- Qui va conduire le chariot ? demanda Olivier.

- Frère Anicet, l'un des nôtres, sous une robe de moine augustin pour le respect. Il est de là-bas et pourra s'intégrer à l'une des commanderies ou revenir, bien que, ajouta-t-il avec un sourire un peu triste, cette maison n'ait plus guère de raison d'exister. Venez, maintenant !

Il les conduisit par une levée qui traversait l'étang, ensuite par un chemin forestier contournant une butte boisée jusqu'à la croisée de deux chemins où attendaient un solide chariot soigneusement bâché et un moine en robe noire qui semblait s'entretenir avec sa paire de percherons gris comme pour les inciter à la patience. Il sourit en les voyant arriver puis, après avoir tapoté les joues de ses bêtes, il grimpa sur le siège, prit les rênes en main et attendit. C'était un homme de peu d'apparence, plutôt petit, avec un visage en lame de couteau et des yeux bruns vifs et ronds, mais les bras et les jambes un instant découverts par son escalade montraient des muscles appréciables sous l'abondante pilosité qui les recouvrait.

A l'intérieur du véhicule, il y avait un énorme cercueil aussi haut qu'un sarcophage, sans autre ornement qu'une croix du même bois et deux caisses cubiques sur le couvercle desquelles, comme sur le cercueil, le sceau du Temple, large tache rouge, était apposé en plusieurs endroits :

- Notre frère Martin - que Dieu ait en Sa sainte garde ! - était de forte corpulence, expliqua frère Raoul avec un semblant de malice. D'où les dimensions de son dernier refuge. Quant aux caisses, elles renferment les séraphins que nous avons démontés et enveloppés de toile pour leur éviter les chocs, mais ces boîtes étant censées contenir un alambic et de grandes et fragiles cornues ainsi que d'autres instruments, personne ne s'en étonnera.

- Il n'est guère habituel, pourtant, qu'un Templier qui, de son chef, ne possède rien en propre en dehors de son couteau et de sa ceinture s'embarque pour son dernier voyage avec tout son attirail, observa Hervé.

- Sans doute, mais l'attirail comme vous dites appartient au Temple et s'il accompagne son utilisateur. Il ne doit pas être enseveli mais bien remis à la commanderie qui accueillera la dépouille. Il y a là-bas l'un de ses parents adonné aux mêmes recherches...

Décidément frère Raoul avait réponse à tout. Il avait même l'air de croire à son discours, pensa Olivier en souhaitant d'ailleurs qu'il ait raison. Ce devait être dur, pour le fidèle gardien de ce fantastique symbole de la puissance divine surgi de la nuit des temps, de se séparer de ce qui avait été le précieux trésor d'un peuple qui, pour lui, avait bâti des temples de marbre et d'or et de le voir quitter le modeste mais paisible sanctuaire des eaux et des arbres, son abri depuis si longtemps. La maison de frère Raoul ne serait plus jamais le cœur sacré du Temple. Aussi, percevant en lui une sorte de détresse, Olivier s'en émut. Au point de murmurer au moment de l'adieu :

- Je suis désolé. Pardon...

Le vieux Templier le regarda au fond des yeux.

- Merci... mais ne le soyez pas. Notre maison si bien cachée restera un refuge pour qui en connaît le chemin. Si le besoin venait à s'en faire sentir...

- Nous n'oublierons pas. Ni l'un ni l'autre.

Frère Anicet claqua de la langue pour faire partir l'attelage. Les chevaliers se rangèrent derrière lui. On s'enfonça sous l'épais berceau de branches entrecroisées comme un tissu mais dont les feuilles encore en bourgeon n'occultaient pas encore la lumière du jour. Le long voyage commençait.

Détrempés par l'hiver et les pluies récentes, les chemins étaient autant de bourbiers et même, sur les anciennes routes romaines traçant un réseau de communications à peu près supportable, la progression n'était pas toujours facile. Avec leurs seuls cavaliers, les chevaux se fussent envolés mais le poids du chariot ralentissait la marche et l'on ne couvrit guère plus de cinq lieues par jour. Ainsi employa-t-on plus de trois semaines pour atteindre les approches de Montélimar. De commanderies en fermes ou en granges appartenant à l'Ordre, les choses s'étaient passées au mieux. A chaque étape l'accueil templier avait été semblable : discret, courtois et généreux. Etendu sur tout le pays, du nord au sud et d'est en ouest comme une immense toile d'araignée, le Temple offrait à ses fils lancés à la fortune des grands chemins le réseau de ses possessions comme autant de haltes où le rituel, immuable, don nait le soir au voyageur l'impression de rentrer chez lui : hommes et bêtes y étaient reçus « bellement », ainsi que l'exigeait la tradition, avec même une possibilité d'escorte pour franchir un pas difficile ; mais la chance accompagnait l'Arche et ses chevaliers, et aucun malandrin ne vint l'obliger à se frayer passage par la force des armes.

