- Oh, le mien... à mon âge !
- La vie est bonne à vivre à n'importe quel âge, Bertrade, et le vôtre n'a rien d'accablant. Aude sait-elle les événements de la nuit ?
- Non. Je l'ai laissée dans notre chambre à refaire au fil d'or la broderie qui s'est arrachée sur la cotte de velours nacarat...
Marguerite eut un grand sourire :
- Et vous voulez me priver d'une telle artiste ? Envoyez-la-moi : je vais lui parler ! A ce propos, avez-vous des nouvelles de votre sœur ?
- Non, répondit Bertrade dont le visage s'assombrit de nouveau. J'espère qu'avant de se lancer dans cette aventure insensée, son époux aura pris soin de lui faire quitter Montreuil…
- Il est vrai que Nogaret a dû y jeter ses molosses, fit Marguerite avec mépris. Je vais envoyer… ou… non… à la réflexion, je vais demander à Madame de Poitiers d'envoyer quelqu'un de sûr afin de voir ce qu'il en est… C'est un service qu'elle me rendra volontiers.
Bien que tentée de faire la grimace en pensant que le « quelqu'un de sûr » pourrait bien être un d'Aulnay, Bertrade ne put que remercier, d'un cœur sincère d'ailleurs, celle qui se déclarait si hautement sa protectrice et celle de sa nièce, puis elle se mit à la recherche de la jeune fille afin de l'envoyer à Marguerite.
Quand Aude vint la rejoindre dans leur chambre, elle avait les yeux rouges et les larmes coulaient encore. Bertrade lui ouvrit les bras et les deux femmes restèrent serrées l'une contre l'autre un long moment. Jusqu'à ce que se calment les sanglots de la jeune fille et qu'elle fût en état d'entendre ce que sa tante avait à lui dire :
- Ne te tourmente pas trop ! Ton père a dû, dès hier au soir, conduire Juliane, Mathilde et Margot à mon Clos des Abeilles…
- Mais mon père ? Madame Marguerite dit qu'il a été blessé. Il est peut-être mort, noyé d'avoir perdu trop de sang ? Et Rémi qui n'était pas avec lui ! Comment a-t-il pu le laisser seul…
- Quand ton père commande, on obéit et c'est ce qu'il a fait. Tu ne vas pas lui reprocher d'avoir mis en sécurité les femmes de la maison ? De plus... ton père n'était pas seul. Il y avait auprès de lui quelqu'un dont ni toi ni moi n'avons jamais rien su de sa présence à Montreuil, quelqu'un qui se serait fait tuer avant de l'abandonner. Et celui-là sait se battre…
- Quelqu'un qui…
Les larmes d'Aude venaient de se tarir d'un seul coup tandis qu'elle levait sur sa tante un regard effaré, chargé d'interrogation mais où s'allumait une fragile lueur d'espoir. Bertrade, bien qu'elle n'en eût aucune envie, émit un petit rire sec :
- Tu ne trompes pas ! C'est bien lui ! L'homme que tu aimes depuis si longtemps a vécu ces dernières années dans l'atelier de ton frère. Il y est même devenu imagier ! Et assez adroit si l'on en croit les tiens ! Il était avec Mathieu et Rémi hier à Notre-Dame et… plus tard j'imagine ! Alors ou ils sont morts tous les deux ou ils sont cachés quelque part, mais ensemble. Et pourquoi ne serait-ce pas chez moi ?
- Mon Dieu ! Ce serait trop beau, trop merveilleux ! Oh, ma douce tante, il faut que vous ayez raison ! Il faut y aller voir tout de suite…
- Tu n'es pas un peu folle ? Courir là-bas et y mener tout droit les gens de Nogaret ? En dehors de ta famille personne ne sait que je possède le Clos…
- Et votre neveu, le mercier ?
- Gontran ? Il a un commerce prospère qui arrondit sa bourse et son ventre. Pour rien au monde il n'irait fourrer son nez dans une affaire aussi dangereuse que ce qui touche au Temple ! Il n'est pas fou. En outre, il a de l'amitié pour moi ! Quant à savoir s'il y a ou non du monde à Passiacum, il faut prendre patience et ne rien faire surtout qui puisse amener le moindre risque. Maintenant va rafraîchir ton visage et remets-toi à l'ouvrage !
