Quand elle fut seule avec la princesse, Charlotte, devinant ce qui allait suivre, s'arma de courage. Même prévenue par La Reynie, même protégée par le souvenir de ses premiers baisers, elle savait que l’annonce, autant dire officielle, lui serait rude. Et, de fait, quand, avec une délicatesse qui donnait la mesure de son cœur, Madame lui eut relaté les affreuses circonstances du meurtre, elle n’essaya pas de retenir ses larmes.

-    Qu’avait-elle fait pour mériter un sort aussi abominable ?, murmura-t-elle entre deux sanglots.

-    Mais... rien ma pauvre petite ! Elle a été attaquée par des brigands dont il faut espérer que l’habileté de M. de La Reynie saura les retrouver et leur faire subir le châtiment qu’ils méritent.

-    Des brigands attaquent pour dévaliser leurs victimes pas pour les tuer, surtout de cette manière barbare. Ils doivent savoir que le prix à payer pour l'assassinat d'une noble dame sera beaucoup plus lourd que pour un vol. Ou alors ils ont été grassement payés...

-    Mais quelle horreur ! Qu’allez-vous penser là ?

-    Je demande infiniment pardon à Madame si je la choque mais je ne peux m’empêcher de penser que si ma tante ne m’avait pas accueillie après ma fuite du couvent ou si elle s'était contentée de me ramener chez ma mère, elle serait encore vivante !

-    Il ne faut pas dire de telles choses. Vous savez bien que les chemins ne sont pas sûrs. Si ces gens ont tué c’est parce qu’ils craignaient d’être un jour reconnus !

-    Passe pour le cocher, les laquais afin d’arrêter la voiture mais, si elle se parait avec un goût et une élégance raffinés, Mme de Brécourt portait peu de bijoux sauf dans les grandes occasions. Y avait-il fête à la Cour ce soir-là ?

-    Oh que non ! C’était le soir du Jeudi saint !

-    En plus ! Madame voudra bien admettre que j'aie raison : ma chère tante a été assassinée pour m’avoir protégée, sauvée du sort que me réservait ma mère.

-    Oh ! fit Madame scandalisée. L’accuseriez-vous d'avoir payé des assassins ?

-    C’est là que le bât blesse. Ce genre de service doit coûter les yeux de la tête et ma mère est avare sauf pour elle-même et ses plaisirs. Je sais qu'elle serait capable de n'importe quoi pour s'approprier la fortune de mon père qui me revient par droit d’héritage. Si le poison avait été l’outil de ce forfait, je n’hésiterais pas un instant à l’accuser...

-    Le poison ? On voit, ma petite, que vous avez été éloignée de France tous ces mois. La Cour telle que vous la voyez en ce moment courbe le dos par crainte des accusations et la Chambre ardente ne désemplit pas ! L’horrible femme Voisin a été exécutée il y a quelques semaines mais depuis un an qu’elle était emprisonnée elle a eu le temps d’accuser bien du monde et depuis qu’elle est morte, sa fille et une autre sorcière ont continué de livrer des noms. On s’est assurés de Mme de Polignac, de Mme d’Alluye, du maréchal de Luxembourg, de M. de Cessac. La comtesse de Soissons elle-même, la belle Olympe cousine du Roi et qui a été sa maîtresse, prévenue à temps, s’est enfuie à l’étranger. Le tribunal a voulu entendre aussi la maréchale de La Ferté, Mme de Tingry, la duchesse de Bouillon, la comtesse du Roure... et beaucoup d’autres.

-    Tant que cela ? Souffla Charlotte abasourdie.

-    Et plus encore ! Ne vous y trompez pas, depuis le mariage de Mademoiselle, Fontainebleau a énormément changé. Dans toute la noblesse à présent on redoute d’apprendre qu’un membre de sa famille est suspect. J’ai même ouï parler de deux suivantes de Mme de Montespan. Et, depuis que notre pauvre Fontanges est plus ou moins patraque, les mauvaises langues se posent des questions bizarres. Alors, si cette chère Brécourt était morte empoisonnée le danger eût été redoutable pour ceux de sa famille. Une attaque de brigands, par comparaison, paraît presque anodine. Normale en quelque sorte auprès de ces horreurs longtemps cachées et qui viennent au grand jour...

-    A... a-t-on pu prévenir son fils, mon cousin Charles, qu'elle aimait tendrement ? Je sais qu’il sert à la mer mais je ne sais pas sur quel vaisseau et la mer est vaste...

