L'arrivée de la souveraine au-devant de laquelle s'étaient portés jusqu'à Clermont ses oncles Charles de Valois, Louis d'Evreux et son frère Philippe ne manqua cependant pas d'éclat. Montée sur une haquenée blanche à la croupe de laquelle s'étalait un manteau de velours du même bleu que ses yeux, Isabelle, la tête ceinte d'un cercle ouvragé orné de saphirs, avait noble allure quand elle franchit le portail ogival de l'abbaye devant lequel veillait un haut porte-croix en pierre. Ses oncles et son frère à ses côtés et derrière elle son fils et ses dames, elle s'avança jusqu'au perron où son père l'attendait flanqué de Louis, de Charles et de ses belles-filles. En dépit de sa pâleur et d'une légère brume de mélancolie étendue sur son pur visage hautain, elle était vraiment très belle, d'une beauté dont la ressemblance avec celle de Philippe était plus frappante que jamais. Peut-être parce que ses grands yeux azurés cillaient peu et aussi parce que sa bouche aux lèvres tendres, mais au pli fier, semblait avoir désappris le sourire.
Délaissant le protocole, le Roi descendit lui-même pour l'aider à mettre pied à terre dans un de ces gestes d'affection dont il était si peu prodigue, mais avec dans le regard une flamme d'orgueil en face de la parfaite image de la majesté royale qu'était sa fille. Elle plia ensuite le genou devant lui, puis ils s'embrassèrent mais sans effusions superflues. Après quoi, la voyageuse salua Isabelle de Montmorency, l'abbesse de Maubuisson, qui, crosse en main, venait l'accueillir à la tête de tout le couvent. Ensuite, elle fit avancer la nourrice portant dans ses bras un magnifique bébé blond, visiblement en pleine santé et qui gazouillait en tendant ses petites mains vers la couronne de son grand-père. Cette fois Philippe s'épanouit en l'enlevant dans ses mains :
- Celle-là n'est pas pour vous, sire Edouard ! dit-il en écartant sa tête. Il faudra vous contenter de celle de votre père... Du moins il faut l'espérer, ajouta-t-il en se tournant vers ses fils que la remarque n'eut pas l'air d'enchanter.
Puis Isabelle embrassa ses belles-sœurs mais avec une note de froideur que Marguerite attribua à la somptuosité de sa propre parure et qui la satisfit. Enfin l'on rentra au logis royal pour que la reine d'Angleterre puisse gagner son appartement et y prendre quelque repos avant le grand souper du soir.
Comme les autres femmes des princesses, Aude et Bertrade avaient assisté d'un peu loin à l'arrivée d'Isabelle. La jeune fille était toute joyeuse d'avoir admiré sa maîtresse si magnifiquement parée par l'œuvre de ses mains. Elle en ressentait une joie enfantine qui s'éteignit vite en constatant que sa tante n'avait pas l'air de la partager. Bertrade affichait même une mine si sombre qu'elle s'en inquiéta.
- Vous voilà bien soucieuse... et même effrayée ? On dirait... que vous avez vu le Diable !
Bertrade lui jeta un regard noir :
- Tu as de ces mots ! Mais tu n'as pas complètement tort. Si ce n'est pas lui, ce pourrait être une de ses œuvres !
- Ce n'est pas Madame Isabelle qui vous inspire des pensées aussi sombres ? Elle est fort haute sans doute et ne semble pas très heureuse, mais elle est en vérité magnifique ! Moins que Madame Marguerite bien sûr, mais si belle, si vraiment royale !
Une fois de plus, Bertrade renonça à ternir le plaisir purement artistique de sa nièce en lui démontrant que la mine si « haute » d'Isabelle et la froideur dont elle avait usé en saluant les princesses pourrait bien venir des aumônières arborées par les frères d'Aulnay qui, avec leurs princes respectifs, étaient allés la recevoir et paradaient encore dans les jardins de Maubuisson. Cette fois le doute - en admettant que la pauvre femme en conservât encore une once ! - n'était plus possible : les frères d'Aulnay étaient les amants de Marguerite et de Blanche et des amants assez aimés pour qu'on ose les parer des présents d'une belle-sœur dont tout aurait dû inciter à se méfier :
- Encore heureux qu'ils ne soient pas trois, ces beaux gentilshommes, pensa-t-elle. Au moins il y a une chance que Madame Jeanne soit encore prude femme ! A moins qu'elle ne soit plus maligne et moins irréfléchie…
Mais, au fond, elle en doutait un peu. Jeanne, timide, discrète, semblait sincèrement aimer son époux. Il est vrai que Philippe de Poitiers était beaucoup plus brillant et attachant que ce benêt de Charles et surtout que cette teigne de Louis ! Il restait l'espoir qu'Isabelle, toute à la fierté de montrer son magnifique enfant et sans doute habitée par des soucis plus graves que la conduite de ses belles-sœurs - on la disait malheureuse en ménage son époux préférant ouvertement les beaux jeunes gens aux jolies femmes ! -, n'eût rien remarqué.
