Elle était si furieuse que Theobon retint un sourire :

-    C'est mieux que rien... et d'ailleurs pourquoi voulez-vous que Mme de Fontenac eût été incapable de procréer ?

-    Vous devez avoir raison. J'étais encore petite mais je me souviens l'avoir entendue raconter à maintes reprises les affreuses douleurs de sa délivrance au point d'en être dégoûtée...

-    Et ce sont ces tourments qu'elle ne vous a pas pardonnés ? Et c'est pourquoi vous êtes fille unique. Donc elle est forcément votre mère. Reste à savoir qui est votre père ?

-    Pour moi il n’y en aura jamais d’autre que M. de Fontenac. Je l’aimais et il m’aimait. C’est à sa mort que l’on m’a expédiée dans un couvent d’où je ne devais plus sortir.

-    Il n’y a nullement lieu d’essayer de changer vos sentiments. Cet amour mutuel a tissé des liens peut-être plus solides que ceux noués par la nature. D’ailleurs, en dépit de ce que j’ai affirmé, je serais curieuse de savoir de qui M. de Brécourt tire ses certitudes. Je jurerais qu’on ne lui a pas fourni la moindre preuve - où serait-on allé la chercher ? Je me le demande - et qu’il s'agit là d’un de ces ragots venimeux que l’on colporte à longueur d’années à la Cour comme à la Ville. Et je comprends mal que cet homme intelligent, un officier de valeur de surcroît, vivant plus souvent sur le pont d’un navire que sur le parquet des résidences royales, se soit mis à croire dur comme fer à cette « révélation »... à moins qu’il n’y trouve son intérêt !

-    Vous voulez parler de cette « dot » que ma marraine s’était engagée à me donner ? Ce serait mesquin. La fortune des Brécourt est importante et il n’a jamais été question de m’en donner la moitié. En outre cela ne ressemble absolument pas au souvenir que je garde de ce garçon qu'elle adorait et qui semblait le mériter largement. L’homme que nous venons de rencontrer n’est plus le même que celui de jadis. Les rares fois où je l’ai vu il s’était montré charmant...

-    Ou il a beaucoup changé ou il a toujours été un habile comédien. Mais, j'y pense, à qui la comtesse a-t-elle confié qu’elle-vous doterait ?

-    A Madame... et à ma mère lorsqu'elle est venue au château de Prunoy pour me reprendre. J’ai dans un coffret la lettre de ma tante relatant leur querelle...

Mlle de Theobon garda le silence un moment, réfléchissant, puis se mit à penser à voix haute :

-    Je me demande si nous ne cherchons pas loin ce qui est juste sous nos yeux. Pourquoi donc l’informateur ne serait-il pas une informatrice, celle-ci n’étant autre que Mme de Fontenac ?

-    Il n’aurait jamais accepté de la recevoir. Il la méprise autant que le faisait sa mère...

-    Jamais entendu parler de lettres anonymes ? Pauvre innocente ! Qui mieux qu'elle sait à quoi s’en tenir sur votre véritable père ? De là à ce que le « corbeau » soit Mme de Fontenac elle-même. Le ragot ne serait alors qu’une habile machination destinée à vous aliéner la protection des Brécourt.

-    Mon Dieu ! Gémit Charlotte en se prenant la tête à deux mains. C’est à devenir folle !

-    Mais non, et si vous vivez longtemps à la Cour vous en verrez d’autres. En attendant allons raconter l’histoire à Madame... et lui demander de vous offrir un verre de vin d’Espagne. Depuis qu’elle en reçoit de Madrid elle le considère souverain contre les idées noires. Sa production étant la seule qualité qu’elle reconnaît aux Espagnols.

Ainsi qu’on s’y attendait, Madame prit fait et cause pour Charlotte mais ne lui offrit pas de vin d’Alicante jugé trop mou pour les chocs de cette importance. Ce fut donc à l’aide d’une vieille eau-de-vie de cerise d'Heidelberg qu'elle entreprit de la réconforter avant de l'envoyer au lit avec des compresses d’eau froide sur ses yeux bouffis par les larmes.

- Une bonne nuit, prophétisa-t-elle, et vous verrez les choses tout autrement. D'ailleurs, demain, nous partons pour Saint-Cloud...

