Sur cette fin sans gloire d'une union qu'elle n'avait pas souhaitée, Marianne ne s'appesantit pas. Ces quelques bribes de sa courte existence, elle les avait évoquées même avec une sorte d'humour que les deux hommes apprécièrent, n'aimant ni l'un ni l'autre les femmes gémissantes. Quand, après avoir terminé, elle prit la coupe pour y tremper ses lèvres, Hervé sortit de son silence et remarqua :

- Vous êtes jeune, dame Marianne, et… jolie, si vous le permettez. Vous vous remarierez…

Elle éclata de rire et son rire était une cascade de notes fraîches :

- Me remarier, moi ? Jamais ! Je n'ai peut-être plus de fortune, mais je possède la liberté. Un bien rare chez une femme et que j'ai appris à apprécier. En outre, si Dieu veut que je sois désormais en responsabilité d'enfants, je ferai de mon mieux pour qu'ils n'aient pas à souffrir du drame qui les frappe aujourd'hui. Enfin… en admettant qu'il se trouve un chevalier assez fou pour prétendre à la main d'une veuve quasiment dépouillée et qu'il ait l'heur de me plaire, je craindrais trop que les petits aient à pâtir de ses dédains ou même de ses mauvais traitements. Si les Montmorency les rejettent définitivement comme tout le porte à croire, je ferai en sorte de les adopter et ils hériteront, au moins, de cette vieille maison…

- ... qui me paraît bien mal défendue, reprit Hervé. Au cas où l'on vous attaquerait, que feriez-vous ?

- Pourquoi m'attaquerait-on ? Il n'y a plus grand-chose ici pour tenter des rôdeurs de grands chemins et contre eux je peux encore me défendre…

- Avec deux gardes que les rhumatismes n'ont pas l'air d'épargner, un jeune garçon et deux femmes…

- ... et moi. Je tire à l'arc et je manie l’épée.

- Et s'il ne s'agissait pas de rôdeurs ? S'il s'agissait de vous reprendre Philippe et Aline ?

- Montmorency les a rejetés et leurs grands-parents sont morts. Qui pourrait vouloir d'eux ?

- Ceux justement qui veulent extirper jusque dans leurs moindres racines ce qui porte ou a porté le nom d'Aulnay. Le Roi, je le crois sincèrement, n'irait jamais jusqu'à cette extrémité : il est trop haut pour faire la guerre aux petits enfants, mais Nogaret, lui, est capable de tout pour s’affirmer indispensable.

Elle leva sur lui un regard soudain angoissé. A l’évidence, son âme claire ne pouvait imaginer pareille horreur.

- Je pense qu'alors il faudra vraiment nous en remettre à la grâce de Dieu, murmura-t-elle.

- Il se peut que Dieu vous exauce avant même que vous ne l'ayez prié, dit doucement Olivier. Sur le bûcher notre Grand Maître a assigné le Roi, le Pape et Nogaret à comparaître au divin tribunal avant un an… et le Pape s'y est déjà présenté…

- Il se peut qu'il s'agisse d'une coïncidence, reprit Hervé. J'y croirai lorsque Nogaret l'aura rejoint.

- Le Roi t'importe moins ?

- Oui, parce que le garde des Sceaux est le plus dangereux. Philippe règne. Sans pitié, sans faiblesse mais, je le crois du moins, dans l'intérêt de l'Etat. L'autre fait du zèle, règle parfois des comptes personnels et, surtout, abuse des pouvoirs qu'il détient. Et je te rappelle que, le Roi mort, nous aurons le Hutin ! En attendant…

Sans achever sa phrase, Hervé se leva de table, salua son hôtesse et lui demanda la permission d'aller faire un tour.

- Je voudrais voir, ajouta-t-il, sur quelles défenses vous pouvez compter…

- Il fait nuit, rappela Olivier.

- Mais cette nuit est claire. Rassure-toi, je vais prendre une torche.

- Je t'accompagne.

- Non, s'il te plaît ! N'en fais rien ! Et… pardonne-moi si, ce soir, je désire être seul un moment.

- Il n'y a rien à pardonner…

Olivier échangea encore quelques mots avec Marianne où la courtoisie tenait plus de place que l'intérêt, puis il prit congé et gagna la grange mise à leur disposition. Lui aussi avait besoin de réfléchir.

En traversant la cour, il aperçut la silhouette de son ami près de la porterie en train de s'entretenir avec l'un des vieux soldats. Le ciel en effet était clair, plein d'étoiles et de ce bleu si doux qui était déjà d'été. L'air était tiède et, au lieu d'aller s'enfouir dans la paille, Olivier rejoignit un des raides petits degrés montant au chemin de ronde, où il alla s'asseoir sur un créneau ébréché comme beaucoup de ses semblables.

