La mémoire d'Olivier lui restitua soudain l'image d'une petite fille aux cheveux d'un blond tellement clair qu'il s'en était même étonné. De même que la couleur d'eau limpide des prunelles qu'elle avait, en dépit de sa timidité, levées un instant sur lui en rougissant très fort. Non, la victime de ce matin ne pouvait pas être Aude et il l'affirma aussitôt.

- Bien, conclut Montou. En ce cas il faut entrer cette nuit à l'hôtel de Nesle.

- Tu es fou ? protesta le borgne. C'est bourré d'hommes d'armes ! Le Hutin se fait garder dans sa tanière mieux que Philippe dans son palais. On va se faire étriper !

- Pas si on sait s'y prendre. L'entrée, c'est moi qui m'en occupe. Contentez-vous de chercher les autres. On se retrouvera au bourdeau de Garin à la nuit close… Au cas où certains se sentiraient en manque de cœur à l'ouvrage, ajouta-t-il, songez à trois choses : que nous devons bien ça à Mathieu de Montreuil qui a tout sacrifié pour le Grand Maître, et aussi qu'à moins de nous tenir cachés sans bouger pied ou patte nous sommes tous inscrits sur les tablettes du bourreau quoi que nous fassions, enfin, que l'hôtel de Nesle renferme de quoi contenter nos bourses à condition de ne pas s'attaquer à de trop gros objets !...

Puis, se tournant vers Gros-Moulu :

- Donne-nous du pain, du jambon et un pot d'hypocras. Je monte chez moi avec mon ami !

Tandis que les autres se réinstallaient à leurs tables pour achever leurs pots, Montou, nanti d'un plateau garni de ce qu'il avait demandé et d'une chandelle qu'il remit à Olivier, gagna un coin obscur d'où partait un escalier raide au moyen duquel on atteignit, en haut de la maison, un galetas qui tenait toute la place entre les deux pentes aiguës du toit. Il y avait là une paillasse de grosse toile jetée à même le sol avec au-dessus deux couvertures bien pliées, quelques bardes soigneusement rangées dans un coffre resté ouvert. A la surprise de Courtenay, cette petite pièce était propre et parfaitement en ordre. Son étonnement était si évident que son hôte se mit à rire :

- Eh oui, les bonnes habitudes ne s'oublient pas. Quand on a été Templier, il en reste toujours quelque chose ! Mais asseyez-vous, et commençons par manger et boire !

Ce qu'ils accomplirent en silence - toujours les habitudes de l'Ordre ! - sans omettre le Bénédicité et les grâces. L'avantage en était de pouvoir penser sans cesser de se restaurer, mais à peine eut-on terminé qu'Olivier demanda :

- Vous comptez vraiment vous introduire chez le Hutin cette nuit ? Certes, je n'ai jamais porté grande attention à l'hôtel de Nesle. Il me semble pourtant que protégé par la muraille de Paris il est à peu près imprenable…

- Aussi n'allons-nous pas le prendre de vive force, mais bien nous y introduire. Chaque soir on sort des cuisines les détritus et ordures diverses que l'on jette au fleuve. C'est ce que nous allons guetter et ce qui va nous permettre d'entrer…

- Sans coup férir ?

- Ce n'est pas ce que j'ai dit et j'espère que cela ne vous fait pas peur ! Il faudra se débarrasser des gardes pendant que nos compagnons immobiliseront les marmitons…

- Sans doute, reprit Olivier qui se faisait alors l'avocat du diable afin de mieux se pénétrer du plan qu'imaginait Montou, mais comment.

- Pour eux, il y a cela…

Il se dressa au centre de la pièce, sa tête atteignant presque l'angle du pignon, et ses mains s'activèrent cherchant quelque chose qu'il avait dissimulé entre la charpente et la couverture du toit. Ce qu'Olivier vit apparaître était un grand arc de frêne que Montou lui tendit avant de récupérer de l'autre côté un paquet de longues flèches.

- Ça alors ! souffla Olivier sidéré en caressant le bois lisse et en éprouvant du pouce la fermeté de la corde. Où avez-vous trouvé pareille arme ?

- On ne « trouve » pas ce genre d'objet. On l'achète si on en a les moyens, sinon on le vole !

- Voler ? émit Olivier sans retenir une grimace. Votre séjour à Beaugency ne vous a pas guéri de ce... travers ?

