Quand elle dépassa Jean d'Aumont, celui-ci engagea son bateau dans le sillage, faisant force rames pour se maintenir au près au moment où Olivier arrivait sur le flanc droit tandis que Mathieu et les siens se jetaient sur la gauche. D'un seul coup la barge fut assaillie de trois côtés. A coups de hache, de marteau et de dague, les derniers défenseurs frappaient. Ce fut autour des deux vieillards blancs une bagarre forcenée, un violent tumulte, mais déjà des tours du Palais les archers se mettaient à tirer pendant que, d'abord surpris autour du Prévôt affolé, les gardes se défendaient vigoureusement. Un instant Mathieu crut qu'il était en train de gagner et prit Molay dans ses bras :

- Venez, Maître Jacques ! Vos bâtisseurs ont besoin de vous !

Mais celui-ci le repoussa :

- Non ! Fuis, malheureux, avant qu'il ne soit trop tard ! J'ai choisi mon sort pour expier et pour que soit grande la dernière image du Temple !

D'une bourrade il le jeta au fleuve où flottaient déjà des cadavres au moment où l'épée du Prévôt l'atteignait à l'épaule. Il poussa un cri et disparut sous l'eau. Ce que voyant, Olivier plongea à sa suite, réussit à l'attraper et le ramena sur la barque où il remonta, aidé par Cauvin.

- L'affaire tourne au désastre ! haleta celui-ci. Il faut fuir...

- Abandonner les autres ? Jamais !

Les autres, leur nombre se réduisait de façon tragique. Le chevalier d'Aumont avait été tué l'un des premiers, et sur la barge près d'accoster à présent, les gens du Prévôt se débarrassaient du reste des assaillants au milieu d'un vacarme indescriptible relayé par les hurlements de la foule qui, sur la rive droite et galvanisée par l'héroïque tentative, bousculait le cordon de soldats, les expédiait à l'eau et s'emparait de leurs piques pour les y maintenir. Debout sur sa barque, Olivier se battait encore mais, armé d'une rame, Cauvin le Montois repoussait l'esquif à l'écart du bateau voisin. Le geste fut si violent qu'Olivier tomba à la renverse sur le corps de Mathieu tandis que Cauvin se mettait à ramer avec l'énergie du désespoir pour échapper aux flèches qui tombaient de toutes parts... Vivement redressé, Olivier alors appela :

- Hervé ! Est-ce que tu es là ? Est-ce que tu m'entends ?

- Oui ! Derrière toi !

Se retournant, il aperçut entre lui et la rive droite une petite embarcation montée par deux tout jeunes gens, , dont l'un penché sur le bord tentait vainement de remonter Hervé trop lourd pour lui.

- Lâchez-le ! cria-t-il. Je le ramasse !

Déjà Cauvin rapprochait la barque. Un instant plus tard, Hervé y était hissé, trempé comme une soupe, mais apparemment intact, et Olivier empoignait d'autres rames pour lancer le bateau au plus fort du courant et en accroître la puissance. Ils passèrent comme une flèche devant la forteresse du Louvre d'où, depuis les chemins de ronde, les archers tiraient sur eux sans se soucier d'atteindre des embarcations où étaient des curieux.

L'endroit dangereux fut dépassé en même temps que l'enceinte de Paris. Olivier protégé maintenant par l'obscurité releva ses rames pour un dernier regard au drame en train de se jouer. Sur le fond noir des tours du Palais dont, sur un balcon, on devinait la haute silhouette bleue du Roi, l'îlot au ras de l'eau qui en reflétait les lumières ressemblait à l'une de ces scènes brillantes sur lesquelles se jouaient les mystères, mais celui-là était un mystère d'horreur. Les Templiers dépouillés de leurs manteaux blancs et seulement vêtus de haillons avaient été hissés sur l'énorme bûcher qui les mettait presque à la hauteur de celui qui les regardait. On les avait liés aux poteaux - on sut plus tard que le Grand Maître avait demandé qu'on lui permette de joindre ses mains et de regarder vers Notre-Dame - et les bourreaux tournaient avec leurs torches autour de la pile de rondins, allumant la paille que l'on y avait mêlée. Activée par le vent aigre qui soufflait de l'est, une épaisse fumée monta où fusèrent les premières flammes. On les vit courir à l'assaut de ces fragiles silhouettes humaines et l'on entendit crier le Grand Maître. Mais ce n'était pas de douleur. Comme devant la cathédrale, ce matin, sa voix retrouvait au suprême instant cette force surhumaine qui semblait venue d'un autre-monde et après une ultime protestation d'innocence, c'était une malédiction qu'elle proférait. Elle assignait le Pape Clément, le Roi Philippe et son exécuteur des basses œuvres à comparaître, avant un an, au tribunal de Dieu !