Il resta là longtemps, adossé à la pierre moussue, regardant le vaste et plat paysage où la forêt s'inscrivait en masses noires cernant ici et là des champs, des étangs. Au nord, le rougeoiement du château incendié ouvrait encore un bel œil rouge et sinistre qui allait se fermer peu à peu. Au matin, il n'y aurait plus que des ruines fumantes, des pans de mur noircis, un semblant de carcasse vide attestant à la face du monde qu'ici était passée la justice du Roi, comme elle avait dû passer aussi dans les autres domaines des Aulnay. Le lierre, les mauvaises herbes viendraient, cachant les brûlures des décombres dont personne n'oserait plus approcher, hormis les sorciers et les fugitifs, par crainte d'une légende maléfique qui avec le temps s'amplifierait.

Olivier comprenait sans peine ce qui se passait dans la tête d'Hervé. Il lui suffisait de s'imaginer arrivant en face de Valcroze ravagé par le feu et la haine des hommes. Hervé avait aimé cette noble maison qui l'avait vu naître, même si la mauvaise volonté de son frère lui avait fait préférer l'abri précaire des bois et leur vie sauvage. Les flammes étaient passées sur cette amertume. Ne restaient que la douleur… et le besoin viscéral de protéger le peu, si fragile et si attachant, qui restait d'une longue lignée de preux et de nobles dames. Quelque chose venait de changer et il le sentait profondément.

Aussi Courtenay ne fut guère surpris quand, redescendant au cri d'un coq enroué qui éclata presque sous ses pieds, il trouva Hervé assis sur la dernière marche.

- Ou étais-tu passé ? demanda celui-ci.

- Là-haut. La nuit était belle et je n'avais pas envie de dormir. Et toi ?

- Moi non plus… Je crois, à présent, que nous devons parler tous les deux. Depuis hier… il s'est passé en moi…

- Arrête, mon frère ! Je sais ce que tu vas me dire : tu veux rester ici afin de veiller sur les enfants du malheureux Gautier…

- Comment as-tu deviné ?

Olivier haussa les épaules :

- Nous avons toujours été si proches l'un de l'autre ! Au fil des ans nous avons appris à réagir pareillement. C'est à cela que je pensais en regardant Moussy rougeoyer encore au-delà des bois, et il me semblait que je ressentais ta blessure… ton chagrin. J'imaginais ce que serait le mien si Valcroze subissait le même sort. A cette différence près que je n'aurais aucun petit enfant à servir. As-tu déjà parlé à dame Marianne ?

- Pas encore, mais je vais le faire tout à l'heure quand elle descendra et j'espère qu'elle acceptera de me garder. Il y a tant à faire ici aussi bien sur la terre que dans les bâtiments. Ce baron Damien devait être fou pour avoir réduit son épouse à une quasi-misère à cause d'une vaine gloriole. Qui ne lui a jamais souri d'ailleurs. Malgré son courage, elle ne peut faire face avec pour seuls soutiens un gamin et deux vétérans qui ne sauraient où aller si elle les rejetait. Moi je peux assumer une lourde charge et bâtir, labourer et surtout me battre en cas de besoin. Tu vois… il m'est impossible de tourner le dos et m'en aller… vers quoi au juste puisque le Temple est mort et que je ne suis plus rien ? Ici, sur la terre des miens, je deviendrai un paysan… et j'aurai l'âme en paix.

- Le beau prêche ! sourit Olivier. Mais bien superflu. J'avais compris. Cependant… que feras-tu si elle n'accepte pas ?

- Je resterai ! Dans les bois où j'ai vécu sept ans je me sens chez moi et au moins je serai près d'eux… de ces deux petits qui m'ont pris le cœur, prêt à accourir à la moindre alerte.

- D'eux seulement… ou aussi d'elle ? Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, elle est jeune, belle, fière. Une femme séduisante…

- Tais-toi ! A cela je m'interdis de penser, et que ce soit toi, ordinairement le plus pur, le plus austère de nous deux…

- J'essaie seulement de regarder la vie en face. Elle te rend une raison d'exister et tu dois la prendre. Comme tu le disais il y a un instant, le Temple est mort. Tes vœux aussi à moins que tu ne préfères les renouveler dans quelque couvent où l'on n'aura que faire de toi. Mais pardonne-moi d'avoir effleuré le sujet ! Je te crois capable de résister à toutes les tentations. Disons que… j'ai voulu l'éprouver en te mettant en face d'une réalité bien vivante.