Un soir d'avril, frileux en dépit du climat plus doux atteint après avoir franchi Lyon, on fut à Richerenques...

C'était une imposante commanderie dont, de Montélimar au nord à Orange au sud, dépendaient nombre de maisons. Son enceinte quadrangulaire renforcée de quatre tours rondes puissamment armées à chaque angle en faisait une véritable cité forte et très certainement l'un des plus redoutables bastions templiers du val de Rhône. Le « Baucent », la bannière noire et blanche de l'Ordre, flottait sur les quatre tours afin de donner aux alentours l'impression d'un regard multiple braqué sur chacun d'eux. L'habitude voulait que, durant le jour, les portes en fussent ouvertes, mais ce n'était pas le cas à Richerenques bien que la nuit fût encore loin. Posé au bord de la douve profonde, Olivier décrocha le cor pendu à sa ceinture, l'emboucha et lança trois appels nettement détachés. Au troisième seulement une tête casquée se montra entre deux créneaux :

- Qui va là ?

Olivier fronça le sourcil : la croix rouge à huit pointes qui étoilait sa cotte d'armes blanche faisait de cette question une injure :

- C'est visible, il me semble ? gronda-t-il.

- Certes, certes, mais cela ne me dit pas vos noms et le Frère Commandeur exige de savoir à qui nous avons affaire depuis que de faux templiers se sont introduits ici vilainement.

- Ils devaient être une armée pour rendre à ce point pusillanimes les tenants d'une telle place forte ? lança en écho Hervé qui ne manquait jamais une occasion de donner de la voix.

- Peut être, mais les ordres sont les ordres ! Vos noms !

- Finissons en ! reprit le premier. Va dire à ton maître que frère Olivier de Courtenay et frère Hervé d'Aulnay, accompagnés de frère Anicet, demandent l'hospitalité pour la nuit. Nous escortons un cercueil !

La tête disparut enfin et, un moment plus tard, le pont-levis fait d'énormes madriers descendit en grinçant, révélant une herse aux barreaux serrés qui, simultanément, se releva. Le chemin était libre, à l'exception de trois serments à cotte noire qui se tenaient à l'entrée de la cour. Ils s'avancèrent pour prendre les brides des chevaux - ce qui était aussi inhabituel ! Olivier, vif comme l'éclair, écarta le sien.

- Arrière ! ordonna-t-il seulement sur un ton tel qu'aucun des hommes n'osa passer outre et ce fut au trot qu'il traversa la cour jusqu'au logis traditionnel des chevaliers, suivi d'Hervé au même rythme et, plus paisiblement, du chariot.

L'intérieur de la vaste cour renforçait l'impression de puissance donnée par les défenses extérieures. Sur trois côtés s'alignaient les grandes écuries, la sellerie, la forge, l'armurerie et, dans la partie la plus basse, l'étable et les différentes activités des « frères de métiers » : boulangerie, tonnellerie, menuiserie, etc., le tout visiblement en pleine activité au service de ce qui avait l'air d'être une communauté nombreuse : il y avait quelques sergents et un groupe de Templiers qui s'exerçait à la quintaine près de l’armurerie dans le nuage de poussière soulevé par les sabots des montures.

Olivier et Hervé arrêtèrent les leurs devant l'escalier menant à la maison proprement dite sur lequel le Commandeur, reconnaissable à son bâton et à l'autorité qui émanait de lui, venait de faire son apparition.

Long et maigre jusqu'au dessèchement, son visage aux arcades sourcilières proéminentes surplombant, au fond d'orbites creuses, des yeux d'un gris de métal froid était sillonné de rides profondes ordonnées autour d’une bouche filiforme au pli dédaigneux. Une barbe clairsemée, d'un blanc jaunâtre, prolongeait cette figure mais l'homme devait être chauve car aucun cheveu ne dépassait du bonnet plat et blanc. Son vêtement, la robe blanche frappée de la croix rouge, était d'uniforme mais la poignée et le fourreau du glaive pendu à sa ceinture où brillaient l'or et le rubis semblaient d'une richesse vraiment inhabituelle chez un « pauvre chevalier du Christ ».

En dépit de l'âge - s'il n'était pas octogénaire, il ne devait pas en être loin - il se tenait droit comme un i dans une pose pleine d'arrogance qui prévenait contre lui, même s'il arborait un sourire révélant quelques absences fâcheuses dans sa denture. Un sourire qui n'atteignait pas les yeux glacés rivés au seul Olivier.