On vit alors les bourreaux activer le feu, mais Jacques de Molay n'avait plus rien à dire. Etouffée par les noires volutes de fumée, sa voix s'éteignit. Quand le vent les chassa, les flammes enveloppaient les deux martyrs...

Fasciné comme ses compagnons par cette suprême et effroyable image, Olivier ne s'était pas rendu compte que Mathieu, revenu de son évanouissement, s'était redressé et regardait lui aussi.

- C'est la fin du Temple, fit-il d'une voix rauque, lourde de colère et de douleur, mais aussi la fin pour le temps des cathédrales... Jamais plus je ne travaillerai pour elles puisque Dieu a abandonné le Temple !

Olivier ne lui disputa pas le dernier mot. Il aurait pu dire que certains « frères » avaient abandonné Dieu depuis longtemps pour d'étranges croyances et d'encore plus étranges appétits. Il aurait pu évoquer cette autre malédiction proférée de cet autre bûcher allumé aux pentes des Cornes de Hattin et où s'était consumée la Vraie Croix, mais par son héroïsme, Jacques de Molay avait rendu au Temple sa pureté initiale et couvrait de son manteau blanc les obscurités, les ombres, les insuffisances et les crimes. Il ne fallait pas toucher à ce délicat pallium, aussi ténu et pur que neige au printemps…

Vaincu par la souffrance de sa blessure accrue par l'effort pour se relever, Mathieu se laissait de nouveau aller au fond de la barque. Fascinés eux aussi par le bûcher dont le vent apportait l'odeur affreuse, Cauvin et Hervé n'y avaient pas prêté autrement attention. Olivier, en reprenant les rames, le rappela à ce dernier en lui demandant de s’en occuper :

- Autant que je puisse voir, répondit-il, il a une profonde blessure à l'épaule gauche et saigne beaucoup... et on a rien pour arrêter le sang...

Olivier cessa son effort, ôta sa cotte, sa chemise, et tendit celle-ci à son ami.

- Tiens, arrange-toi de ça !

Hervé fit un tampon qu'il appuya fortement sur la plaie.

- Sais-tu seulement où nous allons ?

- Seulement qu'il faut guetter une lanterne allumée sur la rive droite du fleuve. Un hameau qui s'appelle Passiacum, mais je ne sais vraiment pas où il se trouve...

- A une lieue d'ici environ, grogna Mathieu. Ramez, garçons, ramez ! Plus tôt nous y serons, mieux cela vaudra mais priez aussi pour que Rémi soit arrivé avec les femmes, sinon dans ces ténèbres nous risquons de nous perdre...

- Nous c'est à Saint... Cloud, je crois, que frère Jean d'Aumont voulait cacher le Grand Maître...

- C'est encore plus loin et c'est dans les bois... On sera plus vite à Passiacum... J'y pense : au-dessus du village il y a un manoir avec une grosse tour qui devrait se découper sur le ciel...

Et tout à coup Mathieu se mit à rire :

- Il appartient... à notre bon sire Philippe qui aime à venir y méditer quand il ne veut pas trop s'éloigner de Paris... Et on va se réfugier là-dessous ! C'est drôle, non ?... Avouez que c'est drôle !

- La fièvre vous gagne, Maître Mathieu, émit entre ses dents Cauvin qui depuis le départ s'était contenté de faire avancer l'embarcation sans souffler mot. Vous parlez trop et trop fort. Les voix portent sur l'eau... et nous sommes en fuite.

- Je m'en charge ! souffla Hervé qui s'accroupit auprès du blessé à la fois pour le soutenir, maintenir la pression du tampon et, le cas échéant, lui fermer la bouche. Le contremaître avait raison : la fièvre venait et avec elle une certaine agitation qui pouvait être dangereuse et Aulnay eut besoin de toutes ses forces pour obtenir un peu de calme d'un homme plus âgé que lui sans doute, mais encore solidement charpenté. Il songea même un moment à l'assommer pour le faire tenir tranquille.

Les minutes qui suivirent furent d'une longueur extrême. Vigoureusement actionnée par deux paires de bras, la barque glissait rapidement vers l'aval mais il faisait si sombre que cette fuite en aveugle avait quelque chose d'angoissant, parce que l'on n'avait aucun point de repère. A une telle allure ils pouvaient aussi bien dépasser le hameau sans même s'en rendre compte. Ils pouvaient voir cependant qu'une colline amorçant un coteau se profilait sur la rive droite alors que la rive gauche restait plate. Et soudain, la silhouette d'une tour encore plus noire que la nuit se détacha et presque aussitôt Olivier souffla :

- Regardez ! Sur la berge... Une lanterne !

