Cette fois ce fut la voix aigre, tremblante de fureur du Hutin, qui le tira de sa transe :

- Lai… laissez-moi ! bégayait-il. Ne me… touchez pas ! C'est… c'est de la… lèse-majesté… Vous serez tous tirés par quatre chevaux !

- C'est toi qui mériterais d'être tiré à quatre chevaux, mauvais prince ! gronda Montou, mais rassure-toi, tu vivras ! Te tuer serait trop facile. Il vaut beaucoup mieux que tu vives sous les ricanements du peuple, encore plus couvert de ridicule que tu ne l'es déjà ! On va faire en sorte… qu'il s'amuse un peu plus à tes dépens, le peuple. Allez, vous autres ! Troussez-le-moi comme il faut et ficelez-le comme un poulet ! Mais d'abord bâillonnez-le, qu'on ne l'entende plus !

- Pourquoi lui laisser la vie ? gronda Olivier. C'est un monstre qui ne saura jamais faire que le mal ! Et un jour il héritera le royaume.

- Justement ! Pas question de faire courir à nos camarades et à nous-mêmes le risque de l'écartèlement. Quand il sera roi, s'il y arrive, on s'en occupera !

- Il vaudrait peut-être mieux ne pas s'attarder, émit Gildas qui s'était approché d'Aude et s'efforçait de lui faire boire un peu de vin pour la ranimer. Et puis, elle, il faut l'emmener, hors d'ici… Dieu, qu'elle est belle !

- Je sais où sont les siens et je vais la leur rendre, fit sèchement Olivier avec au cœur un pincement étrange en regardant le jeune homme s'occuper d'elle - ce que, paralysé par son rêve éveillé, il n'avait pas songé à faire. Descendons-la dans la barque.

- Charge-t-en ! ordonna Montou qui achevait de ligoter le Hutin et le fit déposer, bras et jambes ramenés en arrière dans une position aussi inconfortable que grotesque avec, en outre, une broche à rôtir passée entre les membres comme si on allait le mettre à cuire. Moi et mes compagnons partons à la recherche de la Caille et des autres malheureux que ce démon voulait tuer…

- Vous n'aurez pas loin à aller, émit le serviteur qui les avait guidés et s'était visiblement réjoui du spectacle. Je vous conduis et ensuite je file me mettre à l'abri. Les gens de l'hôtel ont l'ordre de ne pas s'approcher de la Tour, quelque bruit qu'ils entendent, mais les sentinelles du Louvre, là-bas de l'autre côté, pourraient bien s'apercevoir qu'il se passe ici des choses pas naturelles…

Avant de quitter les lieux, les truands de Montou firent main basse sur tout ce qu'il était possible d'emporter sans se charger trop lourdement. Les étudiants, eux, se rapprochèrent de Gildas pour l'aider à envelopper Aude dans la couverture et la descendre sur la berge. Olivier, l'œil sombre, les laissa faire, se contentant de ramasser les vêtements de la jeune fille avant de s'engager le premier dans l'escalier… Il se sentait glacé jusqu'à l'âme et ce n'était pas a cause de ses habits mouillés. Dans sa poitrine son cœur était lourd et il lui faisait mal…

La rive était déserte à l'exception de la barque de Montou et de ce qu'elle contenait : l'un des escholiers y était penché sur le sac retiré du fleuve et que l'on avait fendu d'un coup de couteau sur toute sa longueur. En voyant arriver Olivier, il vint à lui :

- C'est bien une femme, dit-il, mais pas jeune et qui a du souffrir. Cependant elle respire encore après avoir vomi beaucoup d'eau. Et je n'ai rien pour la ranimer…

Olivier jeta alors son chargement dans le bateau et remonta la Tour à toute allure, bousculant même sans lui jeter un regard Gildas qui portait Aude avec l'air d'un bienheureux tenant le Saint Sacrement. Il s'empara du flacon dont l'étudiant avait usé précédemment et repartit à la même allure, en prenant garde toutefois de ne pas le faire tomber.

- Tenez ! dit-il à celui qui s'occupait de la femme. Essayez de lui en faire boire. Je vais vous aider.

S'agenouillant auprès d'elle, il souleva doucement les épaules nues de la victime. On n'avait même pas pris la peine de lui remettre au moins une chemise avant de l'enfermer dans le sac et, quand la faible lumière venue de la porte l'éclaira, Olivier put voir les brûlures qui parsemaient son corps déjà atteint par la flétrissure de l'âge. Il vit aussi un visage livide, aux narines pincées, encore crispé par la douleur, aux paupières bleuies épousant le globe caché de l'œil, et il se sentit empoigné par l'émotion parce que cette malheureuse, c'était Bertrade…

Il réussit à forcer les dents serrées pour faire couler quelques gouttes de malvoisie dans sa bouche qui d'abord les laissa fuir aux commissures ; au troisième essai, elle les avala. Au bout d'un moment elle ouvrit les yeux qui se fixèrent sur le visage penché au-dessus du sien :

- C'est... vous ?

