Comprenant que l'heure était grave et que toute discussion serait du temps perdu, aucune n'éleva d'objection, mon toutefois Juliane qui osa :
- Notre chère maison va donc être abandonnée ?
- Pourquoi abandonnée ? Vous allez visiter près de… Meaux une parente dans les ennuis. Et j'espère bien vous ramener ici quand je serai sûr qu'il n'y a plus rien à craindre. Et vous, ma mère, pas question de rester en arrière quoi que vous en pensiez ! Je veux vous voir chez Bertrade.
Il les embrassa, puis, toujours flanqué d'Olivier réduit à l'état de témoin muet, il repartit. A pied cette fois, on se rendit dans cette maison de la rue au Plâtre où il avait escamoté les deux Templiers après le tumulte du Temple.
Beaucoup de monde circulait encore dans les rues. On l'arrêtait, on causait, on commentait l'événement inouï qui venait de se produire et très certainement, à part les malades, aucun n'irait au lit avant la terrible fin de la tragédie. Ce soir il y aurait une foule énorme sur les bords de la Seine. En attendant, les quelques hommes qui vinrent frapper à la porte n'attirèrent l'attention de personne. Olivier en connaissait quelques-uns : il y avait là Cauvin le Montois, François le Dauphiné, Lucien d'Arras, Joseph d'Argenteuil, Ronan le Breton, tous appartenant à ces compagnons « estrangers » qui mettaient leur savoir au service de tel ou tel chantier d'église ou de cathédrale. Tous travaillant depuis longtemps avec Mathieu et presque tous ayant reçu du Temple leur formation et leur enseignement.
Mathieu leur distribua des armes faciles à dissimuler sous les cottes courtes, comme les dagues ou les frondes, ou sous les cottes plus longues, comme les épées. Olivier, lui, avait repris dans sa cellule celle dont il se servait pour instruire Rémi... Il accepta cependant une dague supplémentaire. Ensuite de quoi on quitta la maison dont tous, en cas de besoin, savaient où trouver la clef et l'on se dispersa dans l'animation des rues pour se rejoindre au port Saint-Landry, au flanc nord de l'île de la Cité.
Portant le nom d'une église romane qui l'avoisinait, le port existait depuis toujours. Il avait été longtemps le seul depuis l'époque où Paris s'appelait Lutèce et où la ville se résumait à la seule Cité. Vite encombré par le trafic et l'agglomération prenant de l'ampleur, il avait été relayé par celui de la Grève créé par le Roi Louis VII, père de Philippe Auguste. Il continuait à servir cependant aux besoins de la Cité et, singulièrement, au déchargement des matériaux apportés par la Seine pendant la construction de Notre-Dame - pas encore achevée à ce jour - qui avait commencé un siècle et demi plus tôt quand le même Louis VII avait posé la première pierre du chef-d'œuvre voulu par l'archevêque Maurice de Sully. Il servait aussi au ravitaillement des chanoines de la cathédrale et d'une partie de la Cité.
En arrivant à la Grève, la petite troupe vit qu'il y avait déjà du monde, mais que la berge était sévèrement gardée par des soldats : on devait à la fin du jour y embarquer les condamnés afin de les conduire au lieu du supplice : l'un des deux îlots à la pointe des jardins du Roi. Sans y prêter autrement attention, on s'engagea sur le pont que l'on commençait à traverser quand Cauvin le Montois, qui était le chef de chantier de Mathieu, jetant un coup d'œil au port dont une partie était cachée par le prieuré de Saint-Denis-de-la-Châtre et par le « Haut Moulin » planté dans le fleuve, s'aperçut qu'il s'y passait quelque chose : des hommes étaient en train d'endosser des sarraus de toile blanche comme en portaient les maçons pour protéger leurs vêtements des éclaboussures du plâtre ou du mortier.
- Qui sont ceux-là ? demanda-t-il au maître. Je ne les connais pas et, en outre, les ordres sont de se faire remarquer le moins possible ! Allons voir !
Ils partirent en courant et le pont franchi, dégringolèrent au port par la pente le long de laquelle on hissait les marchandises lourdes. Là ils se trouvèrent en face d'une douzaine d'hommes abondamment chevelus et barbus qui s'étaient approchés d'une barge vide dans l'intention évidente d'y prendre place.
- Qui êtes-vous ? Que cherchez-vous céans ? aboya Mathieu. Cette bargeest à moi...
L'un des plus grands qui semblait le chef vint à lui, les autres se rangeant derrière :
- Faites excuses, bourgeois, mais nous en avons besoin et nous sommes pressés. Vous feriez aussi bien de ne pas nous gêner !