Le soulagement dégonfla les poitrines oppressées. Rémi avait accompli sa mission. Le refuge était à leur portée et l'on manœuvra pour l'atteindre. Mais il devait y avoir là quelqu'un que le clapotement des pales dans l'eau avait alerté car la lanterne se mit à s'agiter. En approchant on finit par distinguer un petit tertre sur lequel un homme se tenait debout. Pourtant et alors que la barque était encore à quelques brasses et qu'il était encore facile de relancer, Olivier demanda :

- Rémi ?

- Oui, c'est bien moi... je vous guide.

Il n'y avait plus à douter davantage et le bateau vint doucement à la berge où il s'ensabla à peu près aux pieds du jeune homme qui élevait la lanterne pour mieux voir.

- Les Templiers ? Où sont-ils ? chuchota-t-il déçu.

- Morts, et ton père est blessé !

- C’est grave ?

- L'épée du Prévôt l'a frappé au défaut de l'épaule. L'os doit être brisé. Il souffre et la fièvre vient... Mais si tu permets, on parlera plus tard, grogna Olivier.

Avec précaution on enleva Mathieu de la barque et on le déposa sur le sable. Il avait dû perdre connaissance car il ne broncha pas.

- On l'emporte, reprit Olivier. La maison est loin ?

- Non. Pas loin. Juste au-dessus du grand chemin de Normandie qui suit la Seine depuis le Louvre.

Pendant ce temps Cauvin avait attaché la barque, poussée dans les roseaux sous une retombée d'aulnes.

- Je me demande si elle est assez cachée comme ça ? réfléchit-il.

- Il y en a d'autres à quelques toises d'ici, répondit Rémi. On s'en occupera au lever du jour. Le mieux sera peut-être de la couler. Allons-y à présent !

Hervé et Olivier se chargèrent de Mathieu. Rémi passa devant avec sa lanterne et Cauvin ferma la marche. On remonta le talus, puis, la route franchie, on suivit un sentier boueux qui mena la petite troupe à une haie d'épineux percée d'une barrière de rondins que l'on poussa pour découvrir la maison de Bertrade au milieu d'un verger. Deux étages sous un grand toit, une porte basse sur un degré de trois marches, elle n'était pas immense mais derrière il y avait deux ou trois bâtiments de dépendances. Les volets étaient mis et aucune lumière ne filtrait, cependant au bruit des pas, la porte s'ouvrit libérant le reflet d'une chandelle découpant la silhouette noire d'une femme. C'était Juliane.

- Les voici enfin, ma mère, dit Rémi, mais le coup a manqué et le père est blessé... A l'épaule, ajouta-t-il devant l'angoisse qui embrumait les yeux bruns de l'épouse. La douleur lui a fait perdre connaissance. Il faut espérer que ce ne sera pas trop grave...

Derrière elle apparurent Mathilde appuyée sur la béquille dont elle étayait sa marche devenue difficile et la cornette de Margot, l'œil effaré, les mains jointes et déjà prête à pleurer. Mathilde la rabroua et l'envoya chercher de quoi nettoyer et panser la blessure.

- Etendez-le sur le banc, dit Juliane après s'être penchée un instant sur le visage cireux de son mari en désignant le long siège disposé près de la cheminée où brûlait un bon feu.

- Plutôt sur la table si vous avez la gentillesse d’ôter ce que vous avez eu la bonté de préparer. Aucun de nous n'a faim après ce que nous venons de vivre...

En effet, les femmes avaient disposé du pain, du fromage, du jambon et des pichets de vin. Même si elle n'y venait que très rarement depuis qu'elle servait la reine Marguerite, Bertrade en bonne maîtresse de maison veillait à ce que sa « campagne » fut toujours prête à abriter quelqu'un. Le logis était lui-même entretenu - et surveillé par un vieux couple à qui feu-Imbert avait permis d'acquérir le lopin de terre qu'ils cultivaient quand le Roi avait aboli le servage. Ils habitaient une chaumière au-delà du verger avec des poules, des lapins et un cochon, et s'occupaient en outre des ruches que le brave mercier avait installées. Et comme ils avaient droit à la moitié des récoltes de fruits et de miel, ils bénissaient chaque jour le Ciel d'avoir suscité Imbert dont ils avaient pleuré la mort comme s'il était leur frère. Ils connaissaient bien la famille de Bertrade et l'arrivée de Rémi et des trois femmes ne les avait pas surpris, mais ils s'étaient retirés avec discrétion quand ils avaient compris qu'il se passait quelque chose d'un peu inhabituel. Ils se nommaient Aubin et Blandine, et ils étaient unis, depuis longtemps sans doute, mais si étroitement qu'ils avaient fini par se ressembler.