Rémi le rejoignit, pris d'une idée soudaine :

- Pourquoi n'essayez-vous pas ? Vos mains sont belles, fortes mais sensibles. C'est par la glaise que commence l'apprentissage de l'imagier. La pierre, dure, souvent cassante sous le coup de ciseau malheureux, vient ensuite.

- Que j'essaie ? Moi ?

Il lâcha la terre humide comme si subitement elle lui faisait peur, mais Rémi s'empara de ses doigts pour les y poser à nouveau.

- Faites-moi plaisir ! Maniez cette glaise ! Vous verrez : c'est une joie que vous apprécierez, j'en suis persuadé.

Presque craintif d'abord, Courtenay obéit, enfonça ses doigts, s'empara de la souple matière, cherchant à préciser la vague forme d'animal couché qu'elle évoquait naturellement. Il était malhabile, certes, mais se sentit envahi d'un contentement enfantin... puis brusquement abandonna, découragé... Pourtant, ce qu'il avait fait ressemblait un peu à la croupe d'un lion suivie de l'échine, mais ensuite c'était trop difficile !

- C’est inutile... je n'y arriverai jamais...

- Laissez-moi vous instruire et vous verrez ! Cela sera pour vous une aide pour moins penser à votre ami. A ce sujet, sachez que ma mère a un cousin près de Dammartin dont Moussy n'est pas très éloigné. Je pourrais m'y rendre un jour... et peut-être apprendre des nouvelles quand les choses iront mieux. Ou plutôt moins mal ! ajouta-t-il avec un soupir.


Elles ne s'arrangeaient pas, en effet, ainsi que Mathieu vint l'apprendre le soir même à son hôte. Il y avait forte émotion dans Paris parce que le Grand Maître qui aurait avoué les étranges rites de réception des chevaliers reprochés par l'accusation et comme destinés à les éprouver, tout en repoussant avec énergie la sodomie, venait de renouveler ces aveux devant les docteurs de l'Université transportés au Temple pour l'occasion. Le plus étrange en apparence était qu'il n'avait pas subi la torture mais s'agissant des rites intérieurs de l'Ordre, seul le Pape pouvait juger et condamner. Donc Molay avait été ramené dans sa prison en attendant que des dispositions eussent été prises pour le conduire, avec les autres dignitaires incarcérés à Paris jusqu'en Avignon...

- Dans un sens, dit Mathieu, cela conforte les aveux arrachés à tant de malheureux frères tout en les déviant, ce qui pose une quantité de problèmes. N'importe comment, le procès qui s'annonce sera long, difficile et quand le Pape aura jugé on ne sait trop ce qu'il en résultera et quel sera le sort des dignitaires, de « Maître Jacques » lui-même. La prison ou l'exil, je pense. Les souverains étrangers ne sont pas d'accord et même si le roi Philippe est le plus grand de tous, il doit faire extrêmement attention... Il n'empêche que le danger, pour les Templiers échappés, est plus grand que jamais à cause de la colère du peuple...

- C'est pourquoi je ne resterai pas chez vous plus longtemps. Dieu m'est témoin que je vous ai profonde et grande reconnaissance, mais je dois m'en aller.

- Pour aller où ?

- Pourquoi pas au Temple afin de m'y constituer prisonnier ? fit Olivier d'un ton las. Après tout, il n'y a aucune raison que j'échappe au sort commun et, au moins, je saurai ce qu'il advient de frère Clément.

- Frère Clément est captif avec les autres dignitaires. Il n'a pas été maltraité et devrait être mené au Pape lui aussi...

- Comment le savez-vous ?

- Dans la censive du Temple sont encore logés les maçons dont j'emploie certains. Ils sont, comme moi, fort attentifs au sort des chevaliers. Ils écoutent, surveillent. Cela veut dire qu'en cas de danger extrême, d'une occasion, ils sont prêts à aider. C'est pourquoi vous livrer ne servirait à rien sinon à augmenter le nombre des sans-grade que l'on livre au bourreau pour leur arracher... n'importe quoi susceptible d'apporter de l'eau au moulin de Nogaret et de l'Inquisition. Restez avec nous ! Un jour, je pense vous combattrez à nouveau pour l'Ordre... Et à moins que vous ne souhaitiez rentrer en Provence auprès de votre père, ce qui ne serait pas facile et le mettrait peut-être en danger car c'est chez lui que l'on vous cherchera en premier. Mieux vaut rester ici.

- Oh, j'y ai songé, mais mon père n'est pas en péril immédiat comme l'est frère Clément. Du moins je l'espère.

