- Où penses-tu aller comme ça, bonhomme ? Si c'est un voleur de poules que tu amènes à messire de Fourqueux, sache qu'il n'a pas de temps pour toi. Comme tu peux le voir, ajouta-t-il en désignant le tohu-bohu de l'intérieur, notre sire Philippe nous est arrivé.

- C'est justement le Roi que je veux voir !

- Tu es fou ! Quand il vient en ce lieu, c'est habituellement avec une escorte restreinte et il est interdit de le déranger. Et celui-là que tu mènes en laisse, qui est-il ?

- Mon prisonnier, comme vous voyez, et c'est précisément lui que j'entends présenter au Roi. Il le trouvera intéressant. Et je n'ai pas l'intention d'en discuter avec vous…

- Dans ce cas passe ton chemin !

- Non. C'est toujours messire Alain de Pareilles qui commande à la garde ?

- Oui. Mais…

- Allez le prier de bien vouloir venir jusqu'ici !

L'homme hésita. Cependant une force émanait de cet inconnu modestement vêtu et qui semblait venir de loin. Cela tenait à sa façon de porter droite une belle tête ascétique et fière, à sa voix grave aux inflexions trahissant qu'il ne s'agissait ni d'un paysan ni d'un homme du peuple.

- Qui êtes-vous ? demanda le garde assez impressionné pour abandonner le tutoiement égalitaire.

- Je le dirai à messire de Pareilles !

Cette fois, le soldat tramant son arme s'en alla vers la cour d'où il revint peu après, escortant un officier de haute taille dont le visage sévère ne devait jamais refléter la moindre émotion. Sous le bord du chapeau de fer, les sourcils épais et gris abritaient un regard presque aussi immobile que celui de son maître.

- Que voulez-vous ? demanda-t-il d'une voix brève.

- Obtenir justice pour des innocentes maltraitées. Une vraie justice ! Celle d'un Roi qui a prêté serment de chevalerie ! Pas celle du sire de Nogaret ! L'homme que j'amène est un criminel…

- Vraiment ? Quel est votre nom ?

- Olivier de Courtenay. Et celui-là c'est Gontran Imbert, mercier à Paris.

- Curieux équipage pour un mercier ! Il est vrai qu'il a une bien belle robe…

- ... et que je suis mal vêtu. Je n'en suis pas moins ce que j'affirme… et l'empereur Baudouin de Constantinople a été mon parrain.

Le ton était calme avec juste assez d'orgueil pour affirmer la race. Et Alain de Pareilles s'y connaissait en hommes. Celui-là tenait des propos trop énormes mais avec trop d'allure pour n'être pas vrais.

- Me suivez ! Je vais voir ce que je peux faire… mais pourquoi avez-vous bâillonné ce… ?

- Pour qu'il ne m'écorche pas les oreilles ! Vous n'imaginez pas le flot de paroles que retient ce chiffon…

Les lèvres minces du capitaine esquissèrent un vague sourire mais il ne fit aucun commentaire. Après lui, Olivier et Imbert traversèrent la cour jusqu'aux marches donnant accès à la tour. Avant d'y pénétrer cependant, Pareilles s'arrêta.

- Ne gardez pas trop d'espoir ! Notre sire Philippe est d'humeur fort morose ce jour d'hui. Vous risquez de payer cher votre audace.

- Je n'ai à perdre que ma vie. C'est de peu d'importance à condition que cet individu y laisse aussi la sienne !

Tandis qu'ils attendaient à l'écart de la porte, des serviteurs montaient avec des coffres ou redescendaient les mains vides. Olivier employa cette attente à prier. Il savait qu'il allait jouer là un coup hardi dont il avait peu de chances de sortir vivant, mais ce n'était pas pour lui-même qu'il allait affronter le redoutable Philippe, c'était pour que vivent tranquilles, dans une maison qui leur revenait de droit, des femmes courageuses qu'il respectait et, surtout, cette jeune fille si belle à qui Imbert faisait courir un péril pire que la mort. A la pensée de ce corps ravissant livré à… Il eut un sursaut, s'efforça de reprendre une prière qui venait de dévier d'une manière si singulière, se sentit envahi de honte et se hâta à l'aide d'un Ave Maria d'appeler à son secours la Mère de toutes les vierges.

Le remède n'eut pas le temps d'agir. Pareilles revenait :

- Venez ! dit-il. Donnez-moi d'abord votre couteau… et votre prisonnier. Je m'en charge ! Quant à toi, ajouta-t-il à l'intention du mercier, je vais ôter ton bâillon, mais je te conseille de te tenir coi. Sinon je t'assomme ! Compris ?

