- Et alors ?

- Les frères d'Aulnay sont arrêtés et remis à messire de Nogaret qui les emmène à Pontoise pour les « interroger ». Pauvres garçons ! Ils sont jeunes et, si Nogaret leur applique les mêmes méthodes qu'aux Templiers, ils avoueront n'importe quoi !

- C'est certain, mais aussi quelles incroyables imprudences n'ont-ils pas commises ! Et les princesses ?

- Vous en savez autant que moi. Elles seront jugées selon les aveux de leurs amants.

- Mais Madame de Poitiers ? Aucun bruit ne court sur elle, sinon d'être toujours en compagnie des deux autres ?

- Aussi l'a-t-elle clamé bien haut devant le Roi et Madame Isabelle : « Je dis que je suis prude femme ! » Pourtant, elle paiera avec elles bien que le Roi ait dit qu'il lui sera fait droit selon ses fautes.

- Mais… comment pouvez-vous avoir connaissance de ces faits ? Vous étiez chez le Roi ?

La nuit cacha pudiquement la rougeur qui montait au visage de la dame de Marguerite.

- Non… Mais ayant vu les princesses entrer chez notre Sire en appareil inhabituel je… je suis descendue au jardin et…

- ... et la fenêtre étant ouverte pour laisser entrer le parfum des lilas, elle a laissé sortir les bruits de l'intérieur ?

- C'est cela tout juste ! exhala la dame d'honneur.

- Et les princes en ont été avisés ?

- Ils doivent l'être en ce moment. Mais quelle horrible histoire ! Et que vont devenir ces malheureuses ? Je n'ai jamais entendu voix plus cassante, plus dure que celle de notre sire Philippe ! J'ai crainte, dame Imbert…

- Moi aussi, mais la comtesse Mahaut d'Artois, mère de Jeanne et de Blanche, forte femme s'il en est, et le duc Hugues de Bourgogne, frère de Marguerite, vont s'efforcer de plaider leur cause et ni l'un ni l'autre ne sont de petites gens…

- Certes… mais le duc est à Dijon, la comtesse Mahaut à Paris et je me demande s'ils auront seulement le temps d'arriver avant que le Roi ne frappe. J'ai grand peur que ce ne soit vite et durement !

Ce le fut. Le lendemain même, ayant réuni un conseil étroit avec ses deux frères, Valois et Evreux, ses trois fils et Enguerrand de Marigny, Philippe le Bel rendait son jugement d'après les aveux rapportés par Nogaret qui avait torturé les frères d'Aulnay le reste de la nuit : Marguerite et Blanche seraient enfermées à vie dans la forteresse de Château-Gaillard aux Andelys, Jeanne, pour laquelle on n'avait trouvé trace d'aucun manquement au devoir conjugal mais à qui on imputait une complaisance coupable, devait être conduite au donjon de Dourdan pour y demeurer le temps qu'il plairait au Roi. Quant aux frères d'Aulnay, ce qui les attendait c'était la mort. Et mort singulièrement affreuse. Il s'agissait d ôter à jamais l'envie d'approcher de trop près des personnes royales à qui se sentirait attiré par elles.

Au matin du lendemain, les femmes des princesses, que l'abbesse avait traitées avec une bonté d'autant plus méritoire que l'un des frères d'Aulnay était son neveu par alliance, furent entassées dans une grande litière et quittèrent Maubuisson sans avoir revu quiconque. L'abbesse leur avait simplement fait connaître les termes du jugement et aussi qu'elles allaient être ramenées à Paris pour regagner les hôtels de leurs maîtres respectifs. Ce qui n'avait rien de rassurant pour les femmes qui retournaient à l'hôtel de Nesle : les murs de Notre-Dame-la-Royale n'avaient pas été assez épais pour leur éviter l'écho des fureurs du roi de Navarre qu'il avait fallu enfermer dans son logis pour le faire taire. L'idée d'être livrées dans un avenir plus ou moins proche à ce furieux glaçait le sang de celles qui appartenaient à sa maison, les autres ayant moins à redouter de leurs maîtres. Et Bertrade commença à chercher un moyen de s'enfuir avant qu'on ne les ramène à Paris, Aude et elle, quand elle s'aperçut que l'on entrait dans Pontoise au lieu d'aller vers l'est... Elle comprit mieux et sentit l'épouvante la gagner quand leur véhicule s'immobilisa sur la place du Martroi déjà noire d'une foule retenue par des hommes d'armes autour d'un échafaud bas sur lequel, auprès d'un double gibet, il y avait deux roues, un billot et des bourreaux en train de préparer leurs instruments.

Affolée, Marthe se mit à crier :

- C'est pour nous ? On va nous tuer ? Oh, mon Dieu, mon Dieu !