- La bienvenue au nom du Christ, mes frères, laissa-t-il tomber. On me dit que vous êtes un Courtenay. Il se trouve que j'en ai beaucoup connu au long de ma vie, aussi ne serez-vous pas surpris que je demande quel Courtenay ?

- De Terre Sainte où sont nés mes pères, répondit sèchement Olivier que cet accueil un rien inquisitorial n'enchantait pas. Il n'était pas d'usage qu'en recevant un visiteur on s'inquiète ainsi de sa parentèle, aussi ajouta-t-il : « Pouvons-nous savoir à notre tour de quel nom nous devons saluer le maître de cette maison ? »

Venant d'un simple chevalier, c'était assez insolent mais le Commandeur n'eut pas l'air de s'en offusquer :

- Je suis frère Antonin d'Arros, fit-il d'un ton négligent.

Le centre de son intérêt se déplaçait vers le chariot et son contenu. Tandis que les visiteurs mettaient pied à terre, il approcha suivi de son chapelain et de deux chevaliers qui venaient le rejoindre. Il ordonna que la bâche fut levée et contempla un moment le grand cercueil d'un air songeur tandis qu'Hervé d'Aulnay, sans attendre les questions qu'il sentait venir, se hâtait de lui présenter brièvement le prétendu occupant. Finalement frère Antonin remarqua :

- Ce frère Martin a dû être un personnage très exceptionnel pour lui accorder une faveur aussi... étrange ? t'habitude ne veut-elle pas qu'un Templier soit inhumé au lieu de sa mort ? A condition évidemment qu'il y ait eu consécration du sol.

Le ton faussement bonhomme, voilant mal une curiosité déplacée parce que au Temple il n'était pas convenable de poser tant de questions à l'hôte de passage, déplut à Olivier au point que, s'enfermant dans le silence, il laissa son compagnon poursuivre le dialogue.

- Exceptionnel est le mot, dit celui-ci avec une bonne humeur pleine de révérence. Il faut qu'il en soit ainsi pour que Sa Sainteté ait daigné nous faire tenir un bref autorisant son retour dans sa terre natale avec tout ce qui servait à ses importants travaux. C'était un très grand savant...

- Fort bien ! En ce cas, nous allons le faire porter dans la chapelle afin que nos frères puissent lui rendre hommage.

- Je crains malheureusement que ce ne soit pas possible. Il nous a été enjoint de ne déplacer le cercueil qui est très lourd qu'à destination. Aussi devons-nous en assurer la veille de nuit en nous relayant, frère Olivier, frère Anicet et moi.

- Mais pourquoi ?

- Nous l'ignorons, coupa Olivier, et ne voulons pas le savoir. Nous obéissons comme il se doit aux ordres qu'on nous donne, sans les discuter.

Le ton était bref, tranchant. Antonin d'Arros n'insista pas. Le chariot fut conduit sous un auvent proche de la chapelle et les chevaux à l'écurie, après quoi les voyageurs furent invités à partager le repas du soir. Il était tard. Ils se hâtèrent de faire quelques ablutions et d'ôter autant que possible la poussière de leurs vêtements : il était prescrit par les règles templières de ne prendre la nourriture que proprement vêtu. Puis, à l'appel de la cloche, un frère les conduisit au réfectoire où deux tables conventuelles, couvertes de nappes blanches, attendaient les convives. Chaque place était marquée par une écuelle, un hanap, une cuillère à laquelle s'ajouteraient le couteau que chacun portait sur lui et un gros morceau de pain. Comme dans tous les couvents il y avait une petite chaire où s'asseyait un frère. Ils allaient à tour de rôle lire à haute voix quelque texte des Saintes Ecritures pendant le repas au cours duquel le silence était d'obligation.

Les Templiers s'alignèrent donc dans leurs tuniques blanches et attendirent, debout, que le chapelain, placé à la droite du Commandeur qui tenait le haut bout, eût dit le Bénédicité suivi du Pater Noster. Ensuite chacun s'installa, les nouveaux venus proches du maître de céans - à l'exception de frère Anicet qui assumait la première garde du chariot -, on tira son couteau pour trancher le pain bien proprement comme on le ferait des viandes, la règle que l'on appelait les « Egards » prescrivant que chacun laisse pour les pauvres une partie de sa nourriture. Le lecteur ouvrit son livre qui était ce jour-là les Actes des Apôtres et les serviteurs apportèrent les grands plats d'étain contenant les viandes et les légumes, tandis que d'autres remplissaient les hanaps de vin, d'eau ou des deux à la fois.