- A laquelle il semble que vous ayez échappé ! Comment ?

- J'avais mission de me rendre au Temple de Londres avec mon habituel compagnon et nous étions en pleine campagne quand cela s'est produit. Revenu à Paris, j'ai retrouvé Mathieu : il m'a caché.

- C'est là que vous avez connu ces femmes ?

- A peine. Je vivais à l'écart : la règle de l'Ordre nous interdit de dormir sous le même toit qu'une femme. Pourtant j'y suis resté sept ans… et Mathieu a fait de moi un imagier.

- Un imagier ? Vous, un chevalier ?

- Oh, sans grand talent, mais c'est belle chose que faire sortir de la pierre le visage d'un saint… C'est encore servir Dieu. Autrement !

- Pour quelle raison n'être pas retourné en Provence ?

- J'étais au Temple de Paris. En outre, mon père, déjà âgé, n'y est sans doute plus. S'il était mort avant l'arrestation, ses biens revenaient au Temple et à présent…

En évoquant Renaud, Olivier oublia un instant sa situation critique. La question suivante, aussi glaciale, aussi sèche que les précédentes, l'y ramena.

- Donc vous étiez chez Mathieu ! Avez-vous pris part à sa rébellion ?

On en était au moment redoutable. Olivier s'y était préparé, pourtant il prit un temps avant de répondre, sachant que ce qu'il allait dire pèserait aussi lourd que l’épée du bourreau, mais il avait juré la vérité dont il ne s'était écarté qu'en affirmant Mathieu et Rémi disparus définitivement.

- Eh bien, s'impatienta Philippe. Avez-vous peur de répondre ou cherchez-vous une vérité différente ?

Le mot frappa Olivier comme la lanière d'un fouet. Il se remit droit, de toute sa taille :

- J'étais de ceux qui ont tenté d'enlever le Grand Maître et le Précepteur de Normandie. Ils ont refusé, choisissant ainsi leur mort abominable…

- Comme vous venez de choisir la vôtre !

Quelque chose se noua dans la gorge d'Olivier et un bref instant il ferma les yeux, les rouvrit presque aussitôt en sentant la main du capitaine se poser sur son épaule. Il se tourna vers lui pour le suivre après s'être incliné devant celui qui le condamnait quand il entendit encore :

- Vous allez comparaître devant vos juges… mais les femmes que vous avez voulu défendre ne seront pas inquiétées et garderont leur maison !

Une dernière fois, alors, il plia le genou :

- Grâces soient rendues au Roi ! Je peux à présent affronter messire de Nogaret et mourir heureux !

- Messire de Nogaret est mort la nuit dernière !


La nouvelle étourdit Olivier plus que ne l'avait fait la sentence royale. L'humeur sombre du Roi, ce besoin qu'il avait eu de se retirer dans ce petit castel de village moins éloigné que Maubuisson s'expliquaient d'eux-mêmes. Après le Pape, le garde des Sceaux ! L'année était encore loin de sa fin et deux étaient morts de ceux que le Grand Maître avait assignés au tribunal de Dieu ! N'en restait qu'un, le plus grand mais peut-être le plus vulnérable dans l’isolement hautain qu'il s'était choisi depuis le décès de son épouse. Sans doute le Roi pensait-il qu'il ne lui restait plus beaucoup de temps avant de s'en aller répondre de son règne…

Tandis qu'il le conduisait vers sa geôle, Alain de Pareilles remarqua :

- Nogaret n'est pas une grande perte pour le royaume. Sa cruauté a fait tant de mal ! Si la prédiction s'accomplit jusqu'au bout, c'est notre sire qui va mourir… et là le dommage serait immense ! Vous étiez Templier, vous ne pouvez me comprendre.

- Ce qu'ont subi mes frères depuis sept ans est difficile à admettre, en effet. Et si Nogaret était cruel, le Roi ne l'est pas moins.

- Ses méthodes sont rudes, mais il raisonne en roi et surtout, depuis la mort de la Reine, il s'interdit tout ce qui peut agrémenter la vie d'un homme parce qu'il assume seul le poids du pays. Il est la France, voyez-vous, et il a refusé que le Temple, devenu trop puissant, y dicte sa loi… S'il trépasse avant la fin de l'année, il aura tout de même eu raison ! Entre les mains du Temple, le Hutin n'aurait  pesé…

- Resterait cependant messire de Marigny qui est coadjuteur et recteur du royaume. Il n'a pas été maudit, que je sache ?

- Non, mais à l'exception de Monseigneur de Poitiers et de Monseigneur d'Evreux, tous les grands l'exècrent parce qu’il est de petit lieu et que notre sire l'a fait puissant. Je ne veux pas jouer les mauvais prophètes, mais le Hutin devenu roi sera sa perte… Vous voici chez vous, ajouta-t-il en faisant ouvrir par un soldat la porte basse d'un réduit mal éclairé par une meurtrière où il y avait un banc de pierre, un trou au niveau du sol pour l'aisance et pas la moindre chaîne. L'ensemble était très poussiéreux, mais sec et sans la moindre trace d'immondices ou de détritus comme habituellement dans les prisons. C'était à l'étage de la barbacane.

