- Ah ! Tu crois ?
- Oui, j'y crois de toute mon âme. Le Roi va mourir et le cauchemar s'achève. Vous allez pouvoir reprendre les grandes œuvres qui seront meilleures prières auprès de Dieu qu'un meurtre ! Venez, la nuit tombe ! Il fait froid et il faut vous réchauffer. Demain, nous rentrerons.
La parole de Rémi était si persuasive que Mathieu se leva, prit le bras de son fils, et s'appuyant de l'autre côté sur son bâton, rejoignit avec lui le sentier menant à l'auberge vers laquelle, voyant que les choses se passaient bien, Olivier et Montou s'étaient repliés.
En les apercevant, Mathieu eut un mouvement de recul :
- Pourquoi n'es-tu pas venu seul ?
- Parce que nous ne savions pas où vous étiez de façon exacte et qu'à trois on couvre plus de pays que seul. En outre, les bons chanoines, qui sont en peine de vous, nous ont prêté des mules pour vous ramener plus vite.
- C'est bien gentil à eux…
- Non. C'est naturel : ils tiennent fort à vous… comme nous tous !
Mathieu parut apaisé. Il se montra raisonnablement courtois envers les compagnons de son fils, ne parla pas beaucoup durant le souper et à peine le repas terminé, se laissa mener au lit sans protester : il semblait très las tout à coup et s'endormit sitôt couché. Rémi vint le dire aux deux autres qui avaient choisi de s'attarder devant l’âtre flambant avec un pot de vin aux herbes. Il semblait tout à coup très heureux et souhaita la bonne nuit à ses amis en ajoutant qu'il préférait veiller son père jusqu'à l'instant du départ.
Restés seuls, les deux hommes gardèrent un moment le silence, savourant cet instant de paix. On n'entendait rien sinon la voix grondeuse de Nicole en train de passer un savon à son gamin dans la resserre, mais même ce bruit-là participait à la sérénité ambiante : ce n'était qu'un reflet d'une vie quotidienne normale. Ce qu'aucun de ces anciens Templiers ne connaissait plus depuis longtemps.
Montou, enfin, demanda :
- Quand nous les aurons ramenés, allez-vous reprendre votre chemin ?
- Sans plus tarder. Ils n'ont plus besoin de moi et j'ai hâte à présent de revoir Valcroze ! Son ciel pur et ses garrigues au soleil.
- Puis-je vous accompagner ? Si je rentre à Paris, c'est la corde qui m'attend. Ou pire… et je n'ai plus ni feu ni lieu.
- Qu'avez-vous donc fait ?
- Avec quelques bons camarades, nous sommes allés visiter le mauvais évêque Jean de Marigny afin de le soulager d'une partie au moins de ce qu'il a volé au Temple… et ailleurs. Mais moi je voulais mieux : je voulais le tuer pour lui faire expier ses interrogatoires, ses tortures… malheureusement nos mesures étaient mal prises, nous avons eu juste le temps de prendre la poudre d'escampette ! Le blaireau se garde bien et son palais est truffé de pièges… L'un de nous a été pris. Il parlera et alors…
- ... et alors Notre-Dame de Paris vient de perdre à jamais sa voix ?
- De toute façon elle l'aurait perdue. Je commence à sentir la fatigue des ans et je traîne après moi une lourde peine. Vous me direz qu'un bon couvent vous paraît tout indiqué mais la vie de moine, de vrai moine ne m'a jamais plut ! Trop de patenôtres et pas assez d'action ! Je crois que je préfère crever de faim et de misère seul au pied d'un arbre.
- Il y a aussi des arbres en Provence, murmura Olivier au bout d'un moment. Et il y fait chaud… Il se peut que je n'aie plus à vous offrir qu'une cabane de berger ou une grotte de montagne, mais on y est plus près de Dieu et je ne vois aucune raison de vous refuser un morceau de ce qu'il a créé avec tant d'amour…
Dans l'œil brun de Montou quelque chose brilla. C'était peut-être une larme mais il dit seulement :
- Merci !
La première neige était tombée dans la nuit, trop légère pour percer l'épais enchevêtrement de la forêt quand, au jour levé, on reprit le chemin de Corbeil. Sur les prés et les champs elle avait déposé un voile blanc et léger. Rémi céda sa mule à son père et, étant avec lui le moins lourd, Montou le prit en croupe. Ce qui contraignit à ralentir l'allure, mais la hâte n'était plus de mise à présent que tout rentrait dans l'ordre.
