Les funérailles de Bertrade posaient un problème : le hameau de Passiacum dépendait de l'église d'Auteuil, assez éloignée. En outre, faire venir un prêtre inconnu dans une maison isolée pour rendre les derniers devoirs à la propriétaire que l'on n'y voyait pratiquement jamais, pouvait être dangereux. Les jours sont longs à la campagne et les distractions rares, aussi les langues marchent-elles au moins aussi vite qu'en ville. Sans compter la présence, toujours préoccupante, du castel royal, même si Philippe le Bel ne s'y était pas montré une seule fois. A cause de cela les réfugiés avaient dû renoncer à aller entendre messe les jours saints, et à recevoir les sacrements, se contentant de se réunir à l'heure indiquée afin de prier tous ensemble en attendant des jours meilleurs, mais Juliane se refusait à enterrer sa sœur dans une terre non consacrée comme celle du verger. Mathieu eut beau lui représenter que, si les hommes de Montou n'avaient pas réussi à repêcher le sac où elle était enfermée, son corps serait alors en route vers l'estuaire de la Seine, elle se cramponna à cette idée avec une obstination qui ne lui ressemblait pas :

- Ma pauvre sœur est morte sans confession, sans onction sainte, sans la moindre bénédiction et vous voudriez que je consente qu'on la jette dans un trou au fond de son jardin ? Quel genre de chrétien êtes-vous donc, mon époux ?

- De ceux qui croient le Seigneur Dieu incapable de refuser sa miséricorde à l'âme d'une brave femme qui n'a jamais fait de tort à personne et qui a eu, en outre, le malheur d'être massacrée par un moins-que-rien.

- Certes mais j'ai grand-peur que vous ne suiviez le même chemin, Maître Mathieu, vous qui ne rêvez que vengeance au point de ne même plus reculer devant le régicide. Oseriez-vous à l'heure présente confesser à un prêtre ce que vous avez dans l'âme ? Vous ne craignez même plus la damnation !

- Non, parce que je crois à la justice divine qui est plus sûre et plus généreuse que celle des hommes ! Que n'allez-vous de ce pas au château demander au chapelain de donner place dans sa chapelle ? Ensuite, il aura peut-être la bonté de dire une messe pour votre époux et votre fils que l'on aura pendus sur le rempart avant de jeter dans les douves ce que les corbeaux auront laissé de leurs cadavres…

Cette affreuse image eut raison de Juliane qui s’écroula sur un tabouret secouée de sanglots, sans que son chagrin ouvrît une faille dans la colère de son époux. Ce que voyant, Mathilde, descendue prendre sa part de veille pendant que sa petite-fille dormait, jugea utile d'entrer en lice :

- Disputer ne sert à rien, déclara-t-elle. Que ne demandez-vous à Blandine et à Aubin de vous conduire là où ils se rendent une fois la semaine et à tour de rôle avec quelques provisions ?

Juliane renifla, se moucha et essuya ses larmes :

- Je n'avais pas remarqué… Comment le savez-vous ?

- Simplement parce que je n'ai rien d'autre à faire qu'ouvrir les yeux et observer. Ce vieux couple qui ne fait pas plus de bruit que des souris et nous est d'un si grand secours, tout en se montrant le moins possible, possède une vie à lui… et aussi des amis. Un, du moins !

- Ah oui ? fit Mathieu. Et qui donc ?

- Un ermite qui s'est retiré dans une grotte de la forêt voisine. Aubin l'a découvert un jour où il courait après son cochon qui s'était échappé et s'en allait glaner. Il ne sait ni son nom ni d'où il vient, mais c'est un prêtre qui peut dire sa messe chaque jour grâce au pain et au vin que l'un ou l'autre lui apporte…

- C'est pourtant à Auteuil qu'ils se rendent le dimanche ainsi qu'ils l'ont toujours fait ! Je les envie tellement ! soupira Juliane.

- Bien entendu, sinon il y aurait foule dans la forêt. Or l'ermite tient à sa solitude… Peut-être même à son secret mais on peut espérer qu'il accepterait la compagnie d'une pauvre femme victime de la sotte cruauté d'un prince ? ajouta doucement Mathilde.

C'était une solution, en effet. Aubin accepta d'autant plus volontiers d'aller prier l'ermite de leur porter secours qu'il était aussi désireux que les autres d'enterrer décemment sa bienfaitrice. Il s'y rendit sur l'heure et, la nuit venue, prit la tête du petit cortège menant Bertrade à sa dernière demeure. Olivier et Hervé portaient le brancard ; le restant suivait. Ne demeurèrent à la maison que Mathilde établie au chevet d'Aude toujours inconsciente, bien que sa fièvre eût un peu baissé, et Margot, prête à porter assistance à la vieille dame si le besoin s'en faisait sentir.

