- N'importe, il m'a demandé sa main. J'ai répondu qu'il ne m'appartenait pas de disposer de ma sœur sans son aveu. Et Aude bien sûr a refusé. Seulement Cauvin n'a pas accepté ce refus. Dans les jours qui suivirent il ne cessa de la harceler au point qu'Aude m'a menacé de se réfugier dans un couvent si je n'obtenais de lui qu'il la laisse tranquille… Cauvin, alors, m'a ri au nez, disant que j'étais le chef de famille, qu'elle me devait obéissance et que son long dévouement, à lui, méritait largement cette récompense. Oh, j'ai essayé de le raisonner et surtout de le faire patienter. J'espérais… Dieu sait quoi ?... qu'il se lasserait !...

- Se lasser ? gronda Olivier. De quoi ? D'attendre ?

- C'est exactement ce qu'il ne voulait plus ! A voir Aude chaque jour, il en devenait fou. Il la voulait à tout prix.

- Alors ? reprit Montou qui ne parlait guère et se contentait de boire.

- Alors, un soir, nous nous sommes enfuis. J'avais vu dans la journée le Doyen du Chapitre et cet homme de bien m'a aidé, une fois de plus. Il m'a procuré la barque d'un pêcheur avec qui nous avons remonté la Seine jusqu'à Melun où celui-ci nous y a laissés pour rentrer chez lui. C'était après Noël et le temps est resté relativement doux quelques jours. Je me suis procuré une mule solide pour ma sœur et nos hardes et, par petites étapes, en voyageant toujours entre aube et crépuscule, parfois avec des groupes de marchands, nous sommes arrivés à une ville, située sur la rivière de Saône, nommée Chalon, où nous avons pu embarquer dans une barge qui descendait à Lyon. De là nous avons pris le Rhône que nous avons quitté à Orange. Nous y avons fait l'acquisition d'une autre mule - à Chalon nous avions vendu sans difficulté la première ! - et nous sommes partis à la recherche de votre domaine.

- Vous avez réussi à ne pas vous égarer ?

- Oh, il nous est arrivé de nous tromper mais si souvent vous m'aviez parlé de votre pays, si souvent vous m'aviez décrit la route, les cités… les commanderies templières qu'il n'a pas été trop difficile de parvenir jusqu'ici.

- Je crois, moi, que Dieu vous a protégés, émit le baron Renaud. Ce long chemin sans accidents, sans être en butte à des malfaisants alors que vous n'étiez guère armé… et que votre sœur est si belle, cela tient presque du prodige.

- Aussi avons-nous remercié comme nous pouvions. Quant à Aude elle n'a - vous le savez, sire baron - jamais quitté son voile…

- Tout est donc pour le mieux, conclut Olivier. Nous aussi aurons à remercier, Montou et moi ! Nous avons fait vœu d'aller à Notre-Dame-de-Moustiers si elle nous permettait d'arriver jusqu'ici… Mais, père, qu'est-il advenu à la tour de la Librairie ?

Il l'avait un peu oubliée dans la joie des retrouvailles. A cet instant pourtant, l'image lui revenait. Il s'attendait à une réponse simple et elle le fut. Aussi ne comprit-il pas pourquoi à sa question le visage de Renaud se ferma :

- La foudre l'a frappée ! dit-il.

- La foudre ? Et le reste du château est resté intact ? C'est à peine croyable !

- Nous en parlerons plus tard… et plus à loisir ! Tu dois être las ! Et messire Pierre pareillement…

Celui-ci se mit à rire :

- Il y a bien longtemps que l'on ne m'a appelé ainsi ! Cela réveille les souvenirs…

En aidant son père à gravir les marches menant à l'étage, Olivier pensa que pour la première fois depuis plus longtemps encore, il allait dormir sous le même toit que des femmes, mais il n'en sentit pas le trouble. Le Temple, ses rites sévères, ses exigences allègrement supportées quand la vie des armes équilibrait la balance, s'éloignait peu à peu dans les brumes du temps. Or non seulement il n'en souffrait plus, mais lui venait un étrange sentiment de liberté joint à quelque chose qui ressemblait à l'espérance. Devait-il voir dans la présence des enfants de Mathieu un signe de Dieu… ou une nouvelle forme de tentation plus cruelle que les autres ? Et ce soir-là, avant de s'endormir, il pria longuement afin d'obtenir la lumière. Du coup il dormit mal et, le matin venu, il se rendit à la chapelle pour la messe basse de l'aube que le père Anselme disait toujours pour lui-même et pour ceux du château, maîtres ou serviteurs, qui en éprouvaient le besoin. Avant de faire profession, Olivier y était allé souvent et, souvent aussi il y avait vu sa mère. Cette fois, en entrant dans le sanctuaire éclairé par deux gros cierges de cire jaune, leur reflet posé sur une tête blonde à demi cachée sous un voile blanc attira son regard… et il se retira. S'agenouiller auprès d'elle dans l'intimité de l'étroite nef serait un instant de pur bonheur auquel il ne se reconnaissait pas le droit.