En même temps elle essayait de sauter à terre et ses cris atteignirent une telle intensité que Bertrade la gifla :

- Assez ! Calme-toi ! Ce n'est pas pour nous... On nous amenées ici afin que nous assistions au supplice de ceux que nous avons servis sans le vouloir, sans le savoir… Rien de plus, sinon nous serions dans un tombereau et non dans une litière ! Priez en attendant, car nous allons voir une chose affreuse…

Les femmes se calmèrent un peu mais on pouvait entendre des dents claquer. Quant à Aude, cramponnée à l'épaule de sa tante, elle regardait les apprêts du supplice avec des yeux dilatés d'horreur. Elle était de celles que le spectacle de la mort terrifiait. Sa vie à Montreuil, et même dans l'hôtel de Nesle, l'avait tenue à l'écart de ces abominables spectacles dont les peuples cependant se montraient friands, peut-être parce qu'il n'y en avait pas beaucoup d'autres et que ces âges étaient de fer…

- Devons-nous vraiment voir... cela ? balbutia-t-elle.

- Ne verra que qui regardera ! Cache tes yeux et essaye de te boucher les oreilles car…

- Oh, mon Dieu... voyez ! Voyez ce qui arrive… Est-ce que… est-ce que ce sont vraiment nos princesses ?

Trois chariots bâchés de noir dont on avait intentionnellement roulé la toile d'un côté, pénétraient sur la place et venaient s'arrêter non loin de l'échafaud. Cramponnée aux ridelles de chacun d'eux on apercevait une petite silhouette vêtue de bure noire à la tête rasée et Aude eut un hoquet d'effroi en reconnaissant Marguerite dans le premier, Jeanne et Blanche dans les suivants. Cependant dans ce sinistre véhicule, elle trouvait le moyen d'être encore reine par la fierté de sa contenance. Blanche, écroulée contre la paroi de son chariot, sanglotant éperdument, tandis que Jeanne semblait avoir perdu connaissance. Le peuple, en les voyant réduites à cet état, se tut pris d'une sorte de terreur sacrée devant la rigueur de la justice du Roi. Au même moment le tombereau où les condamnés étaient à demi écroulés sur la paille apparaissait et l'attention se reporta sur eux.

La torture les avait mis en bien triste état. Il fallut les soutenir pour les faire monter sur l’échafaud où ils furent étendus chacun sur une roue. Après quoi, le cérémonial barbare qui allait conduire à la mort ces coupables de lèse-majesté se déroula. On leur rompit les os des bras, des jambes et de la poitrine, puis on les châtra. Ensuite on les écorcha, on les traîna sur un chaume fraîchement coupé avant de leur faire la grâce de les décapiter et pour finir, de les accrocher au gibet par les aisselles, loques sanglantes qui n'avaient plus rien d'humain.

Dans la litière les femmes terrifiées s'accrochaient les unes aux autres. Deux s'évanouirent. Bertrade elle-même tenait ses yeux clos et priait pour ces deux malheureux que leur mauvais sort avait conduits au lit de princesses trop belles pour leur résister. Réfugiée dans le giron de Bertrade, Aude n'avait rien voulu voir, mais elle n'avait pas pu ne pas entendre les hurlements, les plaintes qui finirent cependant par diminuer avant de s'éteindre, en dépit de ses mains crispées sur ses oreilles.

Quand elle n'entendit plus rien, Bertrade ouvrit les yeux.

- C'est fini, murmura-t-elle. Ils sont bien morts et les chariots vont partir…

Aude alors chercha Marguerite. Toujours debout, accrochée aux montants de bois où elle avait enfoncé ses ongles, Marguerite, livide jusqu'aux lèvres, ses yeux noirs tellement agrandis qu'ils avaient l'air d'un masque posé sur son visage, avait suivi jusqu'au bout le martyre de son amant. Blanche avait perdu connaissance. Quant à Jeanne, à demi folle de terreur, elle s'était mise à crier tandis que le sergent qui menait son char faisait tourner le cheval :

- Dites à mon seigneur Philippe que je suis innocente, que je ne l'ai pas honni et que je n'ai pas trahi le mariage ! Dites-lui, par pitié ! Dites-lui !

La foule commençait à s'écouler, repoussée par les soldats, et se taisait. Elle avait beaucoup manifesté durant le double supplice qui était pour elle un morceau de choix que l'on se raconterait longtemps à la veillée, mais le sort tragique de ces trois jeunes femmes, hier encore si respectées, si belles et si brillantes, finissait par l'apitoyer parce que dans un moment, elles seraient murées au fond de cachots humides où il faisait toujours froid. Elles n'auraient même plus le ciel bleu et le vent léger chargé des senteurs du printemps, comme était libre d'en jouir la plus misérable de celles qui se trouvaient là. Les appels désespérés de Jeanne surtout trouvaient un écho dans d'autres cœurs féminins. Si réellement celle-là n'avait à se reprocher que d'avoir prêté la main aux amours de sa sœur et de sa cousine avec laquelle elle avait été élevée, c'était vraiment cruel de lui faire payer le même prix qu'aux autres…

A la sortie de Pontoise, les chariots entourés de cavaliers se séparèrent, deux allant vers le nord-ouest. Celui de Jeanne, seul, piqua au sud et c'était en cela que résidait la différence arrachée à son père par la ténacité du comte de Poitiers : Château-Gaillard, hormis le logis du gouverneur, ne comprenait que des prisons ; le donjon de Dourdan était sévère mais on pouvait y vivre comme dans celui de n'importe quel château de l'époque : Jeanne y serait étroitement gardée, enfermée, mais elle aurait une couche convenable et du feu. A ce niveau de misère, cela faisait une différence énorme… Cela signifiait la possibilité de vivre.