Devant la mine étonnée de Courtenay, le capitaine haussa les épaules avec un mince sourire :

- Eh oui ! On prend ce que l'on a ! Les prisonniers sont rares dans ce château et rien n'est prévu pour eux…

- Mais… et le mercier ?

- Lui ? Je l'ai mis dans une ancienne soue à cochons : il y sera plus au frais ! On va vous apporter du pain, de l'eau et une couverture…

- Merci à vous. Quand serai-je jugé ?

- Je l'ignore. Très vite, sûrement ! Notre sire n'a pas prévu un long séjour ici… Rassemblez votre courage !

- Avec l'aide de Dieu, j'espère me comporter dignement dans les tourments. J'imagine que messire de Nogaret a laissé de brillants élèves ?...

Une nouvelle fois, Pareilles haussa les épaules avec une moue dont Olivier ne sut ce qu'elle voulait signifier et, sans rien ajouter, quitta la place.

Resté seul, Olivier alla s'étendre sur le banc de pierre. La fatigue d'une journée de marche complétée par les derniers événements se faisait sentir et comme, se fiant à la parole royale, il n'avait plus à se tourmenter pour les dames du Clos des Abeilles, il ferma les yeux et s'endormit, ne se réveillant même pas quand Alain de Pareilles lui apporta en personne ce qu'il avait annoncé, plus une chandelle à la lumière de laquelle il examina un instant l'homme endormi avant d'aller rendre compte au Roi.

- Que dit-il ? Que fait-il ? interrogea celui-ci.

- Rien, sire. Il dort.

- C'est d'un sage… ou d'une âme pure. Et l'autre ?

- Il pleure, il gémit, il proteste de son innocence et de ses bonnes intentions. Je crois qu'il a surtout peur !

- Il n'a peut-être pas tort. Demain le ferez conduire au Châtelet où il attendra.

- Et… le… ?

Le regard qui se posa sur lui l'emplit de confusion ! Il avait osé poser une question au Roi mais c'était fait et il n'allait pas bafouiller des excuses qui aggraveraient son cas. Après un bref silence qu'il subit les yeux à terre, il entendit :

- Il vous convient, dirait-on ?

Alors il releva la tête pour regarder son maître.

- Oui, sire. Il pouvait continuer à vivre caché et il s'est livré pour protéger d'une vilaine bête des femmes sans défense.

- Sans défense quand il est là ?

- Certes, il pouvait tuer le mercier, jeter son corps à la Seine… Il a préféré s'en remettre à la justice du Roi !

- Ce n'en est pas moins un rebelle. D'une rare audace, en outre.

Voyant se refermer le visage de Philippe, Pareilles émit un soupir attristé mais n'ajouta rien, craignant par un plaidoyer malhabile et malvenu d'aggraver la situation de son protégé. Pensant l'entretien terminé, il salua pour se retirer mais le Roi le retint d'un geste :

- M'envoyez messire de Fourqueux et le chapelain ! Qu'ils apportent de quoi écrire ! Ensuite vous pourrez vaquer. Je n'aurai plus besoin de vous ce soir…

Le capitaine partit chercher ceux que l'on requérait, puis effectua une ronde méticuleuse dans le château et, pour finir, réclama son souper et se coucha.

Le lendemain, il recevait l'ordre de porter aux habitantes du Clos des Abeilles un parchemin signé du Roi et frappé du sceau de cire verte qui lui était particulier. Le Châtelain et le chapelain de Passiacum avaient signé en tant que témoins. C'était la confirmation des droits d'héritière d'Aude sur la propriété de sa défunte tante avec défense à quiconque de se mettre à la traverse et d'intenter quelque procès que ce soit.

Personne n'avait dormi cette nuit-là dans la maison au milieu du verger. Mathieu et son fils n'étaient pas encore rentrés, il n'y eut donc pas besoin de les cacher. Les trois femmes d'abord terrifiées par l'arrivée de l'officier se rassurèrent peu à peu en constatant qu'il ne leur voulait aucun mal, bien au contraire puisqu'il leur apportait l'assurance que nul n'oserait plus tenter de les chasser ou de les réduire à un dégradant esclavage. Mais une autre inquiétude les habitait que la vieille Mathilde exprima :

- Pouvez-vous, sire capitaine, nous apprendre ce qui s'est passé hier au château ? Qu'advient-il de…

- Le chevalier de Courtenay a été emprisonné sur l'heure. Ne me demandez pas ce qu'ont été les circonstances de son arrestation, je n'ai pas le droit de les révéler.

Aude joignit les mains devant son visage et les larmes lui vinrent aux yeux :

- En prison ? Qu'a-t-il fait d'autre que nous défendre ?