Il traversa la cour où s'activaient déjà les palefreniers et les lavandières prêtes à descendre à la rivière. Tous le saluaient avec une gaieté qui lui fit chaud au cœur. Il leur répondait avec une courtoisie simple, heureux de se sentir à nouveau intégré dans cet univers. Tonin, le vieux maître de l'écurie, l'arrêta même au passage.

- C'est bonne chose, sire Olivier, de vous voir ici et tous nous en réjouissons. A moins que… ne vouliez repartir encore ? ajouta-t-il avec une vague inquiétude.

- Non, Tonin ! Je suis là pour rester, assister mon père et veiller à vous tous !

De contentement, l'homme jeta son bonnet en l'air, le rattrapa et en bâchant sa tête s'écria :

- Avec votre permission, je vais le dire aux autres ! Ça va leur faire une sacrée joie !

Et il rentra à l'écurie avant d'aller répandre la nouvelle.

Olivier cependant s'approchait de la tour foudroyée dont les moellons s'amoncelaient, sinistres, découvrant en partie la paroi de rocher qui l'étayait naguère encore. Le drame en effet ne devait pas être très ancien. Un pan de mur était encore debout et, plus étrange encore, la cheminée d'où partait le passage secret s'inscrivait toujours à la hauteur de l'étage, privée de son foyer mais pas de son manteau armorié dont le capuchon et le chambranle donnaient sur le vide.

Olivier se détourna, cherchant quelqu'un à qui demander depuis quand c'était dans cet état, et vit son père. Appuyé à une forte canne, Renaud rejoignait son fils. Il ne marchait pas plus mal que lors de leur dernier revoir et Olivier en le regardant approcher ne put s'empêcher de l'admirer. Quel âge avait-il donc ?... Quatre-vingt-huit ? Un peu plus mais pas beaucoup. Le dos à peine voûté, le port de tête assuré, Renaud portait les signes du temps passé et de ses chagrins sur son visage où les rides étaient profondes, dans la blancheur des cheveux aussi qui se clairsemaient. Certes pas dans la noire prunelle encore vive de ses yeux…

- J'étais certain de te trouver là ! Tu as pu dormir, au moins ?

- Mais pas à cause de cela. C'est arrivé quand ?

- Il y a un an environ.

- Et vous n'avez pas fait déblayer afin de reconstruire ? Cela ne vous ressemble pas !

- Tu crois ?

- Ou alors je ne vous connais plus aussi bien qu'autrefois. Valcroze est amoindri par cette blessure. Il ressemble à un guerrier qui a perdu un bras.

- A personne jamais il n'en a repoussé un ! Mais, ajouta Renaud en voyant se froncer les sourcils de son fils, tu pourrais toi-même opérer ce miracle si tu le juges bon…

Sa voix s'assourdissait, un peu étrange, pleine d'incertitude qu'Olivier, analysant mal, prit pour du désintérêt :

- Père, fit-il plus bas, n'est-il pas dangereux de laisser, sans plus de protection, exposée à la vue de tous, la porte menant à si grand secret ?

- Qui pourrait l'ouvrir à cette hauteur ?

- Un autre orage, un tremblement de terre peut-être ? Si ce qui reste s'effondrait, le passage serait visible. Père, il faut rebâtir la tour !

Le vieux baron dont le regard s'attachait aux vestiges de l'âtre ancien, le tourna soudain vers Olivier et lâcha :

- Même s'il faut d'abord ouvrir un tombeau ?

- Un tombeau ? Il y avait quelqu'un dans la tour quand la foudre a frappé ?

- Il y avait Roncelin de Fos !

Sous l'impact d'un nom qu'il croyait bien ne plus jamais entendre, Olivier se rejeta en arrière comme s'il avait reçu un coup de poing, et sa gorge séchée n'émit aucun son. Ce que voyant, Renaud le prit par le bras :

- Viens ! dit-il. Montons au rempart afin d'être plus tranquilles. Là je te dirai…

Lentement, ils escaladèrent les hautes marches, firent quelques pas sur le chemin de ronde et s'arrêtèrent à un créneau d'où la vue s'étendait, sublime avec ses à-pics, ses plissements vert sombre, ses hameaux perchés, ses tours semblables à des nids d'aigle, ses croupes dorées, la vertigineuse faille où s'engouffrait le Verdon et au loin à l'horizon la ligne bleutée de la Méditerranée sous le soleil levant.

