans l'esprit des deux Templiers, ce ne devait être qu'une halte d'un soir avant de reprendre la route qui, dans l'esprit d'Aulnay, devait les mener chez son frère. Pourtant, depuis ce qui s'était passé devant L'Enclos, Olivier répugnait à s'éloigner de Paris. En dépit des objurgations de son ami prétendant que ce qu'il avait vu n’était que simple illusion due au fait qu'il pensait fortement à son ennemi à l'instant où il avait crié son nom, il était certain de ne pas se tromper : il avait réellement vu Roncelin de Fos, si insensé qu'il puisse y paraître. Exactement semblable à ce qu'il était - à l'habit près ! - quand il lançait sur Valcroze son opération de brigandage. A croire que son séjour dans l'oubliette du Ruou n'avait été qu'un calme retrait dans la paix d'une cellule confortable ! Croire aussi que cet homme était le Diable en personne puisqu'il semblait jouir d'une extraordinaire longévité ! Alors s'il était à Paris, il fallait qu'Olivier y soit aussi et il entendait y rentrer le lendemain :

- En fin de compte, dit-il, qu'y a-t-il de plus anonyme, de plus incolore qu'un moine mendiant sous sa bure grise ?

On était alors à table dans la maison de Mathieu et Margot servait la soupe. C'était la vieille Mathilde qui lui avait répondu :

- Vous croyez vraiment que vous avez l'air d'un de ces rats gris qui, bien souvent, ne sont pas plus moines que je ne suis moniale ? Ce sont des paresseux vivant de la charité mieux que vous ne pensez et leur crasse recouvre parfois des panses bien nourries. Et vous, messire, vous ressemblez par trop à ce que vous êtes : un chevalier entraîné au combat, un gentilhomme à l'échine trop raide pour l'exercice de la mendicité. Cela se voit, croyez-moi... et c'est valable pour votre ami aussi !

- Le fait est que nous n'avons guère la manière et ce froc n'était pour nous qu'un pis-aller, remarqua Hervé. Le moyen d'arriver sans trop d'encombre jusque chez mon frère. Ce qui est, dans l'instant, la meilleure solution. Moussy n'est pas bien loin de Paris, d'ailleurs...

- Etes-vous certain, messire, que la demeure de votre frère vous sera hospitalière ? intervint Mathieu. C'est chose grave de nos jours qu'accueillir un Templier en fuite ! J'ai ouï-dire que même les couvents s'y refusent parce qu'ils ne sont pas à l'abri des perquisitions des gens de Nogaret. N'oubliez pas qu'en cette terrifiante affaire, le Roi possède l'accord du Pape...

- Mon frère est un homme généreux... du moins je le crois !

- Il faudrait qu'il le soit vraiment pour recevoir non un, mais deux Templiers ! Si vous me permettez un conseil, allez d'abord seul voir ce qu'il en est.

- En admettant que vous ayez raison, si Moussy ne nous accepte pas, nous avons toujours la possibilité de rejoindre en Bourgogne frère Jean de Longwy...

- Non, coupa Olivier. Nous ignorons s'il a pu réussir à rentrer. S'il n'y était pas, il ne nous resterait que la fuite à l’étranger. Ce dont je ne veux pas tant que je ne saurai pas quel sort doit être celui de frère Clément. Surtout en lâchant que Roncelin qui doit le haïr très fort est dans Paris. Mais ce serait égoïste de ma part de t'entraîner avec moi...

- Tu veux que nous nous séparions ?

- Ce serait la sagesse, dit doucement Mathieu. Si messire Olivier veut se fier à moi, je saurai le cacher tout en lui donnant la possibilité d'entrer dans Paris, mais ce qui est valable pour votre frère, messire Hervé, l'est aussi pour moi : un Templier c'est facile, deux serait dangereux. Dites-vous cependant que vous saurez où est votre ami et vous pourrez le venir voir quand vous voudrez. En prenant quelques précautions, bien entendu.

- Pourquoi faites-vous cela, Maître Mathieu ? demanda Olivier. Vous avez une famille, des biens, de grands travaux à accomplir.

- Parce que nous sommes amis, vrais amis comme votre père l'a été du mien. En outre, à l'exemple des bâtisseurs, je suis un peu l'enfant du Temple. Lui et les moines de Bernard de Cîteaux nous ont tout appris de ce qui nous a permis de bâtir nos cathédrales, et bien souvent ce sont eux qui ont payé. Ils ont rapporté de Terre Sainte les secrets d'Hiram, l'illustre architecte qui a conçu le Temple de Salomon, et bien d'autres encore. Alors « frère » Olivier, vous êtes ici chez vous pour le temps qu'il vous plaira d'y rester. De même, j'aiderai le Temple autant qu'il me sera donné de le faire...