- Oui. Comment vous sentez-vous ?

- Mal…

Elle se mit soudain à haleter, puis son corps s'arqua sous le coup d'une violente douleur.

- Oh… mon cœur !... Aude ! il faut la secourir… Laissez-moi… Allez ! Allez vite ! Elle vous aime !

Ce fut son dernier mot. A l'instant même où Gildas apportait la jeune fille à demi inconsciente, Bertrade rendit l'âme dans les bras d'Olivier.

Il n'eut pas le temps de comprendre ce qu'il venait d'entendre. Après une courte hésitation, Gildas vint déposer Aude à l'autre bout de la barque, ayant constaté qu'il y avait quelqu'un d'étendu à l'avant. Par prudence, on avait soufflé la torche de l'escalier et l'on n'y voyait plus grand-chose. Ce qui était préférable car, à présent, les assaillants sortaient l'un après l'autre et se glissaient le long du pied de la Tour en direction du Petit-Pont. Ombres silencieuses plus ou moins rendues difformes par ce qu'ils emportaient : les étudiants rentraient à leur collège, les truands à leurs tanières et ceux que Montou venait de libérer là où il leur semblerait bon. Le faux mendiant sortit le dernier, refermant soigneusement la porte derrière lui. Il tenait son arc à la main et s'approcha de la barque où Gildas était en train de demander pourquoi diable on avait jugé bon de repêcher un cadavre.

- C'est moi qui l'ai voulu, répondit-il. Je voulais savoir qui l'on venait d'expédier et j'ai bien fait, car elle était encore vivante.

- Elle ne l'est plus, dit le garçon qui s'était occupé de Bertrade. Elle vient de mourir. Vaudrait peut-être mieux la rejeter à l'eau ?

- Certainement pas ! gronda Olivier. C'est la belle-sœur de Maître Mathieu, la tante de…

Son regard se dirigea vers la jeune fille adossée contre le bordage. Elle devait avoir repris connaissance : sa tête se redressait et elle regardait autour d'elle, les yeux ouverts, mais sans avoir l'air de comprendre.

- Je vais les ramener toutes deux à leur famille ! fit-il d'un ton sans réplique.

Déjà Gildas proposait :

- Laissez-moi aller avec vous ! Cette barque est trop lourde pour un homme seul.

- Merci. C'est non. Mathieu est recherché…

- Et vous craignez que je ne le dénonce ? Vous m'offensez, messire ! J'étudie pour être médecin et clerc… mais je suis gentilhomme. Permettez-moi de vous aider !

Tandis qu'il parlait, son regard ne cessait de revenir vers Aude. Les yeux de la jeune fille étaient fixes, les larmes en coulaient et elle ne disait toujours rien. Aucune parole ne sortait de ses lèvres tremblantes, sinon une petite plainte bizarre et douce. Olivier comprit alors qu'il pouvait accorder confiance à ce garçon parce qu'il était tout simplement tombé amoureux de la belle enfant. Ce qu'il ne comprit pas, en revanche, c'est pourquoi cette idée lui était désagréable. Il ne put résister à l'envie de ricaner :

- Vous êtes bien certain de vouloir être clerc ?

- Je suis un cadet et ne saurais avoir de volonté… Seulement j'ai pris goût aux études et je désire savoir soigner.

Trouvant sans doute que l'on perdait beaucoup de temps, Montou s'en mêla :

- Acceptez ! conseilla-t-il à Olivier. Je connais suffisamment les hommes pour vous répondre de celui-là, ajouta-t-il avec un sourire que l'obscurité dissimulait. Je suis même persuadé que Mathieu vient de se gagner un fidèle…

- Quelle raison de ne pas venir vous-même ?

- La nuit n'est pas achevée pour moi et j'ai encore à faire, continua-t-il en caressant la longue courbe de frêne poli de son arc.

- Un autre message ?

- Je n'en ai pas terminé avec le Hutin ! Il faut que le peuple de Paris sache ce qui lui est arrivé ! Demain, on rira dans les carrefours ! C'est dans ce but que je l'ai épargné. A vous revoir, compagnon ! Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver…

Il remit son arc sur son dos et son manteau par-dessus, prit par le bras le garçon qui avait porté secours à la pauvre Bertrade et s'éloigna comme les autres le long de la berge.

