Un pli de dédain arqua les lèvres fines :
- Je suis la dame de Villeneuve et j'ai nom Marianne. Mon défunt époux a été tué l'an passé au tournoi de Pentecôte à Dammartin ; sachez encore que, depuis notre prime jeunesse, Agnès de Montmorency et moi étions liées d'amitié. Une amitié qui s'est resserrée quand elle a épousé votre neveu Gautier. Vous devez vous rappeler que Villeneuve n'est pas loin…
Hervé s'inclina :
- En effet… Je garde un souvenir de messire Damien qui était l'ami de mon frère… et son contemporain… Mais peut-être votre sire était-il son fils…
- Oui. C'est bien lui. Il avait cinquante ans quand nous avons été mariés… Quant à savoir ce qui s'est passé ici, il se trouve que j'étais là mais pas au château. Il faisait si beau que nous étions au verger, Agnès, les enfants et moi.
- C'est pour eux que je suis revenu. Ils ne sont pas…
- Ne vous inquiétez pas, ils sont vivants… Quand nous avons vu arriver le grand arroi de messire de Nogaret, Agnès m'a priée de rester avec les petits et elle est rentrée au château savoir des nouvelles. Seulement elle n'est pas revenue. Je vous avoue que, pendant un moment, je n'ai su que faire : le tumulte avait commencé à l'intérieur quand j'ai vu accourir la nourrice de Philippe et d'Aline, en larmes et épouvantée. Agnès l'envoyait pour que je me hâte de les mettre à l'abri. La pauvre femme était affolée, ce qui la faisait bégayer, mais j'ai fini par comprendre qu'avec les gens du Roi il y avait un frère d'Agnès venu la chercher… mais sans les enfants !
Ces derniers mots eurent raison du silence d'Olivier qui s'était écarté par discrétion.
- Pourquoi sans les enfants ?
Le coup d'œil qu'elle lui lança était dénué de douceur. Selon elle, il n'avait pas à se mêler de la conversation. Mais elle condescendit à répondre :
- Ce sont des Aulnay… donc plus rien. Les enfants d'un condamné n'ont pas leur place chez les Montmorency. J'ajoute qu'Agnès a été emmenée de force. Elle a pu cependant m'envoyer Marie pour que j'emmène les petits avant qu'il ne soit trop tard. Ce que j'ai fait… Messire, me direz-vous qui vous êtes ?
- Olivier de Courtenay…
- Courtenay ? Grand nom !
- Mais petit personnage ! J'étais Templier moi aussi.
- Veuillez m'accorder excuses, fit-elle d'un ton moins acerbe. Les événements d'hier m'ont rendue méfiante… et quelque peu agressive.
- Qui ne le serait dans de telles circonstances ? Ainsi les neveux sont chez vous ? Vous avez trouvé moyen de les emmener ?
- Avec leur nourrice, et cela n'a pas été sans peine. Il m'était impossible de reprendre ma haquenée qui était aux écuries et nous sommes reparties à pied, Marie portant Philippe et moi Aline. Heureusement, nous avons pu gagner rapidement le couvert des bois… et la Tour-Gaucher n'est pas loin.
- Je serais désireux de les voir, dit Hervé. Est-ce trop vous demander que…
- Vous inviter chez moi ? Cela me paraît naturel… Vous n'avez plus guère d'abri par ici. Venez ! je suppose que vous avez déjà beaucoup marché jusqu'ici.
- C'est une habitude à prendre, fit Olivier avec l'ombre d'un sourire.
Les minces épaules de la dame de Villeneuve se soulevèrent sous son ample manteau noir et elle brandit sa houssine sous le nez des deux hommes :
- Eh bien, il va falloir que je m'y mette ! A l'exception d'une mule, voilà tout ce qu'il me reste de ma cavalerie et, si je suis venue ce soir jusqu'en ce lieu, c'est dans l'espoir… vague il est vrai, de retrouver ma monture. Les gens de Nogaret ont dû l'emmener avec leur butin avant d'anéantir Moussy. Me suivez, messires !