On atteignait les abords d'Essonnes quand le drame éclata…
L'étroite route apparut soudain encombrée au point qu'il était impossible de passer et pas davantage sur les talus où se pressaient les paysans, mais les quatre voyageurs n'y songèrent même pas, pétrifiés qu'ils étaient par la cavalerie, arrêtée d'ailleurs, obstruant tout le passage et sur laquelle flottaient pennons et bannières aux armes de France : des chevaux, des serviteurs, des archers, de hauts seigneurs entourant un homme qu'Olivier et Montou reconnurent avec épouvante avant même d'entendre son nom clamé par des centaines de bouches :
- Le Roi… Le Roi !
C'était lui et pourtant ce n'était plus lui. Sous le chaperon de velours couleur d'azur, la peau blême épousait les os de la face sous les orbites creuses, violacées autour des yeux au bleu délavé. Ils étaient fixes et Philippe n'avait pas l'air de voir. Il se tenait en selle, raide comme sa propre statue mais une statue qui vacillait et que s'efforçaient de soutenir Hugues de Bouville et Alain de Pareilles. Cependant Olivier n'eut pas le temps de se dire qu'il rêvait, que c'était impossible. Déjà Mathieu qui allait en tête se retournait vers ses compagnons, l'écume à la bouche, la folie dans le regard :
- Vous m'avez menti ! Il vit… Il vit !
Cravachant sa bête d'une main et dégainant de l'autre le long couteau qu'il portait à sa ceinture il fonça sur sa cible en hurlant :
- Maître Jacques à la rescousse !
L'attaque fut si soudaine que l'on s'écarta devant lui et un instant il put croire qu'il allait pouvoir frapper, mais une hache d'armes maniée par un gentilhomme d'escorte s'abattit sur sa tête et Mathieu s'écroula, le visage inondé de sang, entre les sabots du coursier royal et ceux de sa monture. Il ne vit pas ceux qui soutenaient Philippe le faire doucement glisser de sa selle pour le porter à une litière que des pages faisaient approcher… Autour de lui un cercle s'élargit. On regardait ce corps sanglant, inerte et misérable, sur lequel le capitaine des gardes vint se pencher après que le Roi eut été déposé sur les coussins.
De leur côté, les compagnons de Mathieu avaient mis pied à terre. Rémi, bien sûr, voulut se précipiter vers son père, mais Olivier le retint d'une poigne de fer :
- Que veux-tu faire ? Te livrer ? On ne peut plus rien pour lui…
- Il a besoin d'aide…
- Il est mort ! Aucun crâne ne résiste à un coup pareil !
- Mais c'est mon père !
- Oui, mais c'est à ta mère, à ta sœur que tu te dois maintenant. Il faut vivre pour elles…
Ils entendirent Alain de Pareilles donner un ordre après avoir retourné le corps de Mathieu du bout de sa botte :
- Qu'on le pende ! Pour l'exemple !
Olivier, alors, ne put supporter le sanglot qui déchira la gorge de Rémi. Fendant la foule qui se refermait, il s'approcha de Pareilles :
- Par grâce, sire capitaine, épargnez cette honte à la famille de ce malheureux fou !
- Vous ? Que faites-vous ici ? N'aviez-vous pas juré…
- Si, et je suis sur ma route, mais avant de m'éloigner je voulais tenter de m'opposer à un geste… comme celui-là et j'avais presque réussi.
- Et ce presque tient à quoi ?
- A ce que nous croyions le Roi en train de mourir à Paris… Et puis il l'a vu… et à cheval !
- Un instant !
Le cortège se remettait en marche autour de la litière et du beau destrier sans cavalier qu'un écuyer menait en bride. Alain de Pareilles dit quelques mots à l'oreille d'un officier et resta en arrière avec deux gardes dont l'un tenait déjà une corde.
- Il ? fit-il sans atténuer la rudesse de sa voix. Qui est-ce ?
- Je crois que vous le savez ?
- Du moment que c'est vous qui priez, oui. Mathieu de Montreuil ? Et vous voulez qu'on respecte sa dépouille alors qu'il voulait tuer le Roi ?
- Je vous ai dit qu'il avait renoncé parce qu'il le pensait agonisant…
- Pas encore, mais cela ne saurait tarder. Depuis qu'on l'a rapporté, le Roi n'a eu de cesse de retourner dans son château natal pour y rendre son âme à Dieu là où il l'a reçue. Par un de ces efforts de volonté qui n'appartiennent qu'à lui, il a ordonné qu'on le hisse en selle, mais ses forces, vous l'avez vu, viennent de l'abandonner… Quelle pitié !
Sans grande surprise, Olivier vit sur le cuir tanné du gentilhomme une larme vite écrasée sous son poing. L'un des deux soldats se rapprocha :
- Sire capitaine, qu'ordonnez-vous ? dit-il en désignant le nœud de chanvre.