- Cet acte vous prouve qu'il a réussi. Il n'en demeure pas moins un rebelle et vous devez remercier Dieu que l'affaire se termine si bien pour vous… Du vivant de votre père et de votre frère, c'eût été plus difficile… Priez pour lui, c'est la seule chose que je puisse vous conseiller !

- Et l'autre ? s'enquit la vieille dame.

- Lui aussi est incarcéré. Il sera conduit demain au Châtelet pour y attendre d'être jugé.

- Emmènera-t-on aussi messire Olivier ? fit Juliane.

- Je n'en sais rien… et je vous recommande de ne bouger d'ici. Ce ne serait pas rendre service à messire de Courtenay que monter au château implorer la clémence du Roi, continua-t-il en voyant s'allumer dans les yeux bleus de la jeune fille une petite flamme qu'il traduisit sans peine. Vous étiez, vous aussi, à la robe de Madame Marguerite, donc un très mauvais souvenir.

- Mais moi je n'y étais pas, intervint Juliane.

- Pensez-vous que l'épouse de Mathieu de Montreuil serait mieux venue ? Croyez-moi, mesdames ! Et tenez-vous tranquilles ! Il se peut d'ailleurs que le Roi reparte ce soir…

CHAPITRE XII

LES CONSÉQUENCES D'UN COUP D'AUDACE

Si un geôlier improvisé n'était venu ponctuellement lui apporter de l'eau et sa nourriture - à peu près convenable parce que c'était celle de la minuscule garnison -, Olivier aurait pu se croire oublié. Sa prison se trouvant dans la barbacane, il ne perdait rien des allées et venues du château. D'autant que Legris, son gardien, ne voyait pas d'inconvénient à causer un brin quand chaque jour il entrait chez lui. Il sut ainsi qu'Imbert avait été emmené au Châtelet et que, le soir même, Philippe le Bel était reparti pour Paris.

Il essaya bien d'en apprendre un peu plus sur le sort qu'on lui réservait, mais Alain de Pareilles accompagnait le Roi et n'était pas revenu le voir. Peut-être d'ailleurs n'en savait-il pas davantage, les desseins de son maître lui restait souvent impénétrables. A plus forte raison l'honnête Legris. Quant au chevalier de Fourqueux, il ne se donna pas la peine d'aller jusqu'à lui et, quand il demanda le chapelain, on lui répondit qu'aucun ordre n'ayant été donné, Il n'y avait aucune raison de le déranger. Pas encore du moins :

- Vous le verrez bien assez tôt si vous devez être exécuté, lui dit Legris en manière de consolation. Soyez tranquille, on ne vous laissera pas mourir sans confession.

Il fallut s'en contenter et s'installer dans une attente qui, bientôt, lui parut insupportable parce que interminable. Il s'était préparé au pire, à un sort sans doute cruel mais rapide, en priant et en s'efforçant non seulement au renoncement serein du peu qu'il laisserait derrière lui, mais conforté par l'espoir de rejoindre au-delà de la mort ses chers parents et son maître Clément de Salernes ; et voilà qu'on le laissait là, abandonné dans une cellule pendant qu'il aurait été si facile d'en finir avec lui !

La pensée lui vint alors que cette attente était destinée à user lentement son courage, rien n'étant pire que l'incertitude pour un homme de sa trempe ; mais dans ce cas, on aurait dû le jeter dans quelque cul-de-basse-fosse, obscur et puant, capable de ronger les caractères les plus vigoureux, au lieu de cette petite geôle bien sèche, propre à tout prendre, et même pourvue d'une étroite ouverture par laquelle, en se haussant sur la pointe des pieds, il pouvait apercevoir le ciel et au loin, le moutonnement des toits de la capitale sous le soleil ou sous la pluie. Etait-ce afin que, lui montrant la beauté de la terre, la lumière de l'été puis celle de l'automne, il en conçût plus de regrets quand viendrait l'heure dernière ? Car sur son sort à venir il ne conservait guère de doute : par une chance incroyable il avait échappé aux bourreaux de Nogaret et, au lieu de s'enfuir, il était entré en rébellion ouverte contre le pouvoir royal. Philippe le Bel n'était pas homme à l'absoudre. Sa seule consolation était de savoir qu'à un jet de pierres de sa prison Aude, sa mère, son aïeule et la bonne Margot vivraient désormais à l'abri des poursuites officielles et de celles sournoises et plus meurtrières du neveu de Bertrade. Celui-là, il espérait bien qu'on l'avait pendu haut et court pour avoir osé convoiter la ravissante enfant dont il avait de plus en plus de difficultés à chasser l'image, mais sans plus en éprouver de frayeur. Là où on l'enverrait prochainement, son âme détachée des sanies du corps pourrait la contempler tout à son aise, veiller sur elle peut-être et, quand l'heure d'Aude viendrait à son tour, aller la prendre par la main pour la conduire devant le trône de Dieu comme sa dame épousée pour l'éternité…