Roulant des yeux effarés, Imbert hocha péniblement la tête et ne sonna pas mot, à peu près étranglé par la peur, en maudissant la fichue idée qu'il avait eue de se précipiter à Passiacum pour s'emparer sans plus tarder du bien de la défunte Bertrade ! Il aurait pu attendre et faire entériner par notaire, comme il convenait, ses nouveaux droits ; mais il y avait eu cette fille qui lui avait mis l'envie au ventre et, à présent, il allait devoir s'expliquer devant un souverain qui possédai! le don de mettre n'importe qui mal à l’aise. A la seule exception, peut-être, de ses frères.

De son côté et en dépit de sa détermination, Olivier n'en ressentit pas moins une vague angoisse quand il pénétra dans la salle ronde où le Roi se tenait debout dans la profonde embrasure d'une fenêtre, regardant au-dehors d'un air absent. Ce n'était pas la première fois qu'il le voyait mais jamais encore il n'avait ressenti cette étrange impression de se trouver en face d'un être d'exception, de l'incarnation même du pouvoir royal. Les statues aux portes des cathédrales qu'il savait à présent modeler - bien qu'il n’égalât pas l'art de Rémi ! - lui semblaient plus vivantes que cette haute forme grise dressée au bout de ce qui lui parut un interminable chemin où le guidait le capitaine des gardes. Et jamais encore, en effet, on ne lui avait vu ce visage sans couleur, cette mine sinistre.

Parvenu sans trop savoir comment au bout de ce désert à peine réchauffé par la chaleur d'une tapisserie, il plia le genou tandis que Pareilles les annonçait, lui et son vil compagnon. Philippe le Bel, sans même tourner la tête vers eux, laissa tomber :

- Courtenay ? De quelle branche ?

- De Terre Sainte, sire ! Celle qui, au temps des premiers Rois francs de Jérusalem, régnait sur Edesse et Turbessel !...

Le vent des mers d'azur et des déserts brûlants entra peut-être sous la voûte de pierre à l'énoncé de ces noms prestigieux. L'immobile image de la majesté royale s'anima et les yeux de glace bleue se posèrent sur Olivier :

- J'ignorais qu'il en existât encore. Expliquez !

- Mon aïeul, Thibaut, élevé avec le roi Baudouin IV…

- Le Lépreux ?

- Oui, sire. Il a vécu avec lui au palais de la Tour de David, il fut aussi jusqu'à la mort sublime du Roi son écuyer et son fidèle ami. Mon père, Renaud, a servi le saint roi Louis en tant qu’écuyer de Monseigneur d'Artois, durant sa première croisade. Ma mère avait nom Sancie de Signes. Elle est retournée à Dieu il y a sept ans et je ne sais si mon père vit toujours sur ses terres de Provence.

- Vous avez des frères ?

Les mots tombaient de la bouche altière, aussi froids qu'en un tribunal ; mais Olivier, en parlant de ceux qu'il aimait, sentait se dissiper son malaise :

- Je suis enfant tardif. Après ma naissance, ma mère n'a plus procréé.

- Vous êtes marié, je suppose, car vous n'êtes plus un jouvenceau et si vous êtes le dernier d'une si noble lignée…

La pointe d'ironie teintée de dédain n'échappa pas à Olivier. Il sentit qu'au vu de son accoutrement n'évoquant en rien la grande noblesse, on ne le croyait pas tout à fait.

- Non, sire, et ce fut le grand regret de ma mère.

- Pourquoi ?

Le moment critique était venu. Olivier ne recula pas. Il s'était préparé à mentir afin de préserver la famille de Mathieu, mais en aucun cas pour lui-même. Sa franchise lui permettrait peut-être, avant de mourir, d'arracher la sauvegarde de Juliane, d'Aude, de Mathilde et de Margot. L'échine plus raide que jamais, il garda les yeux ouverts, ne cilla pas en répondant :

- J'avais choisi le Temple, sire, pour la gloire des armes au service du Dieu Tout-Puissant…

- Le T… ! Et vous osez me le dire en face ?

Dans son coin, Gontran Imbert émit un petit hoquet. Ce qu'il venait d'entendre devait lui déverser un plein tombereau d'espoir, mais Olivier ne s'en affecta pas :

- Pourquoi non, puisque c'est la vérité ? L'honneur commande de la dire au Roi et je n'en redoute pas les conséquences !

- Vraiment ?

- Vraiment. Ma vie n'a aucune importance.

- Nous allons en juger. Messire Alain… mettez cet homme aux fers… en attendant mieux !