Dans l'état d'esprit de la jeune fille, c'était la meilleure des nouvelles. Charlotte aimait beaucoup Saint-Cloud, son décor enchanteur où, en dépit d'une somptuosité sans égale, on trouvait le moyen de vivre d’une façon quasi familiale. A l’exception du dîner où tout le monde se réunissait, on pouvait se faire servir là où bon vous semblait, voire au fond du parc où un valet se chargeait de porter un panier. Il n’était pas rare non plus de voir Madame, en négligé du matin, étrangement équipée de bottes, aller distribuer du pain à ses chevaux et à ses chiens. Quant à Monsieur, ses souliers à hauts talons remplacés par des chaussons glissés dans des sabots, son habit protégé par une ample blouse bleue et sa tête par un chapeau à larges bords, il ne voyait aucun inconvénient à rejoindre ses jardiniers dans une terre fraîchement bêchée pour décider des plantations que l’on allait y faire. Ou encore, hissé à nouveau sur ses talons mais sans ôter sa blouse protectrice, retrouver son peintre Mignard dans la salle de bal dont on achevait les scènes mythologiques du plafond. Chose à peine croyable, tout le monde au château était toujours d’une humeur charmante. Même le chevalier de Lorraine qui cependant ne connaissait pas de plaisir plus vif que tarabuster Monsieur. Il est vrai que Mme de Grancey rentrait d’Espagne munie d'un plein panier de méchancetés sur l'entourage de la Reine et de très substantiels présents qu’en échange de son départ elle avait su arracher au duc de Medina Caeli. Ces deux-là avaient beaucoup à se dire...

Charlotte, qui avait du temps libre, le passait le plus souvent en compagnie de son amie Cécile et des princesses dont celle-ci s'occupait : la jeune Anne-Marie, onze ans, fille de la première Madame titrée Mlle de Valois, et la petite Elisabeth-Charlotte de cinq ans que l'on nommait Mlle de Chartres. Avec ses huit ans, leur demi-frère et frère Philippe, futur duc d’Orléans[11], avait rejoint le clan des hommes et l’on était entre filles.

Il faisait si beau cet été-là que ces demoiselles passaient le plus clair de leurs journées dans les jardins et le parc... Ce fut dans ce décor qu’un matin elles rencontrèrent Mme de Grancey. Abritée sous le parasol bleu dont elle avait pris l’habitude en Espagne afin de protéger son teint des ardeurs du soleil, elle se promenait d’un pas tranquille lorsqu’elle les aperçut et vint à leur rencontre :

-    Ainsi je vous retrouve, mesdemoiselles ? C’est une surprise à laquelle je ne m’attendais pas.

-    Pourquoi donc ? fit Cécile qui connaissait la dame de plus longue date que Charlotte et pouvait se permettre plus de liberté. Ayant quitté le service de la reine Maria-Luisa il était naturel que nous reprenions nos fonctions précédentes au Palais-Royal !

-    Disons que... vous avez eu de la chance ! Ce pauvre Saint Chamant n’en a pas eu autant.

-    Que lui est-il arrivé ? Il n’est pas retourné à Madrid suivant son intention ?

-    Que non ! Notre Sire le Roi, déjà peu satisfait qu’il eût démissionné des gardes du corps pour suivre Mademoiselle lors de son mariage, lui en a fait défense expresse, si mes renseignements sont exacts...

-    Mais pourquoi ? demanda Charlotte. Il n'a rien fait de mal en portant à Madame une lettre de sa belle-fille.

-    ... Qui en contenait une autre destinée au Roi portant les plaintes de la jeune reine désireuse de rentrer alors que l’on tient essentiellement à ce qu’elle reste où elle est. Quant à Saint Chamant il ne pouvait être question de le laisser désobéir une nouvelle fois par amour. C’est très gênant un amoureux, surtout dans une cour aussi rigide que celle-là...

-    Enfin qu'en a-t-on fait ? On ne l’aurait quand même pas embastillé ? fit Cécile.

-    Il n’est pas dangereux à ce point-là. On s’est contenté de l’envoyer contempler le château familial dans son Auvergne natale. Et je pense qu’il y est pour un bon moment...

-    Pauvre garçon ! Quelle injustice ! Émit Charlotte compatissante.

-    Si j’étais vous j’éviterais ce genre de discours ! Estimez-vous heureuses d’avoir repris votre place ici. On aurait fort bien pu vous renvoyer chez les vôtres...

-    Mais vous-même, Madame, lança Charlotte non sans insolence, pourquoi êtes-vous rentrée ?

-    Vous n’imaginez pas que j'allais passer ma vie dans ce pays ? On y meurt d'ennui surtout quand on a l’habitude de nos palais français. Si dans certains cas il est judicieux de se faire oublier, dans d'autres c'est tout le contraire qui se produit et grâce à Dieu j'ai des amis qui ont fait en sorte de me réclamer.

