Un peu reposé, le voyageur reprit sa route, avide d'un coin de feu, d'une soupe chaude, d'un lit aussi : tout ce qu'il trouverait au-delà des murailles trempant dans leurs douves alimentées par l'Essonne.
Il descendit vers la grande ogive de pierre flanquée d'échauguettes, ouvrant sur un quartier de la ville. Au-dessus se découpaient les tours d'un château qui n'était plus celui des comtes depuis que Louis VI avait réuni Corbeil à la Couronne en l'attribuant au douaire des reines, mais, ville royale, elle n'en était que mieux gardée. N'était-elle pas, avec Saint-Denis et la foire du Lendit, l'un des principaux centres d'approvisionnement de la capitale ?
Aussi, en arrivant sur le grand pont-levis, Olivier trouva-t-il en travers de son chemin la guisarme d'une sentinelle qui lui demanda où il allait comme ça :
- Travailler pour les chanoines de la Collégiale.
- Laquelle ? Il y en a deux.
- Ah ! J'ignorais. Celle qui est vouée à Notre-Dame, fit le voyageur avec un signe de croix.
- Et tu viens d'où ?
- Paris. Je suis imagier, mais pourquoi ces questions ?
- Chez nous, on aime savoir qui nous arrive. Surtout à l'approche de la nuit.
L'homme ne semblait pas disposé à livrer passage. Sans doute s'ennuyait-il ? Presque aussi grand qu'Olivier et bâti en force, il cherchait peut-être une querelle pour passer le temps. Poliment, cependant, l'arrivant demanda :
- Ayez l'obligeance de m'enseigner où se trouve Notre-Dame.
- Un instant ! Tu es bien pressé !
- En effet, parce que je suis fatigué. Alors dites-moi ce que je veux savoir et laissez-moi passer !
En même temps, il déroulait sous le nez de l’autre le sauf-conduit remis par Alain de Pareilles. Le soldat ne savait certainement pas lire, mais le sceau royal parut l'impressionner. Il recula et remit son arme à la verticale :
- Ah ! Faites excuses ! Ici c'est le quartier Saint-Léonard. Continuez la rue droit devant vous jusqu'au pont. De l'autre côté, vous verrez la tour et le chevet de la collégiale qui atteint presque le bord de l'eau.
- Merci.
Et sans s'attarder davantage, Olivier s'engagea sous la voûte d'où dépassaient les pointes de la herse qu'il entendit d'ailleurs s'abaisser derrière lui. A mesure qu'il avançait l'activité de la rue s'affaiblissait pour s'accroître à l'intérieur des maisons où l'on préparait le repas du soir. Les volets de bois se fermaient en claquant et à l'exception de trois hommes discutant devant une taverne et d'un gamin armé d'un pot allant à la moutarde, il ne rencontra guère de gens. Une fois sur le pont, il eut tout de suite sous les yeux l'église qu'il cherchait et il supposa que les maisons dont les toits se hérissaient autour étaient celles des chanoines. Il vit aussi qu'un échafaudage, vide de ses travailleurs, escaladait le tronçon de clocher carré élevé sur le croisillon de la nef. En quelques longues enjambées, il eut atteint la placette - un peu mesquine pour un si beau sanctuaire ! - formée par le cercle des demeures canoniales. La lumière des cierges transparaissait à travers les vitraux et des voix chantant l'office du soir s'élevaient. Pensant que l'on pourrait le renseigner à la fin de la cérémonie, il ôta son bonnet, prit de l'eau au bénitier et se signa en pliant le genou.
En dehors des chanoines assis dans leurs stalles, l'assistance était réduite : quelques vieilles femmes et une petite poignée d'hommes. Olivier avança lentement dans la courte nef à deux travées doubles dont les arcades en tiers-point reposaient sur des colonnes géminées, admirant en connaisseur la beauté de cet ensemble architectural, celle aussi des chapiteaux où s'épanouissaient une flore et une faune étranges. Il était presque arrivé dans le cercle de lumière délimitant le chœur lorsqu'il reconnut Rémi. A genoux sur les dalles et le visage dans ses mains jointes, le jeune homme priait avec une ferveur que l'arrivant n'osa pas troubler. Il attendit que sa tête se relève pour aller se placer à son côté. Naturellement Rémi le regarda et une véritable joie s'étendit sur sa figure désolée :
- Olivier ? Oh, merci à Dieu qui a bien voulu écouter ma prière en m'envoyant du secours !
- En avez-vous besoin à ce point ?
- Oh oui ! Mais sortons ! Nous parlerons plus à l'aise.
