- Le quoi ?

Avec un bel ensemble, Olivier et Rémi avaient lâché la même question. Ce qui fit sursauter le clergeon tant ils y mirent de force. Il les regarda avec une vague inquiétude :

- Ben oui… le train du Roi ! Pas bien grand, mais tout de même ! Une cavalcade richement vêtue avec la bannière à fleurs de lys et au milieu notre sire ! Si noble, si grand ! Il est facile à reconnaître.

- Vous l'aviez vu auparavant ? demanda Olivier.

- Non mais… en tel arroi ! Et puis les gens qui lui criaient encore « Noël » quand il était déjà passé. Alors, les pierres ?

- On les enverra quérir ! Merci d'avoir porté le message, dit Rémi.

- Oh, de rien ! répondit l'apprenti prêtre avec un sourire radieux. Est-ce que je peux regarder un moment vos gens travailler ? Ils ont l'air de faire si bel ouvrage !

- Restez autant qu'il vous plaira !

Lorsqu'il eut disparu à l'angle de la collégiale, Olivier et Rémi gardèrent un instant le silence, mais rien qu'un instant avant que Rémi soupire :

- Inutile de chercher plus loin, mon père est à Fontainebleau !

- C'est à n'y pas croire ! s'emporta Olivier. Comment Philippe pouvait-il emprunter cette route alors que l'on savait qu'il était en pays d'Oise ?

- Il est le Roi, exhala Rémi en haussant les épaules. Pourquoi donc n'aurait-il pas changé d'avis et décidé sans prévenir d'aller à son cher château ? Pour les jambes solides de ses destriers, les chemins ne sont pas longs. Peut-être que quelque chose lui aura déplu ? Allez savoir !

- Quoi qu'il en soit, c'est une vraie catastrophe. Maintenant, ce qu'il nous reste à faire, c'est de courir à Fontainebleau en espérant qu'il ne sera pas trop tard !

- Trop tard, non ! S'il avait déjà frappé cela se saurait : ce genre de nouvelle court sur les ailes du vent et le glas tomberait de tous les clochers.

- Il peut sonner à chaque minute ! Je pars sur-le-champ !

- Laissez-moi le temps d'avertir Cauvin et je vais avec vous ! Nous ne serons pas trop de deux pour le retrouver !

Tandis qu'il allait à l'échafaudage, Olivier retourna vers la maison. C'est alors que le mystère un instant éclairci s’obscurcit de nouveau quand il se retrouva en face de Pierre de Montou plus poussiéreux que jamais :

- Enfin je vous trouve ! grogna celui-ci. Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait courir ! Pourquoi ne m'avez-vous pas attendu chez moi ?

- J'ignorais si vos affaires ne vous retiendraient plus longtemps que prévu et il fallait que je revienne ici afin de rassurer Rémi et ceux que tourmentent les desseins de Mathieu… Malheureusement vous vous êtes trompé…

- En quoi ?

- En ce que le Roi est allé, malgré vos assertions, à Fontainebleau.

- C'est impossible ! Le Roi est au palais de la Cité où il a été ramené depuis Pont-Sainte-Maxence sur une barge. J'ai assisté à son transport sur un brancard jusqu'en son logis !

- Vous vous êtes leurré ! Le jeune clerc qui est là-bas en train de regarder travailler nos maçons l'a vu, il y a deux jours, traverser Essonnes à cheval avec sa maison.

- Il l'a reconnu à quoi ? Il l'avait déjà vu ?

- Je n'en sais rien, mais tout y était : la grande mine, le bel arroi, les bannières fleurdelisées…

- Il n'y a pas que Philippe qui ait droit aux fleurs de lys et votre futur curé m'a l'air d'un joli bécasson ! Je vous dis, moi, que si l'on a rapporté le Roi à Paris par la voie des eaux, c'est parce qu'il est malade.

- Malade, lui ? Allons donc ! Il est fait d'acier !

- Mais l'acier peut receler une paille. Vous pensez bien que j'ai essayé d'en savoir un peu plus et j'ai appris ceci : en chassant dans la forêt, il s'est écarté avec ses chiens comme il aime à le faire et, tout à coup, les veneurs ont entendu un hurlement et sont accourus. Ils ont trouvé le Roi à terre auprès de son cheval. Il faisait froid ce matin-là, la gelée blanche couvrait le sol et les arbres dépouillés. Or, quand ils ont découvert Philippe, les chasseurs ont vu s'éloigner un grand cerf entre les bois duquel une branchette en forme de croix s'était prise et un faible rayon de soleil faisait briller cette croix. Ils ont été tellement effrayés qu'aucun d'eux n'a seulement songé à poursuivre l'animal. Et puis ils avaient mieux à faire. On a ramené le malade au château où, dans la nuit, il a repris conscience, mais il était si faible qu'on l'a porté sur une barge qui a descendu l'Oise, puis remonté la Seine jusqu'à la Cité… Que pensez-vous de mon histoire, messire de Courtenay ? Etrange, n'est-ce pas ?