Elle les guida sur le chemin qui l'avait amenée et s'enfonça bientôt sous les arbres de l'épaisse forêt. Ils marchèrent ainsi environ une lieue. Marianne allait devant, la tête haute et le pas ferme, frappant de temps en temps une branche ou l'herbe drue d'un talus de sa houssine inutile. N'osant marcher à ses côtés - ce qu'apparemment elle ne souhaitait pas -, les deux hommes avançaient en silence mais l'un comme l'autre pensaient à peu près la même chose : cette jeune dame devait être plus riche de noblesse que d'écus puisque la perte d'une seule jument suffisait à la bouleverser. Hervé surtout en était surpris car il se souvenait qu'au temps de son enfance, le baron de Villeneuve n'était pas un petit sire et son château, s'il n'était pas aussi important que Moussy, n'en tenait pas moins dignement sa place dans les nobles demeures de la région, commandant d'ailleurs un patrimoine de terres cultivables et de bois qui n'avait rien de négligeable. En outre, il voyait mal une proche des Montmorency mariée à un hobereau plus ou moins bouseux…
En approchant, il constata que les choses avaient beaucoup changé… La Tour-Gaucher - le château - n'avait jamais été imposante. Un vigoureux manoir plutôt qu'un château, mais il avait jadis un air de bonne santé et de prospérité qui à présent lui manquait fâcheusement. Comme à Moussy la rivière alimentait ses douves, mais n'étant jamais curées, celles-ci verdissaient. Les murailles aussi où la mousse n'arrivait pas à couvrir des lézardes. Les créneaux s'effritaient et les toitures s'affaissaient en plusieurs endroits sans oublier que les chaînes du pont-levis que l'on ne devait pas remonter souvent rougissaient de rouille. Il n'y avait que deux gardes dans l'ancien corps qui autrefois en montrait une dizaine. Encore n'étaient-ils plus de première jeunesse.
Arrivée au milieu de la cour où l'herbe poussait en liberté, Marianne se retourna pour faire face à ses compagnons :
- Voici mon palais ! dit-elle avec une ironie cachant mal son amertume. Heureuse de vous y souhaiter la bienvenue !
- C'est incroyable ! exhala Hervé. Ceci est le fantôme de la Tour-Gaucher ! Comment en êtes-vous arrivée là ?
- Les tournois, chevalier, les pas d'armes et autres fêtes auxquelles il fallait à tout prix participer en bel arroi de corps et d'armes et où l'on ne gagnait que rarement ! Le dernier a été fatal mais j'avoue, ajouta-t-elle avec une soudaine violence, que j'en ai soupiré de soulagement. Les terres et autres biens y sont passés. La rencontre suivante nous eût sans doute chassés d'ici. Venez ! Il y a tout de même à la cuisine de quoi vous restaurer…
Avec sa vaste cheminée, assez grande pour rôtir un bœuf et seulement occupée par une grosse marmite dont le contenu bouillonnant soulevait parfois le couvercle, sa longue table, ses bancs et ses ustensiles entretenus à miracle, la cuisine semblait le seul endroit vivant et accueillant du manoir dont les salles pour la plupart démeublées ne montraient plus que les traces de la richesse d'autrefois. Cependant elle rappela à Olivier celle de Valcroze à cause justement de la chaleur qu'elle dégageait, mais aussi de la femme qui en était le centre. Plus âgée que sa Barbette, elle en avait les formes rebondies, le cheveu gris et l'œil frondeur. Elle s'appelait Jacotte et, avec un gamin de quinze ans qui était son fils et répondait au nom de Tiennot, elle composait tout le domestique du manoir. En temps normal du moins, car pour l'heure présente une jeune paysanne aux belles joues rouges était debout près de la table, faisant manger leur bouillie à deux petits enfants blonds dont elle tenait la fille sur ses genoux. C'était bien sûr Marie, leur nourrice.
En pénétrant dans cet univers intime, Hervé, lui, ne vit que les petits. Il ne les connaissait pas puisque au moment de leurs naissances il s'était joint à la communauté bûcheronne du chevalier d'Aumont et complètement retranché de la famille, mais un seul regard lui suffit pour les reconnaître siens car plus charmants ne se pouvait voir. Blonds avec les mêmes yeux bleus, ils avaient des frimousses rondes piquées de fossettes et se ressemblaient de façon frappante, autant que s'ils eussent été jumeaux, bien que Philippe eût un an de plus que sa sœur. Il affirmait d'ailleurs sa supériorité en frappant la table de sa cuillère pour réclamer un supplément de nourriture, tandis que Marie semblait avoir plus de difficultés avec la mignonne enfant nichée dans son giron. Celle-ci semblait plus fragile que son frère qui, lui, éclatait visiblement de santé.
Arrêtant un instant son tapage, le jeune Philippe considéra d'un œil sévère cet inconnu abondamment chevelu et barbu qui s'était installé face à lui, de l'autre côté de la table, pour le voir de plus près avec un air d'émerveillement qui eut le don de déplaire au petit garçon. Il tendit vers le monstre une cuillère menaçante :
- Non ! déclara-t-il avec fermeté. Vilain !
Oubliant les autres, Hervé planta ses coudes sur la table avec un large sourire :
- Vilain ? Mais non, je ne suis pas un vilain, mais bien votre oncle, messire Philippe. Est-ce que je ne vous plais pas ?