Ils contournèrent l'église jusqu'au chevet près de l'espace prolongeant une étroite grève où se trouvaient les cabanes et le chantier. Rémi entra dans l'une d'elles. Il y avait là une table à tréteaux sur laquelle étaient des rouleaux de plans, deux tabourets et une lampe à huile que Rémi alluma. La lumière éclaira mieux son visage aux traits tirés. L'expression en était si sombre qu'Olivier en oublia sa faim et sa lassitude, mais pour lui laisser le temps d'assimiler son arrivée, il commença par une question anodine :
- Comment se fait-il qu'il n'y ait que deux cabanes ? Où sont les travailleurs ?
- L'abbaye de Saint-Léonard nous en envoie trois chaque jour et il y en a deux en ville. Mais asseyez-vous et dites-moi vite par quel miracle vous êtes ici.
- Une sorte de miracle en effet. Après avoir menacé de me brûler à petit feu, le Roi s'est contenté de me bannir du royaume. Il me renvoie en Provence.
- Et vous ne faites que passer ? fit Rémi visiblement déçu. Je me sentais tellement soulagé il y a un instant…
- Laissez-moi finir ! On ne m'a pas précisé combien de temps m'était imparti et j'ai promis à vos mère et grand mère de vous visiter. Ce qui est, après tout, mon chemin.
- Oh merci ! Elles vont bien ?
- Votre mère et votre sœur, oui, mais…
- Grand-mère Mathilde ?
- Je ne crois pas que vous la reverrez : on lui portait le viatique lorsque je suis parti. Mais son esprit sera resté présent jusqu'au bout. Et Maître Mathieu et vous l'occupiez tout entier.
Rémi fit un signe de croix, s'agenouilla pour une courte prière dont Olivier prit sa part. En se relevant il rectifia :
- Ici, on le connaît sous le nom de Maître Bernard d'Autun. Les chanoines en ont ainsi décidé afin de lui permettre de travailler sans éveiller de curiosité mal venue ou même de risquer une dénonciation.
- C'est la sagesse. Mais, au fait, où est-il à cette heure ?
Rémi ouvrit la porte en planches et montra la petite maison qui surplombait la Seine :
- Là. Nous y habitons tous les deux et il n'en bouge que pour aller travailler. Le reste du temps, il se tient à une fenêtre que vous ne voyez pas et d'où l'on domine le fleuve, mais aussi l'autre rive. Il guette la venue du Roi. Il est vrai qu'il y a une autre route passant par Essonnes, mais notre sire aime se montrer par ici.
- Alors pourquoi guetter durant la nuit ?
- Pourquoi pas ? Il est déjà arrivé que Philippe se rende à Fontainebleau par eau quand il n'est pas pressé et veut prendre un peu de repos. Et s'il est à cheval comme la plupart du temps, les portes de la ville lui livrent passage à n'importe quelle heure. De ce fait, mon père attend !
- Il ne dort jamais ?
- Si, mais très peu. Une heure ou deux où il m'ordonne de veiller à sa place. Il change de plus en plus…
- Pourrai-je le voir ? On m'a dit chez vous qu'il me détestait à présent et qu'il ne voulait pas habiter le Clos des Abeilles !
- Jamais il n'a parlé de vous et, par conséquent, j’ignore où il vous situe dans son esprit maintenant.
- C'est ce qu'il faut essayer de savoir. Avec votre permission Rémi, je me présenterai à lui demain sous le prétexte de lui annoncer la mort de dame Mathilde. Nous verrons bien. Pour l'instant - pardonnez-moi, mon ami ! -, je voudrais que vous m'indiquiez une modeste auberge où je puisse trouver repos et nourriture…
- Oh, je vous supplie de m'excuser ! Je ne fais que parler de moi et des miens comme si vous ne veniez pas d'effectuer une route harassante ! Je vais vous conduire chez l'un de nos maçons, Paulin. Jacqueline, son épouse, tient auberge près du pont « Le Grand Saint-Yon », qui est minuscule mais propre. Elle possède suffisamment de poigne pour obliger ses clients à se bien tenir. Je vous y emmène.
