- Vous en êtes sûr ?
- Absolument. Vous voulez aller à Prunoy ?
- Oh oui !
- Pas difficile ! Je vais vous y conduire. Venez ! Le chemin qui longe la chapelle vous en éloignerait de plus en plus...
Sans attendre la réponse, il éteignit sa lanterne, rejoignit son cheval qu'il détacha de l'arbre, se mit en selle avec l'aisance d'un cavalier confirmé puis, se penchant, tendit la main pour aider sa découverte à monter en croupe. Ce qu'elle fit avec la légèreté de ses quinze ans.
- Tenez-vous à moi et tenez bon ! Conseilla-t-il. Et surtout pas de bruit !
En silence, elle lui passa ses bras autour de la taille. Le cheval partit au pas, guidé par son maître qui choisissait les bas-côtés herbeux de préférence aux sentiers empierrés. Le compagnon de Charlotte s'assura d’un pistolet qu’il garda contre sa cuisse... Mais, au bout d’un moment, on emprunta un sentier suffisamment large pour prendre le galop et d’où l’on pouvait percevoir les moirures de la Seine, et l’arme réintégra sa place dans les fontes.
Une demi-heure plus tard, passé le charmant village de Marly, on s'arrêtait devant la grille d'un petit château niché dans la verdure. De jour, le site était charmant mais, par cette nuit noire, on n'en distinguait pas grand-chose. En revanche, la cloche du portail était nettement visible :
- Que faisons-nous ? interrogea l’inconnu. Je vous fais la courte échelle pour franchir le mur ou je sonne la cloche ?
- La cloche voyons ! Pourquoi le mur ?
- Bah, je me disais que pour une servante...
- Sonnez, vous dis-je !
Il s'exécuta. Une lumière s'alluma dans le pavillon du garde et, peu après, celui-ci émergeait de l’obscurité, enfonçant d’une main sa chemise dans ses chausses et brandissant de l'autre un pistolet :
- Qui va là ?... Qu'est-ce que c'est ? Brailla-t-il d'une voix ensommeillée.
- C'est moi, Gratien ! Charlotte de Fontenac ! Ma tante est au château ?
- Pas ce soir, Mademoiselle Charlotte. Il y a bal chez le Roi en l'honneur d'une princesse de je ne sais plus quoi ! Mme la comtesse ne rentrera qu’au matin !
- Vous pouvez peut-être m'ouvrir et prévenir au logis. Je suis lasse, j'ai froid et j'ai faim !
- Pour sûr, Mademoiselle ! On s'en occupe !... Et votre compagnon ?
- Oh, moi je ne rentre pas. Je vous confie Mlle de... Fontenac et je repars. J'ai encore à faire par ici.
Tandis que le gardien allait chercher les clefs, Charlotte sauta à terre :
- Me direz-vous au moins qui je dois remercier ?
- Est-ce bien nécessaire ? Vous avez seulement besoin de savoir ceci : jamais, à personne et à aucun prix, vous ne devez raconter ce que vous avez vu ! Je ne le répéterai jamais assez : il y va de votre vie !
- Et de la vôtre aussi ? C’est pour cela que vous ne voulez pas me dire qui vous êtes ?
- Peut-être ! Une précaution est toujours bonne à prendre !
- Autrement dit, je ne vous inspire pas confiance !
- Non. Parce que vous êtes trop jeune et qu’à votre âge on parle volontiers à tort et à travers !
- Vous êtes gracieux ! Merci ! fit Charlotte, vexée...
Gratien revenait muni de sa clef et d’une grosse lanterne grâce à laquelle la jeune fille put enfin distinguer les traits de ce personnage doté d’une telle méfiance et comme en même temps il ôtait son chapeau pour la saluer, elle découvrit un visage mince et énergique, au profil net, strictement rasé, révélant une bouche bien dessinée au pli moqueur, des yeux bleus, vifs et clairs sous le surplomb d’épais sourcils, bruns comme les cheveux raides, coupés nettement à la hauteur des larges épaules. Ses gestes possédaient une élégance naturelle comme sa façon de se tenir à cheval. Quant aux vêtements - habit et chausses collantes disparaissant dans de hautes bottes à entonnoir, chemise blanche au col fermé par un cordon de soie noire assortie au chapeau sans plumes et gants de cheval, l’ensemble complété par une vaste cape noire rejetée sur les épaules -, ils étaient irréprochables. Certes, le personnage ressemblait davantage à un gentilhomme qu'à un plébéien, mais Charlotte lui en voulait de son manque de confiance. Aussi remisa-t-elle ses remerciements et, après un froid salut, elle franchit la grille que lui ouvrait Gratien et le suivit à travers le jardin sans même se retourner. L’inconnu ne s'en formalisa pas. Il resta un moment à suivre des yeux les deux silhouettes dessinées par le reflet de la lanterne, tourna la tête de sa monture et repartit au galop avec un haussement d’épaules : celui d’un homme qui se débarrasse d’un fardeau.