Cette douce illusion ne dura pas longtemps. Le soir même le drame tant redouté par Bertrade éclatait.
Afin que la reine d'Angleterre puisse se coucher de bonne heure, le souper avait été court, pourtant quand il fut achevé et quand le Roi se disposa à regagner la petite salle où il aimait se retirer pour réfléchir, celle-ci lui demanda de la laisser l'accompagner. Ce qu'il accepta. Les trois princesses, après leur avoir souhaité la bonne nuit, rentrèrent dans les chambres qu'elles partageaient les jours où elles venaient à Maubuisson tandis que leurs époux restaient entre eux.
Débarrassées de leurs atours et revêtues par leurs femmes de soyeuses robes d'intérieur, elles bavardaient dans la chambre de Marguerite, étendues sur des coussins empilés près de la cheminée où brûlait une joyeuse flambée, commentant avec malice l'attitude d'Isabelle, sa mine lugubre alors que son voyage n'avait rien de désagréable. Autour d'elles, Aude et Marthe, la chambrière préférée, pliaient et rangeaient les vêtements qu'elles venaient de retirer quand le chambellan du Roi vint leur dire que celui-ci les demandait.
- Mais nous sommes dévêtues, protesta Marguerite. Cela ne peut-il attendre ?
Hugues de Bouville, le chambellan et l'un des plus fidèles serviteurs de Philippe, était un homme d'âge, d'expérience mais aussi de finesse. Devant l'expression choquée de la jeune reine, il se contenta de dire gentiment :
- Vous savez bien, Madame, que le Roi n'aime pas attendre. D'ailleurs il est en son privé avec Madame Isabelle : des manteaux suffiront…
Aude voulut rendre à Marguerite le camocas blanc qu'elle venait de quitter mais celle-ci le repoussa :
- Me donnez ma dalmatique, petite ! Il fait froid dans les couloirs.
Une fois revêtues, les trois jeunes femmes suivirent Hugues de Bouville, leur gaieté soudain soufflée. C'était tellement inhabituel, cette convocation ! Plantée au milieu de la pièce, Aude les regarda sortir, puis se tourna vers Bertrade qui, l'œil fixe, se tenait près de la cheminée, triturant l'écharpe de mousseline qu'elle tenait en main. Elle était si pâle tout à coup ! Aude en frissonna :
- Vous vous sentez bien ?
Les paroles n'eurent pas l'air d'atteindre l'oreille de sa tante, elle était hypnotisée par cette porte franchie par les princesses comme si un doigt de feu venait de tracer dessus « Vous qui entrez laissez toute espérance », comme sur celle de L’Enfer de Dante Alighieri, le poète florentin dont Charles de Valois avait fait un exilé.
Aude alla vers elle pour répéter sa question et, cette fois, Bertrade tourna les yeux vers elle. Ils reflétaient une telle angoisse que la jeune fille s'épouvanta et ajouta :
- Par pitié, dites-moi ce qu'il y a ! Vous me faites peur…
Bertrade laissa tomber l’écharpe et prit sa nièce par le bras :
- Viens ! Allons prier ! C'est la seule chose intelligente à faire…
Elles allèrent s'agenouiller devant une belle statue de la Vierge qui composait, avec deux cierges sans cesse allumés, une sorte d'oratoire dans la chambre de Marguerite. Ce faisant Aude chuchota :
- Nos princesses… seraient-elles en danger ?
- J'en ai bien peur ! C'est pourquoi il faut prier pour que j'aie tort.
Aude n'insista pas et s'exécuta. Elle aimait trop Marguerite pour n'être pas bouleversée à l'idée qu'il pût lui arriver malheur… mais le malheur était déjà là ! Les deux femmes étaient encore à genoux quand la porte se rouvrit mais cette fois sous la main d'Alain de Pareilles, le capitaine des gardes du Roi. Derrière lui entrèrent d'abord Marguerite, blême mais la tête haute, puis les deux sœurs Jeanne et Blanche en larmes et se soutenant mutuellement, suivies par Madame de Courcelles visiblement affolée. Sa voix indignée protestait :
- Mais enfin, messire de Pareilles, c'est impossible ! Le Roi ne peut pas avoir ordonné que…
- Si. Et ses ordres sont formels, Madame. Les princesses seront gardées céans par mes hommes. Défense leur est faite de sortir ou de parler avec quiconque, même leurs parents ou leurs époux. Quant à leurs servantes, suivantes… et vous-même, Madame, elles vont être conduites chez les dames cisterciennes où Madame de Montmorency veillera à leur logement…
- Non !... Oh non !