- Alors écoutez-moi et demeurez chez nous !

- Soit... mais pas sans rien faire ! Pas sans gagner si peu que ce soit le pain que vous me donnez. Apprenez-moi à tailler la pierre afin que je devienne l'un de vos ouvriers ! Je suis fort... et en bonne santé grâce à vous. Rester cloîtré dans l'inaction m'est insupportable. La... la prière ne me suffit plus, ajouta-t-il gêné en détournant la tête.

Le sombre visage de Maître Mathieu s'adoucit d'un sourire, il tendit les mains pour prendre celles qui s'offraient ainsi, mais Rémi fut plus rapide et ce fut lui qui s'en empara.

- Regardez ces doigts, mon père ! Longs, minces et déliés à la fois... Je les ai vus ce tantôt manier un bloc de glaise avec un soin, une délicatesse. Ce serait dommage de les durcir avec les maillets et les coins à fendre la pierre. Laissez-moi lui apprendre mon métier à moi...

- Rémi ! coupa Olivier, c'est impossible. Vous êtes un grand artiste et le talent ne s'apprend pas…

- Jusqu'à un certain point si, dit Mathieu. On peut être un honnête imagier, un bon exécutant, sans posséder le Génie créateur. Tout le monde n'est pas Gislebert d'Autun ! Même mon fils n'en est pas encore là, et si vous souhaitez essayer...

- Oui... je crois que j'aimerais, répondit Olivier en s'empourprant soudain et sur le ton d'un enfant à qui l'on propose un présent...

- Alors c'est dit ! conclut Mathieu. Vous demeurez parmi nous et j'en suis bien heureux...

C'est ainsi qu'Olivier apprit de Rémi à reconnaître les pierres, à les choisir, à les tailler et, bien sûr, à modeler la glaise pour débuter. Une véritable amitié se noua entre lui et le jeune homme heureux de s'apercevoir qu'il avait eu raison et que son élève montrait des dispositions. Cependant Olivier continuait de vivre dans sa logette près de l'atelier, sans jamais partager la vie de la maison, respectant de la sorte la loi du Temple prescrivant de se tenir à l'écart des lieux où vivent les femmes. Depuis qu'il ne portait plus le haubert de mailles, la cotte et le grand manteau blanc, il avait l'impression d'être dépouillé d'un égide aussi puissant que les murs d'une forteresse et exposé sans défense au plus dangereux de ce qu'il appelait ses démons intérieurs : celui qui pousse l'homme vers le corps de la femme. Jusque-là, il l'avait combattu avec efficacité grâce à l'existence mouvementée qu'il menait, mais à présent il lui arrivait d'avoir d'étranges songes dont il sortait trempé de sueur et honteux. Il se jetait alors à terre et priait avec une sorte d'acharnement, puis sautait le mur et courait à travers bois jusqu'à ce que son sang se calme. Il portait beaucoup d'attention aussi à sa forme physique, s'astreignait à reprendre les exercices imposés jadis et, à sa demande d'ailleurs, enseignait de son côté à Rémi le métier des armes, les techniques de combat. A pied, par la force des choses, et c'était le cheval qui lui manquait le plus.

En un sens Mathieu et Rémi étaient satisfaits de lui voir refuser le séjour de la maison. Ni l'un ni l'autre n'avaient oublié la raison profonde pour laquelle Aude avait été éloignée. Moins perspicaces que Juliane ou Mathilde, ils pensaient que le temps ferait son effet sur la jeune fille et qu'un jour ou l'autre elle oublierait complètement en épousant le beau parti que Bertrade faisait toujours miroiter. Quand, avec ou sans Bertrade, elle venait chez ses parents, Olivier restait enfermé dans sa chambre et jamais la jeune fille n'imagina seulement que celui dont le souvenir habitait son âme se trouvait si près d'elle...

Pourtant, lorsque l'effervescence des premiers mois suivant l'arrestation massive des Templiers se fut un peu calmée, que l'aspect du reclus se fut suffisamment modifié, qu'il se fut un peu familiarisé avec son second « métier », il se rendit maintes fois dans Paris, au chantier de Notre-Dame ou même au Temple où les compagnons continuaient à œuvrer au chevet de l'église. Le nouveau trésorier imposé par le pouvoir royal avait ordre de continuer de payer les travaux. Ce ne fut pas sans émotion qu'il revit ces lieux si familiers naguère et surtout le gros donjon toujours sévèrement gardé dont il savait que le Grand Maître et Clément de Salernes n'en avaient pas bougé, mais il puisa une sorte de réconfort en découvrant l'entente parfaite, l'espèce de complicité qui régnait entre Mathieu de Montreuil et les travailleurs qu'il côtoyait là. Ils usaient d’un langage innocent en apparence mais en réalité hermétique dont Rémi lui livra quelques clés, ce dont il tira la conclusion qu'il existait vraiment un lien profond, solide entre les bâtisseurs et ce Temple que l'on détruisait sous leurs yeux, et qu'en fait tous étaient aux aguets et prêts à se dévouer sans hésiter si le pire devait arriver à ceux qui étaient pour eux l'essence même du Temple, sa tête pensante : « Maître Jacques » et ses proches...