Montou se pencha, prit son invité aux épaules en se courbant pour bien le regarder au fond des yeux :

- Ce que vous appelez ce travers me permet de vivre… comme ceux qui sont en bas. Ce sont tous des truands et, s'ils le sont devenus, ce n'est pas par vocation mais parce que tous, vous m'entendez, tous ont eu à souffrir des gens du Roi et que, à un moment ou à un autre de leur vie, ils ont été secourus par le Temple. Un ou deux sont même d'anciens sergents, certains viennent des compagnies de bâtisseurs comme vous. D'autres sont d'authentiques voleurs dans l'âme, mais quand je suis revenu à Paris, sans un liard en poche, mourant presque de faim, ils m'ont aidé, assisté, remis sur pied… et appris quelques-uns de leurs tours. A présent, je suis leur chef et il n'y a aucune raison que je les prive de s'emplir les poches quand ils en ont l'occasion. Compris ?

- Oh, c'est très clair et je vous prie de me pardonner si je vous ai offensé…

Il maniait toujours l'arc en homme qui sait en apprécier la force cependant qu'une idée germait dans sa tête.

- ... Un arc de cette puissance doit pouvoir tirer loin ! Je gagerais que... du toit de cette maison par exemple, on devrait pouvoir atteindre... le portail de Notre-Dame ? Sans trop de peine !

L'épaisse barbe de Montou se fendit en un large sourire :

- Sans trop de peine pour vous peut-être, mais pas pour n’importe quel archer. Voulez-vous essayer ?

- Non, merci. Je ne pense pas en être capable. Il faut être vraiment aguerri et adroit et j'ai seulement voulu être sûr que c’était bien vous. Ce que vous faites est folie car vous risquez chaque fois votre vie, mais j'avoue que j'admire !

- N'est-ce pas ? fit Montou narquois. Faire trembler l'évêque et les chanoines dans leur graisse, donner à Notre-Dame cette voix vengeresse est un plaisir sublime. Inquiéter même ce Roi sans pitié, quelle ivresse ! Cela vaut bien la vie, soyez-en persuadé ! Et la mienne, finalement, n'est pas grand-chose !

- Elle vaut ce que vaut la cause que vous défendez… Très cher, en l'occurrence… Mais si nous parlions de l'hôtel de Nesle ? L'affaire sera chaude, j'ai l'impression, et je n'ai hélas que ce couteau pour vous prêter main-forte même si je sais m'en servir ! Mon arme préférée, à moi, c'est l'épée, ajouta-t-il avec un soupir.

- Il n'y a qu'à parler !

D'un autre recoin de sa charpente, Pierre de Montou sortit une longue épée d'acier bleu dont le pommeau et la garde étaient filigranés d'or, la prit par la pointe et la lui tendit en esquissant le geste de mettre genou en terre.

- Prenez sans crainte de me faire défaut, dit-il tranquillement. J'en ai une autre… Ah, j'oubliais : je l'ai volée une nuit clémente à un dameret qui ne savait même pas comment la sortir du fourreau ! Cela vous contrarie ?

Cette fois Olivier se mit à rire. Un bon rire fait de joie et de gaieté : ce diable d'homme était irrésistible ! En outre, cette épée était la plus magnifique qu'il eût touchée depuis longtemps ! Une arme splendide - plus par la qualité du métal que par l'ornementation qui était assez modeste ! -bien meilleure que celle remise par Mathieu au moment de se lancer à la rescousse de Molay et de Charnay et qu'il laissait, évidemment, à Passiacum lorsqu'il venait à Paris.

- Qu'elle vienne d'où elle veut, peu m'importe ! s'écria-t-il. Vous me comblez de joie… mon frère !

- Je ne me souviens plus de la dernière fois où l'on m'a appelé ainsi… mais c'est bon à entendre ! fit Montou soudain grave.

Sans un mot, les deux hommes se regardèrent droit dans les yeux, puis s'accolèrent comme ils l'eussent fait dans l'enceinte du Temple, le poing fermé de l'un venant frapper l'omoplate de l'autre. En cet instant ils se reconnaissaient tous deux membres de cette fraternité templière dans laquelle ils avaient espéré vivre et mourir. Et qui n'existait plus…

- Comment allons-nous opérer ? demanda Courtenay, la minute d'émotion passée.

Le plan était relativement simple : la seule entrée praticable était par le pied de la Tour au ras de l'eau, beaucoup plus bas donc que la porte principale ouvrant sur le pont levis qui enjambait le fossé constitué par un bras mort de la Seine. On attendrait la sortie des ordures après que Montou aurait abattu les deux soldats commis à la garde de cette issue, puis on s'élancerait dans la place en tuant ceux qui tenteraient de s'opposer.

- On fera fuir le plus possible de serviteurs en danger. Je m'occuperai de la Caille, bien entendu, tandis que vous chercherez la fille de Mathieu… Il faut essayer de la ramener à son père.

- Alors j'aurai besoin d'une barque. Mathieu est réfugié à Passiacum avec son fils, sa femme et sa mère, dit-il calmement.