Le ton comme l'attitude étaient hostiles tout en se voulant patients, mais ni Mathieu ni les siens n'étaient disposes à se laisser impressionner.
- Nous pareillement ! Et d'abord nommez-vous si vous n'êtes pas des malandrins. J'ai nom Mathieu de Montreuil, maître bâtisseur à Notre-Dame.
- Moi, je suis Jean d'Aumont et je vous salue, vous sachant homme de bien, et c'est pourquoi je vous conjure de ne pas vous opposer à...
- Il ne s'opposera pas, dit l'un des faux maçons qui s'était approché. Et même il se pourrait qu'il nous aide ? Nous venons pour...
L'élan d'Olivier qui se précipita sur lui et l'empoigna par les épaules lui coupa la parole. Quelques mots lui avaient suffi pour reconnaître cette voix.
- Mon frère Hervé ! s'écria-t-il. Par quel miracle est-ce que je te revois enfin ? Où étais-tu passé ?
Tandis que Mathieu retenait ses hommes prêts à se jeter sur les intrus, les deux amis s'embrassèrent, oubliant pour un instant la circonstance qui les remettait en présence, mais elle les rattrapa vite et l'on s'expliqua en remettant à plus tard un récit qui n'intéressait qu'eux.
Les faux maçons poursuivaient le même but que Mathieu et les siens : arracher les condamnés à leurs gardiens et, à la faveur de l'obscurité qui venait, leur faire descendre la Seine dont le courant était fort ce soir jusqu'aux pentes boisées de Saint-Cloud. Il y avait là un petit prieuré où s'était retiré Jean d'Aumont, entièrement acquis au Temple et qui offrirait au moins un refuge de quelques jours permettant de se retourner. Comme Mathieu, Aumont avait été pris de court par le soudain besoin de vérité du Grand Maître et les dramatiques conséquences qui en découlaient. Venu avec ses compagnons entendre le jugement et apprendre les lieux d'incarcération, il se trouvait confronté à une situation qu'il fallait dénouer dans l'urgence en prenant des risques énormes car, pas plus que le maître d'œuvre, il ne s'illusionnait sur la difficulté qu'il y aurait à arracher les deux victimes à leurs bourreaux en plein milieu du fleuve.
- Nous sommes peu nombreux et mal armés en face des archers et autres hommes d'armes royaux, mais l'idée nous est venue, si nous ne pouvons délivrer le Grand Maître et le Précepteur de Normandie, de les libérer d'une autre façon en les tuant de nos mains, leur offrant ainsi une mort moins cruelle et plus rapide que celle qui les attend. Laisser seulement des cadavres aux mains de Philippe serait déjà une victoire ! Pour laquelle nous sommes tous prêts à mourir...
- Nous aussi. D'où venez-vous ? demanda Mathieu avec un dernier reste de méfiance.
Ils venaient de la région de Soissons où les templeries étaient si nombreuses que dans les mailles du coup de filet du vendredi 13 plusieurs avaient réussi à se glisser, singulièrement ceux appartenant à une grange ou un enclos forestier. Aumont lui-même appartenait à la maison mère de la région, la puissante baillie du Mont-de-Soissons, mais il avait été envoyé la veille à la Commanderie de Rozières et, grâce à la densité des arbres d’alentour, il avait eu le moyen de s'échapper et trouver refuge à la grande abbaye de Longpont où les Cisterciens lui avaient ouvert l'asile. Il aurait pu y rester mais un sentiment d'immense injustice l'habitait et, même s'il n'était plus tout jeune, il voulait se préparer et en préparer d'autres au combat contre le Roi. C'était le temps où le neveu du Grand Maître, Jean de Longwy, formait avec les Bourguignons une ligue protégée plus ou moins par le duc et qui donnerait quelque fil à retordre au pouvoir avant de disparaître dans la clandestinité. Quittant Longpont il s'établit - avec l'aide des moines - dans l'immense forêt de Villers-Cotterêts où vinrent le rejoindre d'autres échappés transformés bientôt en une communauté de bûcherons attendant, espérant que le Pape finirait par leur rendre justice et leur permettrait de reparaître, moins riches et moins puissants peut-être, mais dans l'honneur et pour la gloire de Dieu... Hervé d'Aulnay avait été de ceux-là.