Nulle part, en revanche, il ne trouva trace de Roncelin de Fos. Ce n'était pas faute pourtant d'avoir cherché. A l'aide d'une miniature réalisée par Rémi sur les indications d'Olivier quand celui-ci ne bougeait pas de Montreuil, Mathieu avait posé de multiples questions, mais il ne se trouva pas une seule personne pour avoir seulement aperçu le Templier maudit et, à mesure que passait le temps, Olivier en vint à s'interroger, à se demander s'il l'avait réellement vu ou s'il avait été victime d'une ressemblance, voire d'une hallucination...

En dépit des tortures et des bûchers allumés çà et là, le procès des Templiers traînait en longueur. Au début de l'année 1308, le Pape suspendit l'action des Inquisiteurs après que le Grand Maître eut rétracté ses aveux devant deux cardinaux. Le Roi réunit les états généraux à Tours et se rendit à Poitiers pour y rencontrer Clément V. A ce moment Jacques de Molay et ses frères furent tirés de leur prison et prirent la route de Poitiers... mais n'y arrivèrent pas. Comme par hasard, le Grand Maître tomba malade à Chinon et fut enfermé avec les autres au château dans la Tour du Coudray, énorme donjon édifié jadis par Philippe Auguste. Le Pape envoya vers eux pour les interroger mais des pressions psychologiques s'exerçaient alors sur les prisonniers et Molay avoua de nouveau... Le Pape ne put qu'ordonner des enquêtes épiscopales et des conciles provinciaux pour juger les Templiers à travers tout le pays en attendant qu'un concile général se réunît pour statuer sur l'Ordre. Ces commissions pontificales œuvrèrent pendant deux ans mais il arriva qu'un groupe de prisonniers décidassent de défendre leur ordre en revenant sur leurs aveux L'archevêque de Sens, Jean de Marigny, frère d'Enguerrand devenu coadjuteur du royaume, prit sur lui de les envoyer au bûcher en se passant de la Commission pontificale. Cinquante-quatre prisonniers périrent en même temps...

Le Pape cependant ne se rendait pas. Durant deux ans encore il s'efforça d'éviter le pire. Le Concile se réunit à Vienne mais le Roi convoqua les états généraux en même temps et n'hésita pas à faire pression sur Clément V. Le 22 mars 1312, l'Ordre du Temple était aboli et ses biens transmis aux Hospitaliers... Les prisonniers de Chinon, eux, étaient revenus à Paris depuis un moment.

Sur les chantiers des bâtisseurs ces nouvelles glaçaient le sang des hommes mais nourrissaient une colère encore sourde que les jours, les semaines, les mois, les années entretinrent. Dans la maison de Montreuil l'humeur du maître d'œuvre s'assombrissait et bien entendu, celles de Rémi et d'Olivier. D'autant plus, pour celui-ci, qu'il n'avait jamais revu Hervé et qu'il lui avait été impossible d'en obtenir la moindre nouvelle. Dans la région du Soissonais où le Temple avait été fortement implanté et possédait de nombreux biens, l'arrestation massive avait terrifié la population et les gens avaient appris à se taire...

Chez Mathieu, des hommes venaient le soir la mine résolue et les mains calleuses. On tenait des conciliabules, une fois les femmes retirées dans leur chambre sans d’ailleurs qu'aucune se permît la moindre question, la plus petite curiosité. S'ils ne duraient pas jusqu'à l'ouverture des portes de Paris, les discrets visiteurs achevaient la nuit selon le temps dans la salle ou dans une grange. Olivier y assistait souvent.

Une de ces réunions s'était tenue justement la veille de ce jour où Bertrade était arrivée à Montreuil...


- Voilà pourquoi, conclut la vieille Mathilde, il ne peut être question de ramener Aude ici...

- Parce que le Templier y habite ? Mais elle ne s'en est jamais aperçue jusqu'à présent et elle est tout de même venue à plusieurs reprises !