On ne pouvait douter desquels il s'agissait. Ou plutôt duquel : le chevalier de Lorraine avec qui elle formait un couple hors norme lié par leur commune passion de l’or et autres richesses. D'ailleurs, pour célébrer le retour de sa belle, ledit chevalier donna une fête dans son magnifique domaine de Frémont où furent tous ses amis, Monsieur en tête, et où il oublia d'inviter Madame. Ce dont l'intéressée ne montra aucune acrimonie : elle n'était jamais si heureuse que dans les moments, trop rares pour elle, où le beau Philippe était loin. Le cher Saint-Cloud devenait alors une sorte de Paradis avant le serpent. Ce soir-là, la Chambre ardente avait clos sa séance plus tard que d'habitude et il était plus de neuf heures quand Nicolas de La Reynie regagna son bureau du Châtelet. Alban l'y attendait, sans impatience, en fumant une longue pipe en terre comme les affectionnaient les marins, les pieds sur les chenets de la cheminée et le dos calé au dossier raide d'une chaise gothique.

En voyant entrer son chef chargé d'une pile de documents, il se leva et posa sa pipe dans l’âtre pour aller le soulager de son fardeau. Le lieutenant général de Police l'en remercia d'un sourire fatigué et se laissa tomber dans son grand fauteuil de cuir :

-    Trouve-moi quelque chose à boire ! Soupira-t-il. J’ai la gorge aussi sèche que si j’avais avalé toute la poussière de Paris... De l’eau, tiens ! Cela suffira...

La Reynie, travaillant souvent une partie de la nuit, avait à sa disposition, dans une sorte de placard, une cruche d’eau fraîche renouvelée chaque jour et un ou deux flacons d’eau-de-vie. Il avala d’un trait le contenu du verre que lui tendait Alban mais les plis soucieux qui barraient son front ne s'effacèrent pas.

-    C'est si grave que cela ? S’inquiéta le jeune policier.

-    Oui, parce que cette fois, nous en sommes au point que nous redoutions depuis si longtemps. La Voisin est morte sans parler mais aujourd’hui nous avons entendu sa fille et aussi l’immonde Guibourg, ce prêtre louche, boiteux, qui porte son infamie inscrite sur son visage. Et ces deux-là parlent, crois-moi, plus que ne feraient tous ceux que nous tenons à la Bastille ou à Vincennes. C’est effrayant !

-    Et que disent-ils ?

-    Tu veux t’en faire une idée ? Ecoute, alors !

Ayant ouvert l’un des dossiers, La Reynie y prit un papier qu’il se mit à lire à mi-voix :

« Mlle des Œillets est venue pendant deux années et plus chez ma mère ; on ne la nommait pas par son nom, non plus que d’autres, ne voulant pas être connue. Et lorsque ma mère n’y était pas, on lui disait au retour que la demoiselle brune qui avait sa robe troussée devant et derrière à deux queues était venue la demander. Elle, fille Voisin, la connaissait particulièrement pour lui avoir parlé plusieurs fois et lui avoir porté des sachets de poudre à Saint-Germain. »

-    Tant que cette femme ne parle que de Mlle des Œillets, ce n’est pas si dramatique. Certes, elle est la suivante préférée de Mme de Montespan, sa confidente, mais c’est une assez jolie fille et elle peut avoir eu commerce avec la Voisin pour ses propres affaires...

-    Ne te fais pas l’avocat du diable ! Il ne fait aucun doute, pour les juges, que son nom ne fait qu’en cacher un autre... Voici mieux d’ailleurs : « Toutes les fois qu’il arrivait quelque chose de nouveau à Mme de Montespan et qu'elle craignait quelque diminution aux bonnes grâces du Roi, elle en donnait avis à sa mère afin qu’elle apportât quelque remède. Et sa mère avait aussitôt recours à des prêtres par qui elle faisait dire des messes et donnait des poudres pour en faire prendre au Roi... »

-    Cette fois vous avez raison, le nom est prononcé mais des poudres peuvent être prises pour une foule de choses, pour l’amour par exemple ?...

-    Elles ne devaient pas être bien efficaces. Je sais qu’à cette époque, le Roi s'est plaint de maux de tête tenaces. Par malheur, la fille Voisin dit aussi qu'au plus fort de la passion avec Mlle de Fontanges, il a été question d'empoisonner le Roi!... Je sais : cela ne tient pas debout ! La mort du Roi signifierait l’accession au trône du Grand Dauphin et l’on peut chercher en vain quel intérêt y aurait eu la marquise. Il n’en demeure pas moins que le fait est écrit ici noir sur blanc... Enfin il y a les messes noires.