Ainsi qu'il l'expliqua plus tard à Olivier, son retour à Moussy n'avait pas été marqué au coin de l'enthousiasme. Son frère Gautier négociait un mariage entre son fils aîné, Gautier le Jeune, et Agnès de Montmorency. En outre ses deux garçons appartenaient à la Cour. Aussi l'arrivée d'un Templier fugitif - fût-il son frère - lui posait quelques problèmes. On cacha soigneusement Hervé dans une partie retirée du château, pas dans une oubliette mais ce n'était peut-être pas l'envie qui manquait, et si on lui fournit de quoi vivre ce ne fut pas dans le luxe, pas davantage dans le confort. Tant et si bien que le malheureux décida de s'éloigner. La colère l'habitait et en lui-même il rendait hommage à la clairvoyance de Mathieu de Montreuil : Olivier eût été rejeté dans les ténèbres extérieures sans plus de façons. Mais où aller ? D'autant que son bon frère ne tenait pas non plus à le laisser partir au hasard avec le risque d'être reconnu pour ce qu'il était et repris, ce qui eût signifié un désastre pour sa maison.
Las de ces atermoiements, Hervé finit par s'enfuir, habillé comme un paysan et nanti de quelques vivres fournis par sa sœur de lait qui avait épousé Hamelin, un paysan du village, un brave homme s'il en fut, la générosité en personne. Hervé avait dans l'idée d'essayer de gagner les Flandres toujours plus ou moins en « délicatesse » avec le Roi de France, mais Hamelin lui apprit que l'on parlait de Templiers torturés et brûlés là-bas et qu'il trouverait peut-être un abri dans la forêt de Villers-Cotterêts où il y avait des bûcherons... bienveillants. C'est ainsi que le chevalier d'Aulnay rejoignit le chevalier d'Aumont. Souvent il songeait à Olivier mais il eût été sans doute imprudent, puisqu'il avait un abri sûr, de retourner vers Paris à cet endroit.
Les retrouvailles des deux amis furent le lien entre ces deux troupes prêtes tout d'abord à en venir aux mains. Puisque l'on poursuivait le même but on fraternisa, mais sans perdre un temps devenu précieux. L'heure approchait où l'on allait embarquer les condamnés et le conseil de guerre fut bref. Au lieu de la barge lourde et difficile à manier, on choisit trois barques assez grandes mais plus légères et l'on se répartit les forces : l'une portait Mathieu et Cauvin avec la moitié de leurs hommes, la seconde Jean d'Aumont et les siens, la troisième le surplus des deux troupes commandé par Olivier et Hervé. Celle-ci partit la première, traversa la Seine et alla attendre près du Port au Foin où un cordon de soldats s'efforçait de contenir la foule qui était en train d'envahir la grève et le chemin de halage. A cause du courant, il fallut jeter la grosse pierre d'amarrage. La seconde se fixa à l'un des piliers du Grand-Pont pour suivre au plus proche le bateau des victimes.
Enfin, Mathieu vint s'accrocher au Moulin de la Monnaie, aussi près que possible de l'îlot sur lequel les valets du bourreau s'activaient à parfaire le haut et large bûcher d’où surgissaient deux poteaux. Ces mouvements n'attirèrent pas l'attention car de nombreuses embarcations se dirigeaient vers la pointe du Jardin du Roi où se trouvait une tour pourvue d'un balcon/ c'est de là que Philippe le Bel, les hommes de sa famille et ses conseillers assisteraient au spectacle.
La nuit tombait rapidement. Il faisait froid sur le fleuve, et dans les barques chacun se recueillait recommandant son âme à Dieu sans s'illusionner un instant sur les difficultés du coup de main prévu. Le soleil s'était couché dans un éclat sanglant et l'îlot voisin débordait comme les berges de curieux qui avaient même dressé des échelles contre l'hôtel de Nesle se perdant peu à peu dans l'obscurité. Etroitement gardé, seul le bûcher était éclairé par des centaines de torches. L'atmosphère était lourde. On ne parlait pas, on chuchotait à l'écoute de la rumeur qui allait s'approchant. A la Grève les condamnés accompagnés du Prévôt prenaient place sur une barge hérissée de piques et de guisardes. Une douzaine de flambeaux éclairaient tragiquement les deux hautes silhouettes que l'on avait revêtues du manteau blanc à croix rouge afin de donner encore plus de solennité à leur trépas. Ils se tenaient debout, très droits, trouvant en eux-mêmes la force de faire taire les douleurs qui les avaient courbés et leurs visages, ravagés par l'âge et la longue incarcération, étaient sereins. En dépit des agitateurs semés un peu partout pour exciter la foule, elle se taisait à présent. Ceux qui menaient la barge la lancèrent dans le courant.
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