Pareilles ne bougea pas. Il s'apprêtait peut-être à dire quelque chose quand Olivier le devança. A nouveau il plia le genou.

- Que, par grâce, le Roi m'accorde encore une minute et veuille se souvenir que je venais lui demander justice ! Ensuite il fera de moi ce qu'il lui plaira.

- Vous ne manquez pas d'audace !

- Je suis chevalier, sire… et c'est le plus éminent de nous tous que je prie au nom de la règle inflexible que nous recevons au jour de l'adoubement : protéger toute faiblesse…

- Soit ! Parlez… mais faites vite !

- Dans un clos de ce hameau vivent quatre femmes qui oui tout perdu. Elles ont trouvé refuge dans la maison de Dame Bertrade Imbert, la sœur de l'une d'elles, qui était à la robe de la reine de Navarre…

- Il est des noms qui ne nous plaisent pas à entendre !

- Que le Roi me pardonne, mais je ne peux éviter celui-là. Comme les autres serviteurs de cette princesse, Dame Bertrade, après avoir été tourmentée par le prince Louis dans son hôtel de Nesle, a été mise dans un sac et jetée au fleuve. Sa nièce, une pure jeune fille trop belle pour son malheur, a manqué subir le même sort. Elle, c'était parce qu'elle se refusait d'entrer au lit du prince…

- Comment le savez-vous ?

- J'y étais, sire. Avec quelques compagnons nous avons délivré les captifs de Monseigneur Louis.

- Ah, c'était vous ? Décidément votre audace ne connaît pas de bornes, mais poursuivez ! Votre cas s'aggrave d'instant en instant !

Pour ce qu'il avait à dire, Olivier préféra se relever.

- Encore une fois, c'est sans importance. Le Roi fera de moi ce qu'il lui plaira, mais qu'il veuille accepter d'étendre sa main souveraine sur ces malheureuses qui dans leur asile ont été, ce tantôt, menacées du pire par cet homme, continua-t-il en désignant Imbert. Le neveu du défunt mercier a eu connaissance de la mort de Dame Bertrade et venait prendre possession d'un bien qu'elle destinait à sa nièce et filleule. Devant leur refus il a promis de revenir en force pour les soumettre, faire d'elles ses domestiques et d'assouvir ses instincts sur la jeune fille ! Voilà pourquoi je réclame justice ! Le Roi, dans sa sagesse, a aboli le servage et comme nous ne sommes pas à Rome, nul bourgeois n'a le droit de réduire ses semblables à un esclavage honteux !

Le regard devenu curieusement étincelant de Philippe se tourna vers le mercier tandis que du geste il ordonnait qu'on le lui amène. Un instant Olivier put croire qu'il avait gagné la partie tant Imbert semblait terrifié ; mais dans cette même terreur celui-ci trouva l'énergie de réagir et sa voix aigre s'éleva :

- Demandez-lui donc, sire, qui sont ces femmes ? Rien d'autre que la mère, la femme, la fille et la servante de Mathieu de Montreuil, le maître d'œuvre de Notre-Dame recherché par votre justice…

- Est-ce vrai ?

- Oui, sire, et moi je voulais vous les amener pour que les fassiez tourmenter afin qu'elles avouent où se cache ce misérable et…

Le coup de poing que lui assena Alain de Pareilles lui coupa la parole et l'envoya à terre :

- Jamais rien vu de plus vil, sire ! s'excusa le capitaine. Ça a été plus fort que moi !

Pendant une seconde Olivier eut l'impression qu'une ombre de sourire passait sur le visage de marbre :

- C'est parce que vous êtes un brave homme, messire Alain ! Allez mettre ça sous clef ! Et revenez !

Tout aussi rudement relevé, le mercier fut emporté plus que conduit, glapissant comme un chat en colère. Après son départ, le Roi parut oublier Olivier. Il regardait à nouveau au-dehors où une cloche sonnait l'angélus. Il se signa, priant sans doute dans un silence qui s'éternisa, olivier se mit en génuflexion derechef pour l'accompagner, mais se redressa quand Philippe revint à lui :

- Ce qu'a dit ce misérable est exact ?

- Oui sire. Mathieu de Montreuil est mort ainsi que son fils. C'est pourquoi je veux protéger sa famille : des femmes douces et bonnes qui n'ont jamais fait de mal à quiconque.

- Comment l'avez-vous connu ?

- Au temps de Saint Louis, mon père a connu Pierre de Montreuil quand il bâtissait la Sainte-Chapelle et les liens ne se sont pas rompus. En outre, c'est Maître Mathieu qui m’a permis de survivre après la grande arrestation…