Olivier qui avait pâli ne répondit pas tout de suite. Il semblait peiner à reprendre son souffle. Enfin, il se signa avec une sorte d'effroi :

- Que l'assignation du Grand Maître achève de s'accomplir, que le Roi va mourir… et que Dieu n'avait pas besoin de Maître Mathieu pour accomplir Sa volonté. Seulement ce fou est parti pour Fontainebleau maintenant pour courir après… je ne sais plus qui !

- C'est, je pense, Monseigneur d'Evreux. Je sais qu'il possède un domaine non loin du château. Si Mathieu de Montreuil s'est lancé à sa poursuite s'imaginant traquer le Roi, il s'apercevra vite de son erreur et reviendra ici.

- Vous croyez ?

- Il connaît trop bien sa cible comme d'ailleurs Louis d'Evreux et Charles de Valois pour s'y tromper.

- Il n'est plus lui-même à cause de cette idée de meurtre qui le dévore. Qu'il commette une erreur, confonde l'un avec l'autre n'a rien d'impossible !

- Peut-être, mais, si j'ai raison, c'est aux alentours du château de Fontainebleau qu'il est allé rôder. Or, comme il n'y aura personne que les gardiens, il comprendra rapidement qu'il s'est trompé.

Montou était sans doute dans le vrai. Pourtant, Olivier n'était pas rassuré. Mathieu était devenu trop imprévisible pour sa paix intérieure. Au même instant, Rémi le rejoignit. Il lui fit part de ce qu'il venait d'apprendre, ce dont le jeune homme se montra bouleversé, mais ce fut l'avis d'Olivier qu'il partagea :

- Si l'esprit de mon père est toujours admirable quand il s'agit d'exercer son métier, il perd tout jugement dès qu'il s'agit du Roi. Il faut le chercher ! Dieu seul sait ce qu'il est capable de faire laissé à lui-même !

- J'en suis d'accord. Nous y allons !

- Si vous voulez bien m'offrir de quoi me restaurer convenablement, ce sera pour moi un plaisir de vous accompagner, émit Montou avec une grimace engageante. En fait… j'ai quitté Paris sans esprit de retour.

Olivier s'aperçut alors que, sous son manteau, l'ancien Templier portait au dos l'arc dont il se servait avec tant de redoutable habileté.

- Que vous est-il donc arrivé ?

- L'envie de voir du pays. Il n'est jamais bon de s'encroûter.

Au sourire faunesque dont il assaisonna son propos, Courtenay comprit qu'il n'en dirait pas davantage et qu'il devait y avoir une sérieuse raison à cette soudaine envie de campagne. Et, comme Rémi considérait le nouveau venu d'un œil dubitatif, il se hâta de dire :

- Depuis la Tour de Nesle, je sais quel bon compagnon d'armes vous faites ! Moi je vous enrôle… et avec joie !

Tandis qu'il emmenait Montou à l'auberge, Rémi s'en alla chez les chanoines pour en obtenir le prêt de montures afin de perdre le moins de temps possible en rejoignant leur but distant d'environ huit lieues. Et, pour ce faire, ne recula pas devant un énorme mensonge : son père, leur confia-t-il, souffrait depuis des semaines de terribles maux de tête. Afin d'en obtenir guérison, il était parti pour Melun prier saint Aspais, spécialiste en la matière, de le soulager de ses souffrances. Or il tardait et Rémi, soucieux, souhaitait se mettre à sa recherche avec deux compagnons ce qui, à pied, pouvait demander du temps. Justement inquiet d'un homme dont le talent lui était si précieux, le chapitre octroya trois mules solides qui eurent le don de déchaîner l'hilarité de Montou :

- On va nous prendre pour des évêques là-dessus ! s'écria-t-il en enfourchant l'une d'elles.

Ce qui n'alla pas sans quelques difficultés, l'animal étant sans doute imperméable à la plaisanterie.

Devant les exercices équestres auxquels il se livrait, Olivier émit l'idée qu'il aurait peut-être mieux valu emprunter des chevaux au halage, mais Rémi lui répondit que ces lourdes bêtes avaient l'habitude d'aller au pas et qu'il devait être à peu près impossible de leur faire prendre le galop. Il se résigna donc avec un soupir de regret : il aurait donné le peu qui lui restait pour sentir à nouveau entre ses jambes le corps puissant et nerveux d'un destrier.