- Lui devez-vous vraiment autant ?

- Et davantage. Ce sont les chevaliers qui assuraient notre protection à nous constructeurs extérieurs ou intérieurs de leur Enclos. Ce sont eux encore qui ont obtenu, du saint roi Louis, les franchises royales qui nous protègent des tracasseries des collecteurs d'impôts. Nous devons respect au Roi, mais grâce au Temple nous sommes des hommes libres...

Il n'y avait rien à ajouter. On finit par se ranger à sa volonté et c'est ainsi qu'au matin suivant, Rémi conduisit à travers bois Hervé, toujours emballé dans sa coule grise, mais nanti de quelques provisions, jusqu'à l'ancienne voie romaine qui filait vers Soissons. La distance entre Montreuil et Moussy n'était que d'environ sept lieues. Il y serait le soir même.

Cependant Mathieu emmenait Olivier au fond de son verger jusqu'à un petit bâtiment semblable aux loges que les maîtres d'œuvre aménageaient sur leurs chantiers pour leurs différents corps de métier. A cela près qu'au lieu d'être en bois, il était fait de bonnes pierres. Adossé au mur au-delà duquel dévalaient les bois joignant la forêt de Vincennes à celle de Bondy, c'était une construction basse, sans étage, alignant un auvent sous lequel on entreposait du bois et des pierres, un atelier qui était celui de Rémi et une pièce étroite faite comme une cellule de moine et meublée en conséquence : il arrivait que l'imagier s'y reposât quand la fièvre créatrice le tenait et qu'il ne prenait pas le temps de rentrer à la grande maison.

- Voilà ce que je vous offre, dit Mathieu. Vous pourrez y vivre en paix, je pense, et aussi à l'écart que vous le souhaiterez. On vous portera vos repas et vous avez à deux pas un ruisseau qui vous donnera l'eau dont vous aurez besoin. En cas de mauvaise surprise - il peut toujours s'en présenter ! -, le mur est aisé à franchir pour un homme agile comme vous êtes... et les bois sont derrière.

- Etes-vous en train de me dire que vous allez priver Rémi d'un lieu qu'il aime et où, sans doute, il travaille mieux qu'ailleurs ?

Tout en parlant, Olivier s'était approché d'une sorte de table constituée d'un bloc de pierre sur lequel un autre, de grès fin, était posé. Le ciseau de l'artiste - car Rémi en était un véritable ! - avait commencé de dégager à traits sûrs une silhouette, celle d'un homme barbu vêtu d'une draperie et tenant un livre. Ce n'était encore qu'une ébauche mais elle laissait deviner ce que serait, dans sa force, l'œuvre achevée. Le Templier passa un doigt admiratif sur la cassure d'un pli du tissu cependant que Mathieu, devinant son admiration, précisait, fier de son fils :

- Une statue de saint Jean l'Evangéliste pour la chapelle de Vincennes... une belle chose, n'est-ce pas, quand elle sera terminée ?

- Très belle ! C'est pourquoi je refuse d'habiter ici. Pour rien au monde je ne veux chasser Rémi de chez lui !

- Il est partout chez lui et les dépendances ne manquent pas autour de la maison alors que vous, vous devez rester reclus un moment. Je vous supplie d'accepter comme il le fera lui-même quand il rentrera. En outre il serait peiné si vous refusiez…

Olivier resta silencieux, la main toujours posée sur la pierre. Finalement il regarda Mathieu, lut dans ses yeux une prière sincère :

- En ce cas, j'accepte... mais seulement la chambrette qui me rappellera ma cellule du Temple. J'y vivrai en reprenant la longue litanie des prières quotidiennes dont nous avons presque perdu l'habitude et je ne gênerai pas Rémi : je ferai en sorte qu'il puisse oublier ma présence.

- Vous agirez à votre guise... mais, quel qu'en soit votre désir, je vous demande, en grâce, de ne pas bouger d'ici, de ne pas chercher à entrer dans Paris avant quelque temps, insista Mathieu. Tel que je connais le Roi, les entrées et sorties de la ville vont être surveillées après l'esclandre d'hier. Souvenez-vous qu'on a crié aux Templiers... et que vous en avez encore trop l'air...

- Soyez tranquille ! Je vous dois bien cela...