- Resterais-tu avec moi si elle accepte ?

- Non. J'ai promis de revenir à Passiacum où l'on a besoin de moi comme on a besoin de toi ici. Je dois trop à Mathieu pour l'abandonner…

- Sans doute, mais vas-tu donc passer le reste de ton existence au Clos des Abeilles ?

- Pas plus que Mathieu, tu le sais bien. Ce qui m'inquiète, c'est la haine qu'il voue au Roi et qui l'aveugle. Je crains qu'il ne veuille se charger lui-même de réaliser la prédiction du Grand Maître en maniant le glaive de sa propre justice. De toutes mes forces j'essaierai de l'en empêcher.

- Et si la prédiction se réalisait sans lui ?

- Je pense qu'il s'en irait poursuivre son combat pour s’assurer que nulle part en France on ne travaillera plus aux cathédrales…

- Dangereux, ça aussi ! Que fera-t-il de sa famille ?

- Ou bien il l'emmènera, ou bien, ce qui serait plus sage, il la laissera à Passiacum. N'importe comment, moi je ne le suivrai pas parce que ce combat-là n'est pas le mien. Dieu et Notre-Dame doivent être partout servis et adorés. C'est péché que s'en prendre à leurs sanctuaires. Ils appartiennent à tous les chrétiens…

- Et alors ? Où dirigeras-tu tes pas ? Vers ce qui reste d'une commanderie étrangère en Espagne ou en Portugal ?

Le regard d'Olivier s'évada vers le ciel de plus en plus clair où s'annonçait l'aurore. A nouveau il haussa les épaules :

- En vérité, je ne sais pas, mais avant de m'engager dans quelque chemin que ce soit, je voudrais retourner aux rives du Verdon, revoir sinon mon père dont je ne sais plus rien et qui sans doute a rejoint ma mère, au moins ma terre natale et ma maison ! S'il en demeure quelque chose…

- Si le baron Renaud a survécu au Temple, il aura échappé aux gens du Roi. Dans le cas contraire… pourquoi ne reviendrais-tu pas ici ? Au moins nous finirions ensemble…

Olivier posa sur l'épaule de son ami une main chaleureuse, bien qu'elle signât un refus. Tous deux étaient conscients que leurs vies si longtemps parallèles allaient se séparer sans beaucoup d'espoir de se revoir, sinon dans l'autre monde. C'était pour Olivier un déchirement plus cruel qu'il ne voulait l'avouer mais contre lequel il ne pouvait rien. Entre eux, il y avait désormais les deux têtes blondes de ce petit garçon et de cette petite fille, et leurs petites mains refermées autour du cou d'Hervé… A cause d'eux, son ami souffrirait moins de leur séparation. Olivier, tout à coup, se sentit très seul, mais il avait l'âme trop élevée pour en éprouver de l'amertume. Il était bon qu'Hervé trouve enfin un sens à sa vie…

Comme pour sceller cette certitude, à cet instant la première flèche du soleil levant vint frapper le seuil du logis où la mince silhouette noire de Marianne s'inscrivait. La main sur les yeux, elle inspecta le périmètre de la cour, cherchant quelque chose… ou quelqu'un, Olivier alors prit son ami par le bras :

- Va ! C'est le moment. Va lui parler !...

Il n'eut pas à insister. Avec un peu de mélancolie, Olivier vit Marianne venir à la rencontre d'Hervé, puis leur réunion au milieu des poules caquetantes que le jeune valet venait de lâcher. Le dialogue fut bref et le résultat en fut ce qu'Olivier attendait : le visage de Marianne s'illumina d'un coup d'un beau sourire où il y avait autre chose que la satisfaction d'acquérir une paire de bras vigoureux, un défenseur digne de ce nom. Il sentit - mais il le sentait depuis la veille sans en être vraiment conscient - qu'entre ces deux-là quelque chose de fort allait se tisser. A leur insu d'abord : Hervé continuerait à dormir dans la grange jusqu'à ce qu'un jour ou un soir, ou une nuit, Marianne et lui mesurent la force de ce qui les unissait. Hervé n'avait plus de nom ? Elle lui en donnerait un que les enfants pourraient porter sans honte.

Une heure plus tard, Olivier repartait vers Paris, seul.

A l'instant de l'ultime séparation, en étreignant son ami, il lui avait murmuré :

- N'oublie pas ! Le Temple était un rêve, mais le rêve s’est évanoui. Tu es désormais un homme comme les autres. Vis en homme libre… et que Dieu vous protège tous !