- Je pensais bien que, s'il était encore vivant, ce devait être quelque part sur le fleuve. Nous aurons une barque… Peut-être même plusieurs pour les autres captifs, à moins qu'ils ne préfèrent s'égailler dans la campagne.

- Ils sont nombreux ?

- Une vingtaine certainement, sans compter ceux qui sont déjà morts. Le service de Madame Marguerite et quelques uns appartenant au Hutin. C'est vrai que cela fait beaucoup, ajouta Montou brusquement songeur. Je ne sais trop combien nous trouverons d'esquifs au bord de l'eau à la grève de Saint-Germain…

- En cas de grosse difficulté, ne pourrait-on demander pour eux l'asile de Saint-Germain-des-Prés ? Pierre de Montreuil, le père de Maître Mathieu, repose dans l'église auprès de sa femme…

- C'est une idée, en effet, mais à n'utiliser que si les choses tournaient vraiment mal…

Le reste de la journée se passa à mettre au point les détails de l'expédition autant que l'on pouvait se les imaginer. On prit aussi un peu de repos et, quand vint le crépuscule, on s'équipa. Montou, nanti de deux poignards, mit son arc et ses flèches sur son dos et posa sur le tout un manteau couleur de fumée, ne manquant ni de trous ni d'effilochures mais qui le recouvrait de la tête aux pieds. Il en dénicha un du même genre pour Olivier afin de dissimuler l'épée accrochée à sa ceinture et, enfin, après avoir soufflé la chandelle, ouvert un instant le volet pour « humer » le soir comme il disait, on descendit dans la salle où il n'y avait plus que Gros-Moulu en train de laver ses gobelets dans une bassine d'eau.

- Vous rentrerez cette nuit ? demanda-t-il seulement.

- Je ne pourrais dire si je reviendrai un jour. Si j'en suis empêché… et à moins que je ne sois mort, j'espère que je trouverai moyen de te faire prévenir afin que tu puisses louer à nouveau ma chambre…

- Vous tourmentez pas pour ça ! Personne n'y viendra avant qu'il soit longtemps. Vous êtes toujours ici chez vous…

Sans rien dire, pour cacher peut-être une émotion, Montou posa sa main sur l'épaule du gros homme qu'il serra. Une minute plus tard, lui et son compagnon filaient dans la ruelle obscure en direction du Port Saint-Landry. On avait décidé qu'il serait plus prudent d'y prendre une barque afin de gagner la Tour de Nesle par- la Seine. A condition, bien sûr, d'en trouver une car si les chalands portant les belles pierres blanches que l'on tirait pour la cathédrale des coteaux de la Bièvre près de Saint-Victor - devenus inutiles puisque personne ne travaillait plus - y étaient toujours, ils étaient beaucoup trop lourds à manœuvrer pour deux hommes seuls. Les petits bateaux en revanche y manquaient, d'ordre du Prévôt, depuis la tentative d'enlèvement du Grand Maître et de son compagnon. Cela Montou le savait mais espérait que près du prieuré Saint-Denis-de-la-Châtre il y aurait au moins celui des moines.

Il y était. Sans faire le moindre bruit - l'un, Olivier, se mettant aux rames et le second, Montou, se chargeant de détacher l'embarcation en évitant de faire tinter la chaîne d'amarrage -, les deux hommes parvinrent à se lancer dans le courant, heureusement plus paisible que durant la nuit tragique.

Le fleuve était sombre ce soir. Vers la fin du jour, de gros nuages venus de la mer avaient recouvert la ville, menaçant de déverser une pluie qui cependant se refusait à tomber. Le vent étant soudain tombé, ils restaient là enfermant Paris sous un lourd couvercle, mais du moins la nuit serait-elle plus noire et plus propice à des évasions.

Le bateau glissa sans peine à l'abri des berges de la Cité, longeant le prieuré, le Palais, après avoir franchi le passage entre les moulins du Grand-Pont, le Jardin du Roi puis l'île aux Juifs, rasée et nue, terre où ne viendraient plus paître les moutons, retranchée de toute vie par la peur et la superstition… Quand ils dépassèrent la pointe, la haute silhouette noire de la Tour avec sa couronne de créneaux et sa poulie à monter les matériaux fut devant eux. Pour l'atteindre ils obliquèrent jusqu'à la dépasser ainsi que le bras mort qui la rejoignait à angle droit pour atterrir sur ce qui était alors le petit Pré-aux-Clercs, où les étudiants des collèges et les hommes du fleuve venaient volontiers régler leurs différends et s'amuser hors d'atteinte du guet, dans deux ou trois cabarets et autres bourdeaux plus ou moins sordides qui avaient essaimé là dans ce long champ séparé de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés par un chemin creux.