- Non. Là où il en est notre sire Philippe ferait grâce je crois à la dépouille de ce dément qui fut grand ! Nous partons ! Pour la dernière fois j'espère, adieu, chevalier !
Il reprit sa monture qui l'avait attendu sagement et donna ordre de se disperser à ceux qui étaient encore là, attendant la fin du spectacle ; puis, suivi de ses gens, il s'éloigna au petit trot pour rejoindre la colonne déjà funèbre qui emportait le Roi.
Les trois hommes restèrent seuls sur le chemin avec le cadavre que Rémi, à présent, tenait embrassé. Pierre de Montou ramena la mule qui avait porté Mathieu. Son fils et Olivier l'enveloppèrent dans son manteau sans se soucier du sang qui coulait toujours, puis on le posa sur le dos de la bête auprès de laquelle Rémi et Olivier marchèrent afin de l'empêcher de tomber… Le ciel d'un vilain gris jaune promettait une nouvelle chute de neige. Elle vint, silencieuse, tandis que l'on retournait au chantier. Comme d'un linceul de pur lin blanc, le corps en était recouvert lorsque l'on arriva…
Le soir même, Mathieu de Montreuil fut enterré dans le petit cimetière de la collégiale Notre-Dame en présence de tout le chapitre auquel Rémi n'avait rien caché des circonstances de sa mort, mais le Doyen avait décidé que la cause réelle demeurerait secrète. Il valait mieux pour les villageois de Corbeil que le bâtisseur eût été victime d'un accident. Bien que simple, la cérémonie n'en fut que plus belle.
Les plans du clocher étant achevés, les chanoines résolurent d'accorder leur confiance à Cauvin, Rémi continuant sa tâche d'imagier. Quant à Olivier et à Montou, ils se trouvaient désormais libres de partir. Ce qu'ils firent le lendemain du jour où les cloches du royaume sonnant le glas et se relayant de clocher en clocher apprirent au peuple de France que Philippe le Bel était entré dans l'éternité et que le Roi, c'était maintenant l'imprévisible Louis X.
En quittant Rémi, Olivier et Pierre de Montou lui conseillèrent d'aller chercher sa mère et sa sœur afin qu'elles vivent auprès de lui.
- Plus aucun des anciens serviteurs du Roi ne sera en sécurité, dit le dernier. Marigny le tout premier sera en danger. Le Hutin le hait et plus encore Charles de Valois, qui va être tout-puissant…
- C'est possible, mais pourquoi des femmes sans importance auraient-elles à en pâtir ?
- N'oubliez pas Gontran Imbert ! Si les lois et décrets du règne précédent sont abolis, il se hâtera de se souvenir de sa condamnation et se fera une joie d'aller aux genoux de Louis lui demander de la détruire.
- Alors les dames de Passiacum seront à sa merci, poursuivit Olivier. Il ne faut pas les y laisser…
- Demain nous irons les quérir, affirma Cauvin avec une autorité inattendue. Puisque je remplace Maître Mathieu, il me paraît normal de prendre soin de sa famille, continua-t-il avec à l'adresse de Courtenay un regard où entrait du défi.
La riposte vint d'elle-même :
- Elles ont Rémi. Dorénavant, c'est lui le chef de famille !
- Je ne vois pas pourquoi il refuserait mon aide. N'ai-je pas tout partagé des bonnes et des mauvaises heures jusqu'à ce jour ? Et puisqu'il vous est interdit de revenir sur vos pas… Messire, renchérit-il avec un respect légèrement railleur qui rétablissait une distance, mais aussi une exclusion, cessez donc de vous soucier de nous !
Olivier lui tourna le dos et prit Rémi aux épaules pour l'accoler :
- Jamais je ne cesserai de me soucier de vous et des vôtres, fit-il avec une émotion profonde, et cela où que je sois. Ne l'oublie pas, si d'aventure tu en avais besoin, que le chemin n'est pas si long qui mène à mon pays…
CHAPITRE XIV
LA TOUR FOUDROYÉE
Les deux compagnons mirent plus de quatre mois à atteindre les États du Pape. L'hiver, précoce cette année-là, fut sur eux presque aussitôt après leur départ avec ses vents mordants, ses neiges où se perdait la trace du chemin, ses forêts obscures où s'attardaient les nuits interminables avec leurs bandes de loups contre lesquels à plusieurs reprises il leur fallut combattre, les brigands aussi bien que, le voyageur étant rare à la mauvaise saison, ils se tinssent volontiers au chaud dans leurs tanières.
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