C'était Aude qui éclatait en sanglots et se jetait aux pieds de Marguerite dont elle embrassa les genoux. Cette étreinte traduisait une telle douleur qu'elle parut ranimer la reine de Navarre. Elle se pencha, prit dans ses mains la tête de la jeune fille et posa un baiser sur son front :
- Courage, petite ! murmura-t-elle. Il faut garder l'espoir.
- Madame !... oh, Madame !
Cependant, Mme de Courcelles n'en avait pas fini avec le capitaine des gardes :
- Allons-nous donc être prisonnières ?
- En aucune façon ! J'ai dit logement. Pas fermeture. Chacune de vous est libre de ses mouvements dans l'enceinte de l'abbaye jusqu'au retour à Paris. Veuillez à présent quitter ces lieux en emportant vos hardes et vous rendre auprès des moniales où vous êtes attendues… N'y voyez pas offense, ajouta-t-il devant la mine de cette dame de haut lignage, de cette veuve d'un grand baron qui se voyait traitée aussi cavalièrement qu'une simple chambrière, ce n'est que pour peu de temps et l'abbesse vous recevra comme il convient…
Alors qu'il rassemblait celles qui devaient partir, Marguerite retint Aude :
- Un moment ! Va prendre mon beau manteau de camocas à l'agrafe de rubis et garde-le pour moi ! Ce serait trop malheureux qu'une autre, venue ici seulement pour nuire, veuille s'en parer !
- Madame... Je ne sais si je peux, fit la jeune fille avec un coup d'œil en direction du capitaine des gardes.
- Pourquoi ne pourrais-tu pas ? Je suis toujours reine de Navarre que je sache ! Je te confie ce manteau. Tu me le rendras… quand je reviendrai, sinon…
Le simple mot contenait tant de menaces que Marguerite buta dessus, serra l'une contre l'autre ses petites mains encore chargées de bagues, prit une profonde aspiration et continua :
- Sinon tu le garderas en souvenir de moi ! Ce sera ta dot, mais j'espère être un jour à même de te le racheter beaucoup plus cher… Va ! Obéis-moi ! J'y tiens !
Aude alla prendre le splendide vêtement, le plia avec grand soin et rejoignit ses compagnes.
A présent, les trois prisonnières - elles n'étaient plus que cela ! - se tenaient seules au milieu de la vaste chambre que les suivantes quittaient l'une après l'autre, la tête basse et le cœur lourd, terrassées par ce coup du sort inouï dont elles ne comprenaient rien, à commencer par ce qui le suscitait. Madame de Courcelles, puis Bertrade, puis Aude vinrent baiser tour à tour la main de Marguerite. Marthe, sa fidèle servante, pleurait tellement qu'il fallut la soutenir pour descendre la vis de pierre qui menait au jardin, au couvent. Comme si l'on eût quoi que ce soit à redouter de ces femmes désolées, quatre archers les escortèrent jusqu'aux bâtiments conventuels. Les femmes de Blanche et de Jeanne se joignirent à elles. La nuit était belle et douce, et sur son bleu profond qui annonçait déjà l'été la ligne des toits se détachait autour des deux clochetons de la chapelle. Chemin faisant, Bertrade se rapprocha de Mme de Courcelles…
- Sauriez-vous ce qui s'est passé ? souffla-t-elle.
- Vous souvenez-vous de l'aumônière que vous cherchiez il n'y a pas si longtemps ?
- Celle qui nous est venue de Londres à la Noël dernière ? Et que Madame Marguerite n'aimait pas ?
- Celle-là tout juste. Or, la reine Isabelle l'a reconnue… à la ceinture d'un gentilhomme de Monseigneur de Valois…
- Elle a pu être perdue… volée et revendue ? fit Bertrade immédiatement sur la défensive…
- Sans doute, mais celle de la comtesse de la Marche se trouvait à la ceinture de son frère qui est à Monseigneur de Poitiers. La reine Isabelle l'a signalé au Roi, et cela confortait des bruits entendus en Angleterre qu'elle venait tout exprès lui rapporter. Ce voyage, en fait, n'avait pas d'autre but : prévenir son père des agissements coupables de ses belles-sœurs.
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