Le chemin n'était pas long. Un peu difficile à trouver mais Aubin et sa femme l'avaient tant de fois parcouru qu'ils l'auraient repéré les yeux fermés. L'ermite les attendait auprès de la fosse qu'il avait creusée avec Aubin dans la journée, à deux pas de la grotte. C'était un homme maigre, sec comme un sarment dont les cheveux gris emmêlés et la barbe abondamment fournie coulaient sur une sorte de sac de bure sans couleur, effiloché, maintes fois rapiécé par Blandine et qui avait dû être jadis un froc monastique. Il était sale à faire peur et ressemblait à un épouvantail, mais il rayonnait d'une foi ardente et jamais, peut-être, l'office des morts ne fut dit avec plus de chaleur et de compassion. Ce coin de forêt ayant été béni par ses soins, Bertrade reposerait dans une glèbe aussi chrétienne que celle d'un cimetière.

Quand on l'y déposa, tous pleuraient, même Olivier et Hervé qui ne connaissaient pas la défunte, tant l'étrange solitaire de la grotte avait su trouver des mots émouvants pour accueillir la dépouille mortelle de cette bourgeoise cossue dont la vie s'était écoulée entre des demeures confortables et une cour quasi royale, et qui aurait dû reposer auprès de son époux dans le cimetière de l'église Saint-Laurent dont dépendait la riche corporation des merciers, mais que l'aveugle rancune d'un prince honni par son épouse avait condamnée à se dissoudre dans les eaux d'un fleuve et qui, finalement, ne trouvait plus pour l'accueillir qu'un trou boueux perdu au fond d'un bois…

Certes Olivier avait, dans la journée, taillé dans du hêtre une croix qu'il planta sur la tombe afin de laisser une trace et que, dans l'avenir, on sut qu'il y avait là quelqu'un, mais sans y graver de nom et un jour viendrait sans doute, lorsque l'ermite disparaîtrait à son tour, où il n'y aurait plus rien…

Le lendemain à l'aube les deux anciens Templiers partirent par le chemin des bords de la Seine. A travers Paris qui allait leur permettre de rejoindre l'antique route romaine qui menait à Soissons.

Ils y furent le jour suivant dans la soirée…


Le château brûlait encore…

Il avait été l'une de ces forteresses de plaine aux douves alimentées par l'eau claire d'une rivière, proche d'un village, d'une église, mais il flambait aussi bien que s'il était construit de bois et de torchis comme n'importe quelle chaumière et non de gros parpaings arrachés aux carrières depuis plus d'un siècle et à présent, si les murailles extérieures restaient encore debout quoi qu'en voie d'écroulement, il ne devait pas rester grand-chose à l'intérieur. Les gens de Nogaret n'avaient certainement pas ménagé la poudre car sous les nuages de fumée noire vomie par cet enfer, des flammes sortaient par le toit du donjon. Les ronflements forcenés du feu devaient s'entendre de loin. Peut-être jusqu'au fond de la forêt dont l'épaisse fourrure vert sombre cernait les terres cultivées du domaine. De l'autre côté de l'eau, des villageois pareils à autant de statues de pierre grise regardaient…

Ils avaient dû fuir vers les bois quand les soldats étaient entrés dans le château mais, maintenant, leur œuvre de mort achevée, ceux-ci étaient repartis et les gens du village, opérant un mouvement contraire, étaient revenus, heureux sans doute de trouver intactes leurs chaumières. A présent ils restaient là, fascinés par cette apocalypse où s'écroulait la race de leurs seigneurs… Incapables de mesurer sans doute l'ampleur du désastre. Ils savaient seulement que rien ne devait rester d'une demeure ou étaient nés des criminels assez audacieux pour avoir attenté à l'honneur du Roi. Cela parce qu'en arrivant le chef des incendiaires le leur avait crié avant qu'ils ne s'enfuient et en regardant se consumer le château principal des Aulnay probablement voués à la damnation, ils devaient se demander s'ils n'allaient pas, eux leurs paysans, être également réprouvés.