- Oncle ? fit le petit en fronçant ses sourcils. Non ! Vilain, je dis !
Olivier et Marianne contemplaient le tableau avec un sourire, mais celui d'Olivier s'effaça vite. Cette jeune femme était, sinon dans la misère, du moins dans une gêne évidente, même si cela ne semblait pas entamer son caractère. Deux enfants représentaient une charge qu'elle aurait sans doute peine à assumer :
- Qu'allez-vous en faire ? demanda-t-il, les yeux sur le duo cocasse qui se poursuivait entre Hervé et un neveu rétif à lui reconnaître ses droits familiaux.
Marianne alla prendre dans ses bras Aline dont Marie venait de renoncer à continuer l'alimentation. La petite tête couronnée de boucles blondes se nicha contre son cou avec un soupir heureux. La jeune femme leva sur lui un regard surpris :
- Quelle question ? Les garder, bien sûr ! Je me vois mal les abandonnant sur les chemins ou même les conduisant au portail de quelque couvent où, dépouillés de tout bien jusqu'à leur nom et marqués du sceau d'infamie, ils seraient voués à une vie humiliée, misérable et sans doute brève… Cela jamais ! Je les aime, figurez-vous !
- Pardonnez-moi ma brutalité, mais pourrez-vous prendre en charge…
- Leur existence ? Il y a ici de quoi les bien nourrir avec les produits de la basse-cour et du potager. J'ai aussi un verger et même quelques moutons dont la laine les habillera. Pour le reste, ce sera à la grâce de Dieu, mais si leur mère ne peut les reprendre, alors ils resteront avec moi… A présent voulez-vous passer à vous laver les mains ? Le souper sera bientôt servi.
- Les mains seulement ? Avec votre permission, nous pourrions nous laver au puits de la cour. Nous devons être sales à faire peur si j'en crois l'accueil du jeune Philippe !
- A votre gré ! On va vous préparer une chambre…
- Non merci, Madame. Pas de chambre ! Nous dormirons dans une grange. Nous sommes toujours Templiers, vous savez ?
- Et vous ne pouvez dormir sous le même toit que des femmes, c'est vrai… Il en sera comme vous le désirez.
Peut-être pour montrer à Courtenay qu'elle n'était pas si démunie qu'il le croyait, Marianne fit servir le repas dans la salle d'honneur d'où tentures et tapis avaient disparu, ne laissant qu'une collection d'écus attestant la noblesse de la famille et sur le manteau de la cheminée une grande épée à deux mains. Il n'y avait aucun confort mais plus de grandeur peut-être. Une nappe blanche couvrait la table sur laquelle était une jonchée d'herbes fraîches. La jeune femme avait ajouté à sa toilette noire un petit touret de velours brodé d'argent où s'accrochait la blancheur d'une écharpe de mousseline.
Elle leur fit les honneurs de sa table avec autant de grâce et de dignité que si c'eût été celle de Montmorency ou de quelque autre très noble maison. Leur fut servi un ragoût de lapin aux herbes, une terrine de sanglier – c’était Marianne elle-même qui chassait ! - et des cerises du jardin. Le vin provenait d'un fût de Bourgogne qui avait fait partie de ses cadeaux de mariage et qu'elle gardait précieusement depuis.
Chose étrange, ce fut surtout avec Olivier qu'elle conversa. Hervé, songeur, mangeait et buvait en silence, mais ses yeux se posaient très souvent sur son hôtesse avec une expression qu'Olivier ne pouvait déchiffrer. Courtenay n'étant guère bavard de nature, ce fut Marianne qui parla, l'interrogeant sur sa famille et en particulier sur ce qu'avait pu être sa vie, comme celle d'Hervé, depuis l'écroulement du Temple… De son côté, elle se raconta sans appuyer, simplement pour que ses invités sachent un peu mieux qui elle était.
Fille de la noble maison de Dougny, elle s'était retrouvée orpheline après la mort successive de ses parents, le père en Flandres, la mère de douleur et en lui donnant le jour. Comme elle cousinait avec les Montmorency, elle avait été élevée chez eux avec Agnès qui était pour elle comme une sœur. Quand celle-ci avait épousé Gautier d'Aulnay, elle n'eut de cesse que Marianne fût mariée non loin d'elle. Et c'était plus par tendresse pour elle que par inclination que sa cousine avait accepté d'épouser le baron de Villeneuve qui n'était pas sans charme, mais que la dot de la jeune fille intéressait au moins autant que sa personne… Malheureusement il n'avait pas fallu longtemps pour que la dot en question disparût avec ce que Damien conservait encore d'un assez beau patrimoine.
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