-    Soyez certaine que M. de Colbert le sait comme tout ce qui touche à cette marine qu’il aime tant. En outre, très proche de la Reine, notre Mme de Brécourt n’était pas n’importe qui et sa fin tragique a fait un bruit énorme...

-    Pas suffisamment cependant pour venir jusqu’en Espagne, constata Charlotte avec tristesse. Votre Altesse saurait-elle où elle est enterrée ? J’aimerais prier sur sa tombe...

La rougeur que lui procurait son petit déjeuner s'accentuant un peu, Madame avoua qu’elle l’ignorait mais conseilla :

-    Demandez à Theobon. C’est une vraie gazette !

Et de fait, Lydie était au courant. Sachant à quel point la défunte était proche de Charlotte, elle s’était renseignée :

-    Le corps embaumé a été déposé dans la chapelle de Prunoy où il attend le retour de son fils, qui, sans doute, le fera déposer à Brécourt auprès des ancêtres.

-    Donc mon cousin Charles n’est pas rentré ? Madame l’ignorait.

-    Elle a donné des larmes à son amie mais ne se préoccupe pas de ce genre de détail... S'il était rentré, le comte de Brécourt serait venu présenter ses devoirs à M. de Colbert et au Roi. C’est la règle, je l’aurais su.

En dépit de son chagrin, Charlotte ne put retenir un sourire :

-    Comment faites-vous pour savoir toujours tant de choses sur tant de gens ?

-    D’abord je suis curieuse de nature, je vous le confesse sans honte parce que au lieu d’être un défaut c’est un talent indispensable pour évoluer dans les palais royaux et surtout dans une cour où les influences fluctuent et où, comme en ce moment, le cœur du Roi balance entre plusieurs dames. Il suffit pour cela d’ouvrir grands ses yeux, ses oreilles, de posséder un certain sens d’analyse et de se taire opportunément. Sois assurée que lors du retour de votre cousin j’en serai informée... et vous aussi !

-    Mais le château de Prunoy est une demeure de plaisance. Ma tante n'y était entourée que de quelques serviteurs pas très jeunes.

-    Que craignez-vous : un violeur de sépulture ? Cela ne ressemble guère à un quelconque brigand.

-    Elle possédait de fort beaux joyaux mais n’était que peu parée. Ce trésor pourrait tenter justement un bandit suffisamment sauvage pour l’assassiner avec tout son monde.

-    M. de La Reynie faisait partie de ses amis, n’est-ce pas ?

-    Effectivement. Je crois qu’il... l’admirait !

-    Alors soyez sûre qu’il n’a rien laissé au hasard. Prunoy doit être sous surveillance au moins jusqu’à l’arrivée du maître !

-    Savez-vous si M. le lieutenant général de Police vient quelquefois ici ?

-    On ne le voit jamais pendant les vacances de la Cour à Fontainebleau. Il a charge de tenir le Roi informé - puisqu’il ne dépend que de lui seul ! - au moyen de courriers peut-être quotidiens mais il évite de se montrer pendant cette période de distractions et autres fêtes. Il faut vous dire que la Cour en a une peur bleue. Vous n’imaginez pas le nombre et la qualité de ceux qu’il défère quasi journellement à la Chambre ardente!

-    Madame m’en a touché un mot. C’est assez effrayant en effet.

-    Et notre petite cour à nous n’est pas non plus rassurée. Vous devriez en parler avec votre ami Saint-Forgeat !

-    Oh, mon ami ! C’est un bien grand mot. D’abord il n’aime pas les femmes !

-    Ce n’est pas le seul autour de Monsieur mais il se trouve qu’il fait une exception pour vous. Une ou deux fois il a demandé si l’on savait de vos nouvelles !

-    C’est gentil à lui... en attendant il faut que je me procure des habits de deuil. Ma chère tante Claire le mérite !

-    N’en faites rien ! Cela attirerait l’attention sur vous et jetterait un froid. N’oubliez pas que nous sommes en ce lieu pour nous amuser... de gré ou de force ! Alors, un peu de gaieté que diable !

-    Vous en parlez à votre aise. Je ne m’y sens guère encline !

-    N’importe comment, le pied de Madame tient ses femmes à l’écart des festivités. Seul Monsieur et ses gentilshommes font de leur mieux pour s’y distraire mais nous regrettons notre délicieux Saint-Cloud où l’on respire plus librement. Malheureusement nous devrons patienter et attendre le mois de juillet.

-    Pourquoi si longtemps ?