La voiture des femmes de leur service s'éloigna à son tour pour exécuter la deuxième partie du programme : le retour à Paris où l'on fut au soir tombant. L'hôtel de la Marche et l'hôtel de Poitiers reçurent leur contingent de voyageuses épuisées autant par l'épreuve du matin que par le chemin. Enfin, les portes de celui de Nesle se refermèrent sur celles qui restaient et allaient y attendre le retour du Hutin. Si Bertrade avait espéré pouvoir fuir avec Aude, elle s'aperçut vite que c'était impossible. Des ordres étaient arrivés : la demeure de Marguerite serait gardée de près…

CHAPITRE IX

DES CADAVRES À LA TOUR DE NESLE

Paris apprit l'affaire des princesses avec une stupeur proche de l'épouvante. C'est que les mauvaises nouvelles semblaient s'enchaîner avec une rigueur implacable. Après la mort du Pape Clément, un mois après l'assignation du Grand Maître qui avait fait l'effet d'une bombe, après les placards frondeurs de Notre-Dame qu'un archer diabolique et insaisissable plantait avec une espèce de régularité, les naufrages conjugaux des trois fils du Roi, si en d'autres temps ils eussent prêté à se gausser, prenaient en ces jours sombres une tournure de malédiction dont s'inquiétait le peuple.

Avec son habituelle froideur de vue et afin de couper court à toutes interprétations fantaisistes, Philippe le Bel fit crier à travers la ville l'édit de condamnation de Marguerite, de ses cousines et de leurs amants afin que chacun pût se persuader que la hauteur du rang ne préservait pas du châtiment en matière d'honneur. Bien au contraire : la chute se devait d'être plus rude et la punition exemplaire. Avec son assentiment, l'évêque ordonna que, dans les paroisses, les prêtres inclinent leurs sermons vers la sainteté du mariage et le danger encouru par les âmes de ceux qui osaient y contrevenir.

Le cheval du héraut qui, son parchemin roulé, poursuivait sa route vers d'autres carrefours, laissait derrière lui une zone de silence suffoqué, mais qui ne durait pas, se brisant bientôt en exclamations et nombreux commentaires. On rappelait que l'épouse du Hutin n'avait qu'une fille encore bien petite, que Jeanne, la moins coupable, en avait trois et Blanche pas du tout. Cela signifiait que, si le Roi venait à mourir, faute de mâle pour coiffer la couronne, le royaume tomberait en quenouille à moins que le Ciel ne s'avise d'y mettre bon ordre. Mais on ne pouvait avancer que, pour l'instant, la France soit vraiment en odeur de sainteté.

Ce matin-là, Olivier était venu seul dans Paris. Maître Mathieu tenait à recevoir chaque jour des nouvelles fraîches et, à tour de rôle, l'un des compagnons s'y rendait pour prendre le vent, écouter les bruits. Un seulement, afin qu'il eût toujours autour de lui et des trois femmes une protection suffisante en cas de mauvaise surprise. Il se remettait mal, en effet, d'une blessure qui l'avait tenu longtemps sous l'emprise de la fièvre, et se mettait à suinter à chaque mouvement inconsidéré. Sa clavicule, brisée net par l'épée du Prévôt, le faisait souffrir en dépit de l'ingénieux appareil placé par Hervé qui avait vu jadis, à Chypre, un médecin juif l'employer : un morceau de drap roulé passé sur le cou, sous les aisselles et noué dans le dos dans le but d'immobiliser les épaules, mais Mathieu s'agitait et la guérison avançait d'autant moins vite que le moral était plus sombre. Le maître d'œuvre enrageait d'être reclus sans pouvoir mettre le nez dehors, alors qu'il aurait voulu porter le feu de la révolte sur tous les chantiers de cathédrales : à Beauvais dont le chœur s'était écroulé trente ans plus tôt et dont la reconstruction était loin d'être achevée, à Orléans, à Bourges et dans d'autres endroits encore. Poussé par une haine qui à présent lui empoisonnait le sang, il voulait que des chefs-d'œuvre inachevés proclament à travers le royaume l'iniquité du Roi et la vengeance du Grand Maître. Ne pouvant prendre la route, il avait chargé Cauvin de la liaison avec les carrières de Gentilly où, avant le coup de force, ceux de ses compagnons qui échapperaient devaient aller se regrouper et attendre ses ordres, mais les jours passaient et le tailleur de pierre, chaque fois qu'il revenait, n'osait pas avouer que petit à petit, les hommes s'en allaient, l'un après l'autre, pour essayer de se refaire une existence supportable. Maître Jacques était mort, hélas, mais il fallait bien que vivent ceux qui restaient…