Si le galop n'était pas non plus le train favori des mules, on en obtint tout de même un trot allègre qui mena les trois hommes à destination en un peu plus de deux heures.

Niché dans une clairière de la grande forêt de Bière, Fontainebleau était un hameau massé autour de sa chapelle Saint-Saturnin dépendant de ce qui était, moins d'un siècle auparavant, un simple rendez-vous de chasse agrandi par Saint Louis aux dimensions d'un château de moyenne importance.

Proche du village d'Avon et de son église Saint-Pierre devenue paroisse, la maison natale de Philippe le Bel offrait, du haut de ses tours, une vue magnifique sur les courbes de la Seine environnées aux beaux jours par une verdure dense animée par le chant des oiseaux et les bruits fugitifs d'une faune nombreuse. Les feuilles étaient à terre à présent et les arbres dénudés, mais l'endroit dégageait une sérénité profonde à laquelle furent sensibles les trois voyageurs.

Ils trouvèrent à se loger dans une auberge proche de la Seine. Une femme en était la tenancière : une forte commère aux cheveux filasse dont la haute taille et les bras musculeux imposaient le respect, tout autant que l'œil de granit et la mâchoire carrée aux solides dents blanches. Propre avec cela - sa maison était modeste mais aussi bien tenue que le permettaient des moyens limités - et volontiers bavarde, elle savait juger les gens sans trop se tromper. Les trois compagnons n'eurent aucune peine à apprendre d'elle - elle se nommait Nicole ! - que Mathieu était effectivement descendu là, mais qu'il était dehors la plupart du temps :

- C'est un vieil homme bien poli et bien convenable, leur confia-t-elle, mais je ne pense pas qu'il ait toute sa tête. Il est arrivé ici persuadé que notre sire le Roi était au château. On a beau lui assurer qu'il n'y est pas et qu'on ne sait même pas s'il va venir comme d'habitude parce que la saison est avancée, il ne veut pas le croire. Il affirme même qu'il ne va pas tarder, alors il rôde autour du château comme un loup malade et les gardiens commencent à le regarder de travers…

- Pourquoi ? demanda Olivier. Il ne fait aucun mal, je pense.

- Non, mais il pose tout le temps la même question et là-haut on commence à en avoir assez. Si vous êtes de sa famille, vous feriez bien de l'emmener ! Ça ne me dit rien qui vaille !

- On est justement venu le chercher, dit Rémi. Où est-il en ce moment ?

Nicole eut, de la tête, un geste vers le dehors :

- Où voulez-vous qu'il soit ?

Ils n'eurent, en effet, pas loin à aller et trouvèrent Mathieu assis sur un tertre en vue du pont-levis. Il tenait entre ses jambes un lourd bâton qu'il avait dû se tailler pour marcher plus commodément. Il n'entendit pas arriver les trois hommes et Rémi, seul, s'approcha de lui :

- Mon père, dit-il, vous ne devez pas rester là !

Mathieu tourna la tête et le jeune homme eut le cœur serré en face de ce visage changé en si peu de temps ! Le masque déjà léonin était devenu farouche, perdant en majesté ce qu'il gagnait en inquiétant. Et Rémi n'aima pas davantage la lueur étrange qu'il voyait dans ses yeux. Néanmoins, Mathieu l'avait reconnu :

- Et pourtant je resterai. J'attends le démon qu'on appelle Philippe !

- Il ne viendra pas, mon père. Il est au palais de la Cité.

- Qui te l'a dit ?

- Quelqu'un qui l'a vu.

- Celui-là s'est trompé. Un prêtre l'a reconnu près d'ici… et je ne sais pourquoi il tarde tant !

- C'est le prêtre qui s'est trompé. Ce n'était pas lui, mais son frère Monseigneur d'Evreux qui lui ressemble. Je vous l'assure, mon père, le Roi est à Paris et ne chassera pas dans ces bois cet automne ! Il est… malade !

Intentionnellement, Rémi avait détaché le mot en appuyant dessus afin qu'il pénètre un esprit qu'il sentait fuyant. Et réussit.

- Malade ? En quoi ?

- Je ne sais, mais ce qui est certain c'est qu'il chassait à Pont-Sainte-Maxence, sur l'Oise, qu'il est tombé et qu'on l'a couché sur une barge pour le ramener au palais. Vous voyez, mon père, Dieu s'est chargé de lui comme il s'était chargé du Pape et de Nogaret !