Aude obéit mais une fois revenue à son tabouret, ses mains restèrent longtemps inactives, oubliant l'aiguille enfilée d'or qu'elle tenait sans plus songer à la piquer dans l'épais velours d'un beau rouge clair qui fardait si joliment le teint d'ivoire de Marguerite. La joie et l'inquiétude se partageaient son cœur mais la joie - dont elle avait un peu honte - prédominait. Savoir Olivier vivant, savoir que la veille il avait vécu, respiré dans la maison de son enfance l’emplissait d'un immense bonheur. Et c'est à cause de ce bonheur que l'inquiétude se minimisait un peu. Avec un tel homme auprès de lui, Mathieu ne pouvait qu'être sauf. Elle avait beau ne pas ignorer - et depuis longtemps ! -qu'aucun lien ne pouvait se tisser entre Olivier et elle, une petite flamme d'espoir s'allumait malgré tout et elle voyait la main de Dieu dans cette longue cohabitation avec les siens. En outre, le Temple n'existait plus. Condamné par l'Eglise et par le Roi, il n'était plus qu'un grand souvenir et Aude souhaita passionnément que les vœux prononcés par ceux qui s'efforçaient de survivre eussent disparu avec lui. Ce serait si bon que le chevalier devint vraiment un homme comme les autres, un homme qui peut-être se déciderait un jour à la regarder autrement que comme la petite fille qu'elle n'était plus !
En elle une étrange transformation s'opéra à cet instant parce que, pour la première fois, le rêve lui semblait possible à atteindre. Non, elle n'était plus une enfant, mais une femme décidée à tout entreprendre pour gagner l'amour d'Olivier. Elle allait – enfin ! - exister pour lui. Elle se savait belle et voulait l'être plus encore jusqu'à lui faire oublier ce qui ne serait pas eux-mêmes. Dieu qui avait choisi son père pour le sauver ne condamnerait pas cet amour… Et Madame Marguerite le protégerait. De cela Aude était sûre.
Dans les jours qui suivirent, elle avait tellement l'air de vivre un rêve éveillé que Bertrade n'eut pas le courage de lui dire ce que Marguerite avait appris grâce à l' « envoyé » de Madame de Poitiers : la maison de Montreuil n'était plus qu'un tas de décombres et de cendres sur lequel les sicaires de Nogaret avaient planté l'édit royal qui faisait de Mathieu et de son fils autant de gibiers à traquer.
Bertrade sut aussi - et cela l'épouvanta ! - qu'une main mystérieuse avait cloué d'une flèche sur le portail central de Notre-Dame un avertissement aux chanoines de la cathédrale et à l'évêque de Paris, Guillaume de Bausset aux termes duquel la cathédrale en personne revendiquait pour ses bâtisseurs le droit aux anciennes franchises de Saint Louis et à une justice équitable. « ... Nul n'œuvrera plus à ma gloire qui est celle de Dieu tant que seront traqués, pourchassés, massacrés les enfants de ceux qui m'ont érigée avec grand amour et grande dévotion et je ferai en sorte qu'à travers tout le royaume s'arrêtent les travaux de mes autres sanctuaires puisqu'il ne sera plus possible d'y œuvrer dans la paix, l'honneur et l'amour de Notre-Seigneur. Le sang ne saurait cimenter les pierres... Et celui de Jacques de Molay a crié jusqu'au Ciel. »
C'était un appel, sinon à la révolte du moins à l'exode. Bien entendu, l'évêque de Paris qui le fit arracher le proclama sacrilège et ordonna que les abords de Notre-Dame fussent gardés, mais le lendemain même un nouveau parchemin était fiché à la même place par une autre flèche et il en fut de même les jours suivants.
L'effet sur le peuple qui avait encore dans les oreilles la voix du Grand Maître parmi les flammes du bûcher fut considérable. Le Roi fit crier dans les carrefours un appel au calme garantissant à ceux qui reprendraient le travail la fin de la persécution et la sécurité sous le pieux bâton de commandement d'un architecte monastique venu d'une grande abbaye bâtisseuse, mais tout cela resta lettre morte… et le chantier désert. Nogaret se fit donner par les chanoines la liste des ouvriers mais, de même que, dans la censive du Temple, les logis des travailleurs restaient vides, on ne retrouva aucun de ceux qui œuvraient avec Mathieu de Montreuil.
Une terrible nouvelle vint ajouter à l'inquiétude du peuple : le Pape Clément V venait de mourir au château de Roquemaure où il avait dû faire halte sur le chemin qui d'Avignon devait le ramener à son château natal de Villandraut dans le Bordelais. La nouvelle éclata comme une bombe sur Paris, sur le Palais aussi sans que nul osât l'admettre. Personne ne sut comment le Roi la reçut, son silence étant aussi impénétrable aux mauvaises nouvelles qu'aux bonnes, mais il fit de plus fréquentes visites à la Sainte Chapelle où il s'attardait davantage…
Ce furent des jours encore plus difficiles pour Bertrade et aussi pour Aude car aucune information ne leur était parvenue. Elles ignoraient s'il y avait quelqu'un au Clos des Abeilles et Bertrade, quelque envie qu'elle en eût, n'osait pas aller y voir. Jusqu'à présent, personne n'était venu se saisir d'elles ou avoir semblé, dans l'hôtel de Nesle, se souvenir de leur lien de parenté avec le maître d’œuvre. Mais il fallait prier pour que cette situation dure le plus longtemps possible.