- Bien ! soupira Olivier. Si nous voulons arriver avant le jour, il faut nous mettre en route.

Gildas s'évertuait à installer Aude le mieux possible en étalant sur elle sa robe afin qu'elle ait plus chaud. La nuit était déjà fraîche et semblait devoir se refroidir. Olivier ferma les bords du sac sur le cadavre, puis s'attela aux rames sans même attendre que Gildas en eût fait autant. Sans effort apparent, il lança l'esquif sur le fleuve pour retrouver le courant. Il était lourd, mais le fils de Sancie encore inconscient de l'étrange changement qui s'opérait en lui avait besoin de s'activer, de faire jouer tous les muscles du corps puissant que lui avait donné la nature pour se prouver qu'il était toujours le même homme, que rien n'était changé. Tout en tirant comme un forcené, il cherchait les paroles des prières familières. Or, elles échappaient. Ce faisant, il n'arrivait pas à détacher ses yeux de la forme immobile sous l'amas de tissu qu'il devinait plus qu'il ne la voyait. Le rythme qu'il s'imposait était infernal. Il ne voulut pas d'ailleurs que Gildas en prît sa part. Il voulait être le seul à ramener Aude à son père, et l'autre n'insista pas.

Ce rythme de galérien lui fit du bien. Peut-être aussi les larmes qui coulaient sur ses joues sans qu'il s'en rendît compte…

CHAPITRE X

LES ORPHELINS

Accroupi sur la pierre de l’âtre, les coudes aux genoux et la tête dans les mains, Hervé pleurait. Autour de lui c'était le silence, aucun des trois hommes qui le regardaient n'osant intervenir, même Olivier, bouleversé par la douleur de ce mieux que frère auquel, jamais, il n'avait vu verser une larme. Et puis quelle consolation qui ne soit dérisoire offrir à un homme, déjà meurtri et proscrit, dépouillé de tout sauf de son honneur, venant d'apprendre que par la folie de ses neveux cet honneur même et jusqu'à son nom lui étaient enlevés ? Car la loi féodale était impitoyable : quiconque porte atteinte à la majesté royale doit être puni de mort ignominieuse, ses biens saisis, ses châteaux détruits ainsi que ceux de sa famille, ses armes brisées par la main du bourreau, son nom honni et à jamais rayé des tables de la chevalerie comme des registres de la noblesse.

Incapable de contempler plus longtemps le chagrin et l'humiliation d'un homme dont mieux que personne il connaissait la droiture, la vaillance et la générosité de cœur, Olivier vint s'asseoir auprès de lui, épaule contre épaule, mais sans chercher à le toucher davantage :

- Voilà des années, dit-il, qu'en écrasant le Temple, le roi Philippe nous oblige à vivre cachés, sous des noms d'emprunt. Il a fait de toi un bûcheron, de moi un tailleur de pierre qui serait mort depuis nombre d'années sans la charité de Maître Mathieu… L'affreuse nouvelle que j'ai eu le malheur de rapporter ne changera pas grand-chose…

Hervé laissa retomber ses mains, tournant vers son ami un masque d'affliction :

- Crois-tu que je pleure sur moi ? Comme tu viens de le dire, nous ne sommes plus rien ni l'un ni l'autre ! C'est pour eux que je souffre, ces pauvres garçons à qui on a infligé une éternité de tourments ! Non que je leur cherche excuse : ils devaient savoir ce que l'on risque à aimer si haut, à oser à ce point. Mais Gautier était mon filleul et, si je rends grâce à Dieu pour la mort de mon père qui n'aura pas connu l'écroulement de sa maison, il y a mon frère…

- Qui t'a refusé l'accueil quand tu en avais besoin…

- C'est de peu d'importance et ce n'est pas lui qui me tourmente, mais Agnès, l'épouse de Gautier, et surtout… surtout ses petits ! Que va-t-il advenir d'eux ? Ils n'ont que trois et quatre ans, et le plus misérable parmi les hommes peut les mépriser, les chasser comme gibier… C'est cette idée-là que je ne supporte pas !

- Ta nièce est une Montmorency, m'as-tu dit ? Ce sont les premiers barons du royaume. L'épée de connétable leur revient presque de père en fils…

- Ils n'en seront que plus âpres à effacer les traces du scandale. Au mieux Agnès sera enfermée dans un couvent et ses enfants dans un autre, sinon pire. On ne cultive guère la tendresse dans cette noble maison. Seuls comptent la grandeur du nom, l'éclat des alliances et l'on se hâtera de faire oublier celle que l'on avait conclue avec nous autres, qui sommes ensevelis sous le sang de Philippe et de Gautier. Les tenailles du bourreau nous ont arraché jusqu'au droit d'exister…