-    Voilà ! Voulez-vous boire quelque chose de chaud ? Il fait un froid de gueux ce matin !

-    Je vais me répéter : pas à ce point-là ! Mais j'admets qu’un doigt de vin d’Espagne me ferait plaisir !

Une déjà ancienne amitié autorisait ce ton libre entre la grande dame et le gentilhomme que le Roi avait personnellement chargé de traquer le crime sous toutes ses formes et de purger Paris de ses sanies. La Reynie s’y employait d’une main de fer qu’il lui arrivait cependant de couvrir de velours lorsque son sens aigu de la justice l’exigeait. Originaires de Guyenne, les Fontenac avaient connu La Reynie alors président de ladite Guyenne au temps de la Fronde quand celui-ci, indéfectiblement fidèle au jeune roi, affrontait le parlement de Bordeaux et le prince de Condé retranché dans la ville. Ensuite, après avoir assisté le duc d’Epernon dans le gouvernement de Bourgogne, il vint à Paris, y acheta une charge de maître des requêtes et fut remarqué par Colbert au point que celui-ci le recommanda au Roi pour réorganiser la police de la capitale - en admettant qu'elle l’eût jamais été -et mettre de l’ordre dans l’incroyable pagaille régnant alors sur les nuits - et même les jours ! - de la ville. Chose plus appréciable encore, La Reynie ne rendait compte qu'au Roi et à son ministre. Ce qui lui laissait les mains libres vis-à-vis des autres magistrats... Au physique, et à cinquante-trois ans, c’était un homme de belle taille, droit comme un I et sans un pouce de graisse. Un visage aux traits nobles, sérieux mais sans excès, où la puissance du menton annonçait la volonté, un nez fort, deux yeux sombres, ouverts et pénétrants, d’un brun foncé comme l’épaisse chevelure à peine striée de quelques fils d’argent complétaient l’ensemble.

- Si vous me disiez ce qui amène chez moi un homme aussi occupé que vous ? fit Mme de Brécourt quand on les eut servis et qu’ils eurent trempé leurs lèvres dans le vin.

-    Votre nièce, Mlle de Fontenac, est arrivée chez vous cette nuit, n’est-ce pas ?

-    Mais... comment le savez-vous ? Souffla la comtesse sans essayer de cacher sa surprise. Je vous sais l'homme le mieux renseigné de France, mais je ne vous savais pas le don de double vue !

-    C’est beaucoup plus simple que cela : un mien cousin, le jeune Alban Delalande, qui est déjà l’un de mes meilleurs limiers, l’a rencontrée alors qu'elle avait perdu son chemin : il l'a prise en croupe et l'a menée jusqu'ici !

-    Ah ? Je vois ! Eh bien vous lui direz toute ma gratitude et...

-    Veuillez m'excuser mais ce n'est pas de cela dont je viens vous entretenir. Ce garçon a cru comprendre que cette jeune personne venait de s’enfuir des Ursulines de Saint-Germain ?

-    En effet, et elle avait pour ce faire la meilleure des raisons : sa mère entend qu’elle y prenne le voile et n'en sorte plus... et si vous venez la chercher pour l'y ramener, sachez qu’il ne saurait en être question !

La Reynie se mit à rire :

-    Chère comtesse ! J’ai trop à m’occuper avec les sorciers de tout poil que mes hommes arrêtent depuis le début de l'année pour galoper après des jeunes filles fugueuses, mais je crains que celle-ci ne soit en danger. Le hasard a voulu qu’au cours de son expédition, elle soit témoin d’un fait qu’elle n’aurait jamais dû voir. Ne me demandez pas quoi, ajouta-t-il précipitamment en voyant s'ouvrir la bouche de son amie. Alban lui a fait promettre de n'en parler à qui que ce soit mais à cet âge il arrive que l’on bavarde sans réfléchir... A d’autres âges aussi.

-    C’est... si grave ?

-    Cela touche au secret d’Etat ! En outre s'enfuir d’un couvent est chose sérieuse. Quand on commencera à la chercher c’est à Prunoy que l’on ira en premier. Bien que, si j’ai bonne mémoire, vous soyez brouillée avec votre belle-sœur.

-    Rien n’est changé. Je vous ai confié, il y a deux ans, le doute où m’a laissée la mort de mon frère. C’est pourquoi il est hors de question que je rende Charlotte. Sa mère, j’en jurerais, n’hésiterait pas à la faire passer de vie à trépas afin d’avoir la paix une bonne fois. Cependant, je n’ignore pas qu’elle a sur elle tous les droits et j’ajoute qu’elle éprouverait un vif plaisir à envoyer vos gens fouiller ma maison de fond en comble.

-    Seconde raison pour que votre filleule ne reste pas dans vos murs !

-    J’en suis d’accord mais où la mettre à l’abri ? Notre hôtel de Paris comme notre château normand seront pareillement suspects. De plus, qu’y ferait-elle seule ? Elle n’a que quinze ans !

-    Vous ne voyez personne à qui la confier ? Votre amie Sévigné par exemple ?