Vint d'ailleurs le temps de se mettre en route pour Maubuisson où Philippe le Bel allait attendre l'arrivée de sa fille Isabelle. Comme elle l'avait promis, Marguerite emmena les deux femmes avec elle.
Proche de Pontoise, l'abbaye Notre-Dame-la-Royale avait été fondée au siècle précédent par Blanche de Castille, mère de Saint Louis, qui avait souhaité y être enterrée comme simple religieuse et dont le tombeau à la chapelle occupait le centre du chœur. Des religieuses cisterciennes appartenant pour la plupart à de grandes familles y prenaient le voile et l'abbesse en était alors Isabelle de Montmorency. Saint Louis avait fait construire à l'écart des bâtiments conventuels un petit château où il aimait se retirer afin de se sentir plus proche de celle qui, après avoir maintenu fermement le royaume durant sa minorité, était restée pour lui une précieuse conseillère, toujours écoutée sauf quand il était parti pour une croisade qu'elle redoutait et qui s'avéra désastreuse.
Devenu Roi, Philippe le Bel adopta Maubuisson. Il en aimait le calme des jardins étendus entre la résidence royale et l'église abbatiale où il se rendait fréquemment seul pour écouter, caché dans les ombres de la nef, les voix aériennes des moniales chantant les litanies de la Vierge Marie. Il y venait, comme il le disait lui-même, prendre conseil de son silence. C'est là qu'il arrêta - non sans profondes réflexions ! - la décision la plus lourde de son règne : celle de faire saisir les Templiers. Pour ce Roi « habité par l'idée de la France », le Temple, puissamment riche et puissamment armé dont l'autonomie lui faisait souvent préférer son propre intérêt à la cause générale, représentait le plus grave des dangers. Et un état qui pouvait être à redouter, Philippe n'ignorant pas leur rôle dans la désagrégation du royaume franc de Jérusalem qu'ils devaient cependant protéger. L'Orient perdu, il leur restait la France et Philippe ne voulait pas la leur laisser.
Or il ne disposait d'aucune arme politique contre eux mais de sérieux soupçons pesaient sur leurs mœurs intimes ainsi que sur l'orthodoxie de leur foi chrétienne. C'était leur seul point vulnérable. Philippe l'aperçut et, d'accord avec ses convictions, il frappa…
Il aimait aussi le printemps à Maubuisson, la proximité de la forêt et y séjournait quand il le pouvait. Cette fois il venait attendre sa fille Isabelle dont le voyage était annoncé depuis un moment déjà pour présenter à son père son fils Edouard, âgé de dix-huit mois et, jusqu'à présent, l'unique petit-fils de Philippe. Ayant appris qu'elle venait seule, sans son époux, le Roi choisit de la recevoir de façon moins officielle qu'à Paris où d'ailleurs, les fêtes royales si tôt après la tragique conclusion du procès des Templiers eussent été de mauvais goût. Et puis le printemps éclatait et les bords de l'Oise seraient plus agréables pour une réunion familiale. Isabelle arrivait avec une escorte raisonnable dont la ville voisine de Pontoise se chargerait ainsi que des membres de l'entourage royal que le petit château de l'abbaye ne pourrait contenir. Seul le Roi et ses enfants y logeraient.
Marguerite n'aimait pas Maubuisson, même si elle s'y trouvait en compagnie de ses belles-sœurs. L'atmosphère se ressentait de la proximité des religieuses et aussi de celle du Roi. Certes les frères d'Aulnay y étaient aussi puisque l'un appartenait à Philippe de Poitiers et l'autre à Charles de Valois, mais toute rencontre relevait de l'impossible. En outre, les beaux atours prévus pour l'éclat d'une visite royale n'y serviraient pas à grand-chose. La jeune reine de Navarre ne résista cependant pas au plaisir d'emporter son beau manteau de camocas blanc sur lequel les rubis de Pierre de Mantes faisaient si bel effet. La reine d'Angleterre dont les bruits venus d'outre-manche disaient que son époux pillait allègrement sa cassette de joyaux au bénéfice de ses favoris n'en pourrait certainement pas montrer autant… et ce serait une assez douce satisfaction en face de l'humeur hautaine d'Isabelle qui ne permettait à personne d'oublier si peu que ce soit qu'elle portait la couronne d'Angleterre, un vrai et grand royaume auprès duquel la Navarre faisait piètre figure.
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