C'est ainsi qu'Olivier entra dans le Clos de Montreuil.

Au début, et ainsi qu'il l'avait promis, il ne bougea de la cellule près de l'atelier que pour aller au ruisseau se laver et méditer sur un avenir qui lui apparaissait bien sombre. Il pouvait rester à cet endroit pendant des heures, dans le vent aigre de l'automne et sous un soleil parcimonieux qui dorait les feuilles des arbres avant qu'elles ne tombent. Si généreuse que soit l'hospitalité de Mathieu et des siens, il ne pouvait envisager d'arrêter là sa vie et mener une existence d'ermite bien nourri sans rien faire d'autre que prier et réfléchir. Autant entrer sous un faux nom dans le premier monastère venu. Or, cette vie conventuelle à l'état pur, sans le panache et l'excitation des armes glorieusement portées au nom du Christ Roi, il n'en avait jamais voulu. Ce qu'il voulait, c'était le Temple, et le Temple n'existait plus, même si demeuraient debout ses quelque deux mille commanderies vidées dorénavant de leur substance qui était la sienne et dont il avait la sensation qu'elle s'écoulait de lui comme son sang d'une blessure. Alors, une étrange tentation lui vint : quitter son asile, franchir les portes de Paris et s'en aller frapper à celle de L'Enclos pour réclamer sa part des malheurs de l'Ordre. Ce serait sans doute se livrer aux bourreaux puisque dans les caves des prisons on interrogeait, on torturait les chevaliers pour leur faire avouer des turpitudes incroyables, mais au moins rejoindrait-il frère Clément et partagerait-il son sort. La couronne du martyre remplacerait le heaume et comme ne s'y refléterait plus jamais le soleil des batailles...

Celait Rémi qui lui apportait sa nourriture. En silence la plupart du temps, parce qu'il craignait de troubler les sombres pensées de leur hôte mais surtout parce que celui-ci l'impressionnait. Et bien davantage encore dans son dénuement présent qu'à l'époque où sur un chantier ou dans sa maison il venait voir Mathieu, sous le grand manteau blanc à la croix rouge. Peut-être en raison de ce que l'homme s'y révélait mieux que sous l'aspect uniforme imposé par la Règle. Rasé désormais et les cheveux allongeant peu à peu, Olivier était aux yeux de l'artiste plus beau que le roi Philippe le Bel, et Rémi retrouvait son envie de fixer dans la pierre ou dans le bois ce visage maigre et fier à l'ossature parfaite. De son côté Olivier éprouvait un respect nouveau pour l'artiste dont il avait promis de ne jamais gêner le travail, et de cette espèce de révérence mutuelle aurait pu naître une distance toujours plus grande si en arrivant un matin à son atelier plus tôt que d'habitude alors qu'il s'était absenté deux jours, Rémi avait surpris l'ancien Templier debout devant la statue, les yeux emplis d'émerveillement et ses longues mains caressant le grain de la pierre.

Rémi s'était figé pour ne pas le troubler mais Olivier sentit sa présence, rougit un peu et se détourna pour se retirer en murmurant :

- Pardonnez-moi d'être entré chez vous mais j'admire tant votre œuvre que l'envie de la revoir a été la plus forte..

- Je vous en prie, restez ! Non seulement votre présence ne me dérange pas mais j'en serais heureux. Je n'osais pas vous la demander par crainte de troubler vos oraisons…

- Mes oraisons ?... Je prie beaucoup moins que vous ne le croyez parce que j'ai l'impression que Dieu est chaque jour plus loin de moi. C'est peut-être à cause de cela que cette image m'attire, pour la raison qu'elle est elle-même une prière et plus belle, plus forte que je ne saurais en dire.

- Avec votre permission vous êtes trop seul, messire ! Alors que vous étiez accoutumé à un compagnon...

- C'est vrai. Frère Hervé me manque. Nous avons tout partagé durant des années et j'ignore s'il est encore en vie, s'il a été accueilli par son frère...

Tout en parlant, Olivier s'était déplacé, approché d'une tablette sur laquelle était un petit monceau de glaise. Il y posa un doigt précautionneux, puis le fit glisser sans appuyer en une sorte de caresse...

- Belle matière ! apprécia-t-il. Si douce ! Je vous ai regardé un jour où vos mains faisaient surgir une forme humaine. J'avais l'impression à cet instant que vous étiez semblable à Dieu tirant Adam d'un peu de terre. Et je vous enviais, moi qui ne sais rien d'autre que prier et combattre...