-    C’est la meilleure personne qui soit mais sa plume est beaucoup trop bavarde... Sa langue aussi d’ailleurs

-    J’y pense ! Vous êtes très bien en cour, vous-même. Mme de Fontenac l’est-elle aussi ?

-    Du vivant de mon frère elle y était acceptée avec lui et à cause de lui mais depuis sa mort, sa méchanceté et surtout sa sottise lui ont fermé nombre de portes. Pourtant... il paraîtrait qu'elle vient de temps à autre faire ses révérences à l’ex-Mme Scarron que le Roi a faite marquise de Maintenon pour la remercier de ses soins aux enfants que lui a donnés Mme de Montespan... dont l'astre semble pâlir. C'est une bigote et elle serait sans doute charmée de contribuer à l’arrestation d’une future nonne en fuite. Mais pourquoi ces questions ? Vous n’auriez pas l'idée d’envoyer ma pauvre Charlotte à la Cour ?

-    Il y a de cela mais pas entièrement. L’idée ne serait pas mauvaise en vertu du principe que c'est au milieu de la foule et en plein soleil que l'on vous remarque le moins. Or, sans aller jusque-là, vous êtes amie de Mme la duchesse d'Orléans, notre pittoresque princesse palatine ?

-    En effet. J’avoue que je l'aime beaucoup : elle est imprévisible mais son cœur est plus grand que Notre-Dame de Paris !

-    Parfait. Vous savez mieux que moi qu'en attendant la fin des gigantesques travaux de Versailles où le Roi a décidé que la Cour serait fixée définitivement, on la promène selon la saison de Saint-Germain à Fontainebleau avec seulement de brefs séjours dans le nouveau palais. Monsieur et son épouse, eux, partagent leur résidence entre le Palais-Royal à Paris et leur magnifique château de Saint-Cloud. Votre nièce serait ainsi à l’écart de la Cour et personne n’aurait l’idée ni l’audace de l’y chercher. Sans compter que je serai à même de la surveiller. Qu’en pensez-vous ?

-    Que vous êtes génial, que je vais faire atteler pour me rendre dans l’instant auprès de Madame... et que vous êtes le meilleur ami que l’on puisse avoir !

-    Merci ! Auparavant n’oubliez pas de lier la langue de vos serviteurs. Mlle de Fontenac n’a jamais mis les pieds ici !

-    Soyez tranquille ! J’ai en eux toute confiance !

-    N’en ayez pas trop tout de même. Ce que j'apprends en ce moment de ce que j’appellerai le « monde souterrain » réserve d’étranges surprises.

-    Pas chez moi. Tous mes serviteurs sont nés à Prunoy ou à Brécourt. Cela dit tout !

-    Même au Paradis terrestre il y avait un serpent ! J’insiste : faites attention !

La Reynie reparti, la comtesse réunit tout son monde et, sous l’œil sévère de Marguerite, lui tint un petit discours à la fois ferme et chaleureux tel qu’une mère de famille pourrait en tenir à ses enfants puis demanda ses chevaux. Une demi-heure plus tard elle roulait en direction de Paris où elle était certaine de trouver Madame. La veille, le bruit courait à Saint-Germain que la princesse, souffrant d’une indigestion, allait prendre médecine et garder le lit. Il était donc évident qu’elle ne bougerait pas. Cela donnait l’assurance d’un entretien en tête à tête autorisé par le degré d’amitié, donc d’intimité, que la duchesse d’Orléans accordait à la comtesse Claire...

Celle-ci ne rentra qu’à la nuit close et se rendit droit chez sa nièce quelle trouva assise dans son lit sous la surveillance de Marguerite et en train de faire disparaître le contenu du plateau que celle-ci lui avait apporté.

-    Voilà ! Tout est arrangé ! Exhala-t-elle en se laissant tomber dans un fauteuil sans avoir pris seulement le temps d'ôter ses vêtements de sortie où s'attardait l’odeur des frimas du dehors. Demain je vous conduirai à Paris. Madame, la duchesse d’Orléans, s’est déclarée prête à vous accueillir. Elle n’ignore plus rien de vous et vous serez parfaitement à l’abri chez elle.

Charlotte, qui mangeait une crème à la vanille, resta la cuillère en l’air :

-    Moi ? Chez une aussi grande princesse ? La propre belle-sœur du Roi ? Mais pourquoi ? fit-elle sans faire montre du moindre enthousiasme.

-    Parce que vous y serez mieux protégée que nulle part ailleurs. Non... ne protestez pas ! M. de La Reynie m’est venu voir ce tantôt et le conseil émane de lui.

-    M. de La Reynie ? Mais que sait-il de moi ?

-    Ce que lui a raconté le jeune homme qui vous a récupérée la nuit dernière.

-    Il le connaît donc ?

-    C’est l’un de ses meilleurs limiers... et aussi son cousin. Il s’appelle... Alban Delalande, ajouta-t-elle après un instant de réflexion.

La nouvelle ne causa aucun plaisir à Charlotte. Son sauveur lui avait plu et son imagination avait déjà commencé à poser les bases d’une histoire romantique... bien qu’il n’eût pas de plumes à son chapeau. Or ce n’était qu’un argousin ! Quelle déception