- Un soir, il y a un an, commença Renaud, une poignée de Frères Prêcheurs en route pour Rome et qui s'étaient perdus dans la montagne, ont demandé l'hospitalité. Ils avaient avec eux leur prieur, un vieil homme cassé par l'âge et la maladie qui voyageait sur une mule alors qu'ils allaient à pied. Naturellement je les ai accueillis et me suis même avancé vers le malade pour le saluer. Imagine ce que j'ai pu éprouver en voyant devant moi le visage grimaçant de Roncelin !

- Qu'il eût été encore vivant tient du prodige. Quel âge pouvait-il avoir ?

- Je n'en sais rien. Quatre-vingt-quinze peut-être ! Un corps décharné, un visage ravagé, mais le tout animé par les forces du mal. Ses compagnons n'étaient pas plus moines que lui. Ils étaient armés sous leurs coules. Ils se sont emparés de Maximin, de Barbette et de moi pour nous réduire à l'impuissance et j'ai cru que le cauchemar d'il y a huit ans allait recommencer. Mais on s'est contenté de nous lier à des bancs et de nous sortir dans la cour afin que nous ne perdions rien de ce qui allait suivre : le départ de l'Arche Sainte car, à présent, Roncelin savait où nous l'avions cachée.

- Comment est-ce possible ? Nous n'étions que quatre dans le secret : vous, Maximin, Hervé d'Aulnay et moi…

- Tu oublies frère Clément qui sans être présent savait tout.

- Frère Clément ? s'écria Olivier indigné. Au lieu de suivre le Grand Maître au bûcher, il est mort sous une torture infligée par l'Inquisition, si cruelle qu'il a expiré…

- Ne te fâche pas ! Roncelin était de ceux qui l'ont mis à mal. C'est à la fin qu'au moment de rendre l'âme, alors que la souffrance l'avait anéanti qu'il a, déjà inconscient, lâché quelques mots indiquant la tour, la cheminée. Ce n'était pas beaucoup, pourtant cela a suffi à l'homme qui avait eu la possibilité de fouiller Valcroze. Frère Clément n'a pas démérité, sois-en persuadé ! Ce monstre lui-même lui a rendu hommage en disant que sa tête s'était perdue et qu'il délirait…

- L'Inquisition ! cracha Olivier avec dégoût. Ce misérable a osé se cacher sous le froc noir de ces moines, soi-disant de Dieu, qui ont rivalisé de cruauté avec Nogaret et ses bourreaux ! Il fallait que Roncelin de Fos fût le Diable incarné !

- Sinon lui, du moins une assez bonne copie. Mais contre Dieu, Satan perdra toujours.

- Que s'est-il passé ?

- Une chose étonnante, inouïe. Nous étions là en bas, face au logis, ficelés comme des poulets sous la garde de deux prétendus Frères, impuissants et désespérés, implorant le secours du Ciel. Oh, il était si pur, si bleu, si bellement étoilé ! Le plus merveilleux manteau céleste allait couvrir l'abominable sacrilège ! Et soudain, le prodige s'est accompli : nous avons vu la flèche aveuglante de la foudre jaillir de cette splendeur, frapper la tour qui s'est fendue comme une coquille d'œuf et embrasée…

- Le tonnerre a suivi ?

- Non, pas de tonnerre mais des hurlements suscités par une douleur surhumaine… Des hurlements qui ont duré, duré et que proférait une voix unique. Les autres se sont vite éteintes. Seul continuait ce cri inhumain, coupé d'imprécations, qui s'est mué en gémissements avant de s'éteindre tout à fait au bout de ce qui m'a paru une éternité… et qui en était une pour celui qui l'endurait : une heure s'est écoulée avant que ne revienne le silence et que les murs n'achèvent de s'effondrer. Il y avait déjà un moment que nos gardiens épouvantés s'étaient enfuis, laissant le château grand ouvert et il faisait jour quand les gens du village, terrifiés par ce qu'ils avaient entendu, ont osé monter jusqu'ici nous délivrer de nos liens et relâcher nos gens enfermés dans le cellier et dans le corps de garde. Mais il a été nécessaire que le père Anselme déploie des flots d'éloquence inspirée pour rassurer ces âmes simples qui n'étaient pas loin de s'imaginer que le château tout entier était maudit. Il leur expliqua patiemment que loin d'être l'objet de la colère de Dieu, Valcroze en avait reçu une véritable bénédiction puisque le Seigneur avait pris la peine d'anéantir lui-même son pire ennemi…