-    Je suppose que le Roi trouve son Saint-Germain encore trop près de ce Paris qu’il détestait déjà et qui, à présent, sent un peu trop le fagot...

Charlotte pensa que ce siècle était bien cruel et que les bûchers de la place de Grève devaient ressembler comme des frères à l’autodafé de la Plaza Mayor, en plus modeste sans doute, l’exécution espagnole ressemblant davantage à un massacre mais à un, deux ou cent exemplaires la souffrance des hommes était la même. Le mieux était de les oublier aussi bien l’un que l’autre... Au fond, le Roi n’avait pas tort : Fontainebleau avec ses beaux ombrages, ses broderies de fleurs, ses échappées lointaines et ses miroirs d'eau, l’harmonie de ses pierres claires et ses grands toits d'ardoises bleues offrait une image paisible et souriante habitée de chants d’oiseaux. A cette heure de la matinée le parc était encore paisible, on savait que le Roi travaillait après avoir entendu la messe et chacun pouvait s'y promener à sa guise.

Un peu avant midi, Monsieur, suivi de quelques gentilshommes, vint prendre des nouvelles de Madame. Il était frais comme un gardon, ses épais cheveux noirs humides du bain que l'on était allés prendre dans la Seine à Valvins et son humeur était charmante. Il embrassa Madame fort bourgeoisement, lui fit compliment de sa mine, se déclara ravi d'apprendre que son pied la faisait moins souffrir, lui conseilla une promenade en voiture découverte pour l'après-dîner, ce qui ne la fatiguerait guère et aurait l'avantage de lui faire respirer un air plus revigorant que celui de ce pavillon, puis pêchant du bout de ses doigts gantés une prune confite dans un drageoir - l'appartement de Madame étant toujours largement approvisionné en douceurs diverses -, y planta la dent, la déclara exquise et s’apprêtait à reprendre son essor quand son regard accrocha au passage les cheveux de Charlotte, dont le blond argenté était rare à la Cour, et s’y arrêta :

-    Ah ! Mademoiselle de Fontenac ? Vous voici donc de retour ? Je ne le savais pas !

Il y avait un reproche dans sa voix, Charlotte fit une belle révérence et se justifia :

-    Nous ne sommes arrivées qu’hier au soir,

Mlle de Neuville et moi, Monseigneur, mais j’espérais pouvoir, dès ce matin, présenter mes devoirs à Votre Altesse Royale et lui donner des nouvelles de Sa Majesté la reine d’Espagne.

-    Ah ! Voilà qui est mieux ! Accompagnez-moi et voyons ces nouvelles. Nous parlerons en marchant. Je sens encore un peu d'humidité : cela me séchera !

Pas moyen d’y échapper. Charlotte saisit au passage le regard inquiet de Madame mais force lui fut de suivre le prince qui descendait déjà l’escalier d’un pas alerte après quoi il attendit que la jeune fille soit à son côté pour s’enfoncer avec elle dans le beau quinconce qui faisait suite au pavillon de Madame. Son entourage ne le suivit pas. Seul le chevalier de Lorraine, qui se savait tout permis, leur emboîta le pas.

-    Je vous écoute ! Comment va la Reine ma fille ?

-    Bien, Monseigneur. Du moins je devrais dire mieux depuis que son quotidien s’est fait plus agréable. Leurs Majestés ont quitté le sinistre vieil Alcazar pour le joli palais du Buen Retiro un peu en dehors de la ville. La Reine s’y mourait d’ennui avec pour uniques distractions des visites de couvents, d’interminables prières et surtout sous la férule de la duchesse de Terranova, sa plus que sévère Camarera mayor qui ne lui permettait rien y compris la lecture privée des lettres venues de France. Or, Dona Juana a été remplacée par une dame fort respectable mais beaucoup plus amène, la duchesse d'Albuquerque. Et Sa Majesté peut désormais lire son courrier en paix.

-    Ah ! J'aime mieux cela ! Et mon gendre, comment est-il... j’entends... avec son épouse, car, en ce qui concerne le physique, il n’y a, je crois, rien à espérer !

-    Il aime si ardemment sa belle épouse et d’un amour si touchant qu’elle doit s’habituer à sa laideur. Le Roi connaît parfois des heures sombres où il se renferme chez lui avec son confesseur. Lorsqu’il en ressort, il ressemble à un enfant malheureux... et le cœur de la Reine lui est doux et compatissant !

Le chevalier de Lorraine s’immisça alors dans le dialogue: