Avait-elle réussi à écouter aux portes ou Louis XIV avait-il eu la faiblesse de se confier à elle en dépit du conseil de Louvois ? Toujours est-il que même si en apparence rien ne fut changé dans le mode de vie de Mme de Montespan, l’influence de l’ancienne gouvernante grandit de jour en jour. Quelqu’un traduisit parfaitement ce changement dans les habitudes royales en lançant :

« Ce n’est plus Mme de Maintenon, c’est Mme de Maintenant qu’il faut dire... »

Et le reflux des courtisans vers ce nouvel astre entama sa progression...

Vers le petit matin, tandis que le bal terminé Versailles s’endormait, livré aux domestiques chargés du nettoyage, et que se préparaient les divertissements du jour, Louvois et La Reynie, enfermés dans le cabinet du ministre, prenaient toutes dispositions pour exécuter les ordres du Roi... Rien de ce que contenait le dossier explosif du lieutenant de Police ne devait transpirer. On devait interrompre les interrogatoires des suspects que l’on savait acharnés à la perte de certaine dame. Seule la Filastre, déjà condamnée, serait exécutée dans l’immédiat dans certaines conditions. Préalablement brisée par la torture, il n’était guère à craindre qu'elle eût suffisamment de forces pour clamer ses accusations à la foule. Pourtant, le feu lui serait épargné comme il l’avait été pour la Voisin si elle se rétractait[16]. Les autres accusés, la fille Voisin, Guibourg, Lesage, etc., devaient être tenus au secret en attendant que l’on statue sur leur sort. Ce qui ne serait pas dans l’immédiat, la Chambre ardente recevant l’ordre d’arrêter l’instruction du procès jusqu’à nouvel ordre. En outre la Police devait cesser sa chasse aux sorcières. Pour une raison pratique d’ailleurs : on en comptait déjà près de cent cinquante et l’on ne savait plus trop où les mettre.

En fait Louis XIV avait refusé de croire le plus grave des accusations : les tentatives d’empoisonnement contre sa personne - et cela en plein accord avec les deux hommes parce que cette assertion n'avait aucun sens ! -, ainsi que les messes noires. Il était hors de question que de telles insanités, accolées au nom de la mère de ses enfants, aillent devant les juges. Le scandale serait retentissant et le trône lui-même éclaboussé.

De retour au Châtelet après être passé chez lui se rafraîchir, se changer et prendre quelque nourriture, La Reynie trouva Alban qui l’attendait tiré à quatre épingles à son habitude.

-    Ne me dis pas que tu n’as pas bougé depuis hier ?

-    Non, je suis rentré mais le sommeil n’a pas voulu de moi. Quant à vous, vous n'avez pas dû dormir du tout si j'en juge à votre mine.

-    Non. Je n'y arrive jamais en voiture. Alors, cette nuit...

-    Vous avez vu le Roi ?

-    Et M. de Louvois. Tous deux sont tombés d'accord sur le fait que certain nom ne devait être prononcé à aucun prix, en particulier associé à ce que tu sais.

-    Ça je l'aurais parié. Que fait-on alors ?

-    Plus grand-chose. On brûle la Filastre, préalablement étranglée par Guillaume, et point final !

-    C’est-à-dire ?

-    Que l’on n’appréhende plus personne, que l’on tient en geôle sévère les Mauvoisin, Guibourg et consorts et que les magistrats de la Chambre ardente vont pouvoir se reposer.

-    Le tribunal est dissous ?

-    Seulement suspendu. Jusqu'à quand ? C’est une autre histoire...

-    J’ai bien entendu : nous avons l'ordre de ne plus arrêter qui que ce soit ?

-    Tes oreilles sont excellentes. L’ordre est formel !

-    Par tous les diables de l’enfer !

Alban semblait furieux tout à coup. Après avoir frappé sa paume gauche de son poing droit, il s’était mis à arpenter les dalles usées qui résonnaient sous ses talons. La Reynie le regarda s'agiter un moment puis, se laissant aller contre le dossier de son fauteuil, il frotta ses yeux fatigués en soupirant:

-    Si tu me disais pourquoi cela te contrarie à ce point ? Tu avais quelqu'un en vue ?

-    Plutôt oui ! Je comptais coffrer aujourd’hui même la baronne de Fontenac !

-    La mère de...

-    Exactement ! Hier au soir, tandis que vous galopiez en direction de Versailles, une vieille dame m’est venue voir chez moi...

-    Rue Beautreillis ?

-    Je n’ai pas d’autre chez moi. Mais il n’y a là rien d’étonnant : mon adresse n’est pas un secret et elle est venue ici auparavant où on la lui a donnée.

-    Et qu’avait-elle de si urgent à te dire ?

-    Oh presque rien ! Sinon que feu Mme de Brécourt avait tout à fait raison de soupçonner sa belle-sœur d’avoir empoisonné son époux.

-    Par tous les saints du Paradis !...

Bien réveillé, La Reynie s'accouda sur son bureau, ce qui mit son visage à peu de distance de celui du jeune homme :

-    Elle t’en a donné la preuve ?

-    Bien sûr que non. Elle veut d’abord que l’on assure sa sécurité et même son existence quotidienne. La Fontenac l’a jetée à la rue sans autre bagage que ses hardes et sans un liard en poche.

-    Alors qu’en as-tu fait ?

-    Elle est restée chez moi. Je n’avais pas le choix dans l’état d’épuisement où elle était. Venir de Saint-Germain à pied en mangeant seulement deux pommes grappillées sur le chemin c’est une rude épreuve. Surtout quand on n’a plus vingt ans.

-    Tu veux dire... qu'elle a couché chez toi ? Tu n’es pas un peu fou ?

-    Je ne vois pas où est le mal. Elle doit compter la soixantaine, elle est à peine plus grosse qu’une souris et elle ne tenait debout que par l’opération du Saint-Esprit. Je n’allais pas la rejeter dans les ténèbres extérieures alors que la place ne me manque pas puisque que j’habite la maison que m’a léguée, comme vous le savez, mon oncle le Procureur et que j’y vis seul depuis la mort d’Eusèbe, son valet, qui était presque aussi vieux que lui.

La Reynie se leva et reprit son chapeau qu’il avait posé sur un coffre en arrivant :

-    Je pense qu’il est temps pour toi de me faire visiter ton logis. Au fait, elle s'appelle comment ta protégée ?

-    Léonie des Courtils de Chavignol !

-    Peste, si elle manque d’argent elle ne manque pas de noms ! Et que faisait-elle chez les Fontenac ?

-    Oh, elle y gagnait son pain ! Le baron Hubert l’avait recueillie par charité un ou deux ans après son mariage. La dame de Fontenac n’étant pas femme à jeter l’argent par les fenêtres sauf pour ses plaisirs, Mlle Léonie y était chargée de la lingerie. Ensuite elle s’est occupée de Charlotte à sa sortie de nourrice jusqu’à la mort de son père où elle a été confiée aux Ursulines. L’enfant expédiée au couvent, elle a été employée à diverses tâches ménagères. Jusqu’à ce que, relevant de maladie, la charitable baronne estime qu’elle lui coûtait trop cher et s’en débarrasse sans plus de formes que s’il s’était agi d'une paire de chaussures éculées. Ce qui était une grosse sottise, mais elle ignorait que le déchet en question possédait le moyen de la perdre.

Harassé par sa nuit sans sommeil et son excursion à Versailles, La Reynie reprit sa voiture - cette fois en compagnie d’Alban - et quelques minutes plus tard on arrivait rue Beautreillis. Alban y habitait l’une des maisons construites sur les ruines du magnifique hôtel du financier Zamet[17] qui n’avaient plus grand-chose à voir avec le faste de ce dernier.

Le défunt procureur avait été un homme parcimonieux mais aimant ses aises. Il y avait là, entre cour et jardin, un petit bâtiment, pris sur un plus conséquent, comportant en rez-de-chaussée une salle qui s’achevait en cuisine, à l’étage deux chambres et, attenant à l'ensemble, une remise et une écurie surmontées d’une mansarde. Ce qui constituait un état de maison appréciable pour un célibataire, mais Alban n’ayant pas les moyens de s’offrir un valet, c’était la femme du portier de l’hôtel de Monaco à quelques pas dans la rue des Lions-Saint-Paul qui se chargeait de l’entretien moyennant une honnête rétribution.

Vu l’heure matinale, et surtout la fatigue de la veille, Delalande pensait trouver sa protégée encore endormie mais elle était bel et bien en train de s'activer au ménage. Un torchon noué sur la tête et un tablier sur sa robe, elle balayait la salle toutes portes et fenêtres ouvertes.

-    J’essaie de me rendre utile, expliqua-t-elle avec un sourire contrit, puisque je ne puis autrement prouver ma reconnaissance pour l’hospitalité reçue...

Il y avait une telle fierté dans ces mots que sa personne s’en trouvait magnifiée. Léonie de Chavignol eût été petite si elle n’avait tenu sa tête aussi droite. Elle avait une figure ronde mais finement ridée, et avec ses yeux noirs et vifs elle ressemblait à une pomme fripée, mais du torchon débordaient de beaux cheveux gris soigneusement coiffés.

-    Il ne fallait pas vous donner ce mal, fit Alban. Voici M. de La Reynie que vous souhaitiez tellement rencontrer.

Mlle Léonie se débarrassa de son attirail de femme de ménage et esquissa une révérence :

-    Je vous suis bien reconnaissante d’avoir pris la peine de venir m’entendre, Monsieur le lieutenant général. Ainsi qu’a dû vous le dire M. Delalande je veux vous donner les moyens d’envoyer Marie-Jeanne de Fontenac devant ses juges. Je sais de source sûre qu’elle a empoisonné son époux avec l’aide de son amant, il y a six ans.

La Reynie fronça le sourcil :

-    Si vous avez des preuves, donnez-les-moi !

-    Je ne les ai pas en ma possession. Voyez-vous j’ai été mise à la porte de façon si brusque que je n’ai pas eu la possibilité d’aller les chercher là où elles se trouvent. Il faudrait que vous vous rendiez à Saint-Germain...

-    Je vous arrête tout net, Mademoiselle. Je n’ai pas le droit, sur une simple dénonciation, d’effectuer une quelconque perquisition.

-    Mais... que faites-vous d’autre depuis une année ?

-    J’aurais dû dire : je n’ai plus le droit. Je vais dans les heures qui viennent suspendre les travaux de la Chambre ardente et les arrestations. Mais il est évident que si j’avais à ma disposition des preuves avérées... et d’abord en quoi consistent les vôtres ?

-    Un paquet contenant de la poudre et un billet d’un certain Vanens qui semblait au mieux avec Marie-Jeanne. Comment Hubert les détenait-il, je l’ignore. Il n’a pas eu le temps de me fournir des explications...

Au nom de Vanens, l’un des principaux inculpés,

Alban avait tressailli et échangé un coup d’œil avec son chef. Celui-ci reprit :

-    Comment avez-vous su qu’il les possédait ?

-    Il était à l’agonie et je le veillais. Soudain il a tendu la main vers moi. Je l’ai prise et il a dit très bas, c’était presque un souffle : « Je meurs... poison... la preuve... Clio... dans mon cabinet... sur le côté. » Il a vomi du sang et j’ai appelé.

-    Clio ? demanda La Reynie.

-    Dans son cabinet de travail qui était aussi sa bibliothèque, il y a entre les planches de livres des boiseries peintes représentant les neuf muses. Après sa mort et profitant de l’effervescence de la maison, j'ai pu m’occuper de Clio et j’ai trouvé la cachette non sans mal. J’ai lu la lettre mais Marie-Jeanne est survenue et j’ai eu juste le temps de remettre la chose en place et de faire semblant d’essuyer les livres, mais on m’a signifié que je n’avais rien à faire là et il m’a été impossible d’y retourner.

-    Ce que je ne comprends pas, s’étonna Alban, c’est que si M. de Fontenac savait qu’on l’empoisonnait, pourquoi n'a-t-il pas réagi ?

-    Il était déjà malade. A la suite de cette découverte il est allé mieux pendant quelque temps. Marie-Jeanne devait manquer de munitions mais elle a dû s’en procurer d’autres et, ensuite, tout a été très vite...

-    Et il n’a jamais rien dit à cette femme ? C’est incroyable, remarqua La Reynie. Vous avez une explication ?

-    Non. Il est parfois difficile de délabyrinther un cœur humain. Hubert n’était pas toujours facile à comprendre et puis je crois qu’il l’aimait encore trop. Ou alors s’est-il senti trop las pour l'accuser ouvertement. Quant à moi, je n'ai plus eu la possibilité de pénétrer dans ce qui était sa pièce préférée et qu'elle s'est annexée. C'est la raison pour laquelle je voulais vous prier de venir avec moi à Saint-Germain pour une visite domiciliaire. Peu m'importe qu'elle sache que je l'ai dénoncée...

-    Par malheur je n'en ai plus la latitude. Mais dites-moi pourquoi vous avez attendu qu'on vous mette à la rue pour en faire état.

-    A cause de Charlotte que l'on m'avait confiée avant de la reléguer au couvent. Sa mère condamnée et conduite à l'échafaud, sa vie s'écroulait. Vous connaissez ce qu'il advient des familles des condamnés.