Quand la maîtresse était absente, il y avait toujours, à Prunoy, un valet de chambre dans le vestibule. Celui-ci alla réveiller la gouvernante qui appela une femme de chambre et, une demi-heure environ après son arrivée, la fugitive pouvait s’enfoncer dans des draps sentant bon la menthe sauvage et s’y endormir avec la belle facilité de la jeunesse. Elle était si fatiguée que même les images effrayantes de la vieille chapelle avaient disparu. Elle y penserait demain. Ou plutôt elle essaierait de ne plus y penser. Elle aurait déjà bien assez à faire avec les explications qu’il lui faudrait donner au sujet de sa fuite...
Quand elle rouvrit les yeux, la pendule marquait onze heures, il faisait grand jour - si l’on pouvait appeler ainsi la lumière grise, triste et terne qui s'introduisait à travers les vitres ! - et une main relativement douce lui secouait l'épaule :
- Allons, Charlotte, réveillez-vous ! Nous avons à causer!
Elle s’assit dans son lit en se frottant les yeux afin d’en chasser les dernières brumes du sommeil :
- Madame ma tante je vous salue et vous demande bien pardon d’avoir ainsi envahi votre maison en votre absence sans vous en avoir demandé la permission.
Un éclat de rire lui répondit :
- Quittez cet air confit qui ne vous va pas et dites les choses simplement. Vous vous êtes enfuie du couvent si je ne me trompe ? Pourquoi ? Vous ne sembliez pas vous y trouver si mal jusqu’à présent.
- C’est vrai, mais c’est parce que j’étais persuadée d’en sortir un jour. Or, hier tantôt, Madame la supérieure m’a fait mander dans son appartement pour m’apprendre deux nouvelles...
- Lesquelles ?
- Madame ma mère va se remarier sous peu et elle a décidé que je prendrais le voile chez les Ursulines. J’ai compris alors que je n’étais pour elle qu’une charge dont elle entendait se défaire au plus vite avant d’entamer une nouvelle vie où je n’ai pas ma place.
- Par tous les saints du Paradis ! Jura Mme de Brécourt, voilà du nouveau, en effet.
Quittant les abords du lit, elle fit deux ou trois tours dans la chambre dans une agitation grandissante, les bras croisés sur sa poitrine, suivie des yeux avec un vif intérêt par une nièce qui ne l’avait jamais vue se départir de sa sérénité qu’une seule fois : le jour où elle s’était brouillée avec sa belle-sœur, la mère de Charlotte. C’était peu de temps après la mort d’Hubert de Fontenac, son père, deux ans plus tôt, et la petite Charlotte n’avait pas réussi à en connaître la raison, n'ayant pu assister qu'au dernier acte, mais elle revoyait encore Mme de Brécourt, en grand deuil, dressée en face de la veuve, l'œil étincelant de colère et laissant tomber :
- Que vous n'éprouviez pas le moindre chagrin de cette perte qui m'est cruelle, je ne saurais vous le reprocher, mais vous pourriez au moins sauver les apparences ! Ne fût-ce que pour l’enfant... Mais qu’attendre d’autre d'une femme telle que vous ?
Elle était partie là-dessus et on ne l'avait plus revue. D'ailleurs, le lendemain matin Charlotte était conduite chez les Ursulines d'où elle n'était sortie qu'en de rares occasions. Aussi avait-elle souvent pensé à cette marraine qu’elle aimait et dont elle était certaine d’être payée de retour. C’est pourquoi, fuyant le couvent, s’était-elle tout naturellement tournée vers celle en qui elle voyait son unique planche de salut. Aussi était-ce sans inquiétude et même avec une réconfortante impression de bien-être qu'elle la regardait arpenter sa chambre. Et puis elle était tellement agréable à regarder !