Peu après, la femme du maçon, une solide commère, alerte et bougonne, pourvue de bras vigoureux et même d'une ombre de moustache, installait le voyageur devant un ragoût à la viande de bœuf généreusement parfumé à l'ail et au poireau, accompagné d'un pichet de cidre maison. Rémi avait présenté son ami comme un imagier de Provence qui avait travaillé un temps avec Maître Bernard et qui, ayant accompli une tournée dans le Nord, venait le rejoindre. Ce qui valut à Olivier la compagnie de Paulin. Celui-ci s'attabla devant lui avec un flacon d'eau-de-vie et entreprit de lui raconter sa vie tout en se versant de généreuses rasades. Olivier n'en accepta qu'à peine pour ne pas désobliger. Il se sentait tomber de sommeil et tous deux finirent par dormir avec application, l'un parce qu'il n'en pouvait plus, l'autre parce qu'il avait beaucoup bu… Cela ne parut pas poser problème à l'hôtesse. Elle desservit la table à sa façon en traînant son époux jusqu'à l'arrière-salle et en installant Olivier sur une couverture dans le recoin de l'âtre : il était trop grand et donc trop lourd pour qu'elle le hissât jusqu'à l'étage.
Ce fut là que Rémi le retrouva quand, au jour levé, il vint le chercher :
- J'ai parlé à mon père, cette nuit. Il accepte de vous voir, ce qui est plus que je n'en espérais.
- Le temps de me laver un peu et je vous suis.
Il faisait plus que frisquet ce matin-là. Cependant Olivier alla dans la cour tirer du puits un seau d'eau à l'aide duquel il réussit à faire une toilette suffisante, renonçant seulement à se raser : la froideur de l'eau aurait rendu l'opération pénible. Cela fait, il emprunta une brosse à Jacqueline qui le regardait faire avec admiration - son époux n'avait pas de ces délicatesses et c'est tout juste si elle parvenait à le traîner aux étuves un mois sur deux ! -, il remit de l'ordre dans ses vêtements, avala le bol de soupe qu'elle lui offrait avec une grosse tranche de pain et garda celui-ci pour le manger en route afin de ne pas mettre à trop rude épreuve la patience de « Maître Bernard ».
Ils le trouvèrent sur le chantier, occupé plan et équerre en main à donner des instructions à Cauvin qui salua Olivier d'une joyeuse bienvenue :
- Ça fait plaisir de retrouver la vieille équipe ! Il y a pas mal de bel ouvrage à réparer céans.
L'accueil de Mathieu fut moins enthousiaste. Après avoir répondu d'un mouvement de tête au salut de son ancien imagier, il lui fit signe de le suivre et le conduisit dans la cabane de la veille, mais ne l'invita pas à s'asseoir. Lui-même resta debout, adossé à la table, bras croisés de façon imparfaite, sa main droite soutenant son épaule blessée qui le faisait encore souffrir. Il en serait sans doute ainsi jusqu'à la fin de ses jours, surtout par temps humide et froid, pensa Olivier désagréablement impressionné par la mauvaise mine du maître d'œuvre. Son visage si plein, si majestueux autrefois s'était creusé d'une infinité de ravines comme en laissent en montagne les eaux de ruissellement. Le pli déterminé de la bouche se faisait amer et les yeux, sous le surplomb des sourcils presque blancs, étaient habités par une lueur bizarre, à la fois trouble et égarée que l'on n'y voyait jamais auparavant. Il attaqua sans s'encombrer de préambules :
- Ma mère est morte, m'a dit Rémi ?
- Oui. Saintement, en oubliant ses souffrances pour ne penser qu'à vous, maître. Si je suis ici, c'est parce qu'elle et dame Juliane l'ont demandé. Toutes deux vous implorent - et ce fut la dernière pensée de dame Mathilde ! - de renoncer au projet insensé qui est le vôtre et ne peut leur apporter qu'un surcroît de douleur et de larmes…
- Pourquoi ne parlez-vous pas de ma fille ? N'éprouve-t-elle pas les mêmes craintes ?
- Je ne lui ai point parlé, mais je sais qu'elle vous aime.
- Moins qu'elle ne vous aime vous, je pense, mais là n'est pas la question. Elles veulent que je revienne, n'est-ce pas ?
Olivier se contenta d'un soupir et d'un haussement d'épaules. Mathieu reprit alors, toujours sur le même ton tranchant :
- Jamais je ne reviens sur ce que je décide. Elles le savent fort bien !
- Et ce que vous décidez, c'est d'abattre Philippe sans vous soucier un seul instant des conséquences tragiques d'un tel geste sur vous sans doute - cela, je suppose, vous est égal ! -, mais aussi sur elles, ces pauvres femmes qui n'ont rien à faire d'un sacrifice offert aux mânes d'un mort parce qu'elles veulent simplement vivre. Et en paix si possible !
- Justement, ce n'est pas possible ! Philippe doit mourir parce que Maître Jacques l'exige.
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