Même s'il s'était préparé au cours du chemin à une situation dramatique annonçant la ruine de sa maison, Hervé ne s'attendait pas que l'on eût agi si vite. Le terrible spectacle le foudroya. Les jambes fauchées par l'horreur s'ajoutant à la fatigue de la longue marche, il se laissa choir sur le piédestal d'une vieille croix de chemin sans même songer à marmotter la moindre oraison. Ce qu'il voyait était pire que ce qu'il avait imaginé : en dehors du groupe frileux de paysans, personne n'était en vue pour lui apprendre si ce brasier était aussi le tombeau d'êtres vivants.

Debout à ses côtés, les bras croisés, Olivier sombre et muet contemplait lui aussi le désastre, incapable de trouver un mot qui ne soit dérisoire pour apaiser une douleur qu'il ressentait presque dans sa chair, tant étaient étroits les liens tissés entre lui et ce frère que le Temple lui avait donné. C'est pourquoi il ne fut pas surpris d'entendre Hervé émettre la question qu'il se posait :

- Mais enfin où sont-ils ? Où sont mon frère, ma belle-sœur et leurs gens ? Où sont Agnès et les petits ? On ne les a tout de même pas enfermés là-dedans avant d'allumer l'incendie… Ce serait monstrueux !

- Les temps sont monstrueux… Cependant je croirais plutôt que les tiens ont été arrêtés et conduits dans quelque prison…

- Ce ne serait guère mieux mais je ne le pense pas parce que je connais mon frère, son cœur dur, son humeur hautaine, son caractère emporté, et aussi sa vaillance ! Il a dix ans de plus que moi mais au combat à la lance ou à l'épée, il m'en remontrerait encore ! Il ne se sera pas rendu sans combattre…

- Contre le Roi ? Car enfin c'est à cela que l'on en vient !

- Sans hésiter ! Comme je l'ai fait et le referai. Songe qu'il n'avait plus rien à perdre puisqu'il n'a plus de nom ni même d'honneur…

- Il faut savoir ! Reste ici, je vais interroger les gens là-bas…

- C'est à moi d'y aller, fit Aulnay en se relevant.

- Et pourtant, Hervé mon frère, tu vas te tenir tranquille. Toi, ils te connaissent depuis l'enfance. Moi, ils ne m'ont jamais vu. Je ne suis qu'un passant, un imagier qui va à la recherche d'un travail… Ils me parleront…

- Je n'en suis pas persuadé… Ils sont trop terrifiés et l'approche de n'importe quel étranger, fût-ce un moine, les fera s'enfuir à nouveau…

Aucun d'eux n'avait entendu approcher la femme qui se dressa soudain devant eux. « Jeune dame » ou « demoiselle » eût mieux convenu. Elle n'avait rien d'une paysanne. Assez grande, enveloppée d'un long manteau noir dont la capuche rabattue dévoilait un visage reflétant aussi bien la féminité que l'intelligence et la force de caractère, elle avait un teint d'ivoire chaud, des cheveux bruns, des traits mobiles et de grands yeux sombres dont il était impossible de distinguer la couleur exacte dans le crépuscule. Elle se tenait très droite sans raideur, en une pose soulignant à la fois sa fierté naturelle et sa grâce. Ses mains gantées tenaient une houssine. Ce que voyant, les deux hommes s'inclinèrent.

- Noble dame, commença Olivier, mais elle l'interrompit d'un geste pour s'adresser à son compagnon.

- Vous êtes Hervé d'Aulnay, n'est-ce pas ?

- Vous croyez ?

- Oh, le doute n'est pas possible. Vous autres, les Aulnay, vous ressemblez tous. Pourtant vous approchez moins votre malheureux frère que ce pauvre fou de Gautier, mais si vous êtes le seul homme de la famille encore vivant, vous ne pouvez être qu'Hervé.

- Le seul encore vivant ? Voulez-vous dire que mon frère est mort ?

D'un mouvement de tête, l'inconnue désigna l'incendie cependant que sa voix se chargeait de colère :

- Il est là et à cette heure il ne doit rien rester de lui... Ni de sa fidèle épouse qui ne l'a point voulu quitter.

- On les a tués ?

- Messire d'Aulnay a refusé l'édit qui le condamnait à n'être plus qu'un errant sans feu ni lieu. Il s'est défendu avec un beau courage, une belle fierté. Il a été abattu et abattue aussi dame Isaure qui s'est jetée sur son corps avec un cri de douleur tandis que s'enfuyaient demoiselles et servantes. Elle n'a même pas eu le temps de l'embrasser. Le fer d'une vouge l'a clouée au cadavre de son compagnon…

- Mon Dieu ! Mais comment pouvez-vous le savoir ? Etiez-vous des demoiselles de ma belle-sœur ?