Aux abords de la cinquantaine, en effet, Claire, comtesse de Brécourt, née Fontenac, restait belle. Grande, élancée, elle possédait le précieux privilège de pouvoir porter avec élégance n’importe quel vêtement et elle était toujours habillée à ravir. Veuve d’un lieutenant général aux armées du roi Louis XIV, elle appartenait au cercle de la reine Marie-Thérèse dont elle était seconde dame d’atour, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir noué des liens de solide amitié avec Madame « Palatine », duchesse d’Orléans, dont elle appréciait le franc-parler et le cœur généreux. Deux qualités rares à la Cour ! Bien vue du Roi et jouissant d’une belle fortune, elle y occupait une situation enviable et enviée. Enfin, elle était mère d'un fils unique, Charles, qu'elle adorait et qui, au contraire de son père, avait choisi la Marine. Elle n'en portait pas moins à sa filleule une réelle affection dont la petite ne doutait pas parce qu’elle la lui témoignait en lui écrivant régulièrement.
Arrêtant enfin ses allées et venues en se posant sur le bord du lit, elle demanda :
- Savez-vous qui votre mère veut épouser ?
- Un M. de La Pivardière, je crois.
- Ce bellâtre ? Il compte facilement dix ans de moins qu’elle !...
Elle avait parlé trop vite et se mordit la lèvre : il n’était pas d’usage de critiquer les parents devant les enfants. Dans ce cas particulier c’était même une faute parce que Charlotte n’avait parlé que par ouï-dire, se contentant de rapporter ce qu’elle avait appris de la mère supérieure...
- Je n’aurais pas dû dire cela, reconnut-elle. Sans doute ne le connaissez-vous pas ?
- Non. Je ne l’ai jamais vu...
- Depuis combien de temps n’avez-vous pas séjourné chez votre mère ?
Charlotte se sentit rougir comme si la faute lui incombait:
- Depuis l’an passé. Aux dernières vacances ma mère avait commandé des travaux et n’aurait su que faire de moi...
Cette fois, Mme de Brécourt retint le commentaire acerbe qui lui venait. La petite n'en avait nul besoin après s’être entendu signifier qu’on ne voulait plus la recevoir et, quand on connaissait Marie-Jeanne de Fontenac, cela n’avait rien d’étonnant : jamais belle apparence n’avait caché cœur plus sec et plus égoïste.
Plus avare aussi, sauf en ce qui concernait sa petite personne dont elle prenait le plus grand soin. La quarantaine atteinte, elle conservait un joli teint, de beaux cheveux d’un blond ardent qui s’harmonisaient à ses yeux d’or liquide et à un corps qu’à une exception près elle avait su préserver des nombreuses maternités qui déforment et alourdissent. La venue de sa fille ne lui avait causé aucune joie, bien au contraire : elle aurait cent fois préféré un garçon qui eût pu faire carrière. Aussi ne s’en occupa-t-elle guère. Charlotte - qu’elle montrait le moins possible et plus du tout quand elle s'aperçut qu’elle risquait d'être belle ! - passa des mains de sa nourrice au pensionnat des Ursulines sans autre transition que le quartier des domestiques et les soins hésitants d'une cousine, vieille fille hébergée par charité. Celle du mari, naturellement, le mot et la chose demeurant étrangers à Marie-Jeanne de Fontenac, sauf à la sortie de la messe dominicale ou lorsqu'une personnalité de la Cour s'inscrivait sur son horizon...
Jamais Claire de Brécourt n'avait compris ce qui avait si fort attiré son frère Hubert, bel homme d'une quarantaine d'années qui avait voyagé longtemps en Orient avant de reprendre la survivance de son père comme gouverneur de Saint-Germain, vers cette demoiselle de Chamoiseau rencontrée dans le salon de Mme de Rambouillet où l’avait traîné une parente fière de produire un grand voyageur. Bien que le héros de la soirée, il s’y fût ennuyé copieusement s’il n’y avait eu cette jolie fille qui ne s’amusait pas beaucoup plus que lui mais qui avait pris plaisir à l’écouter évoquer les terres lointaines. Ce fut pour Hubert une sorte de coup de foudre auquel la belle répondit avec un tel enthousiasme qu’il fallut les marier afin d’éviter une conséquence qui ne fut d’ailleurs qu’une fausse alerte.
Devenue baronne de Fontenac, la demoiselle troqua avec délice le logis parisien de son procureur de père pour le bel hôtel de Saint-Germain, proche du château royal et d’une cour que le jeune roi y ramenait le plus souvent possible, ayant, depuis les tumultes de la Fronde, pris Paris en grippe.
"On a tué la Reine!" отзывы
Отзывы читателей о книге "On a tué la Reine!". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "On a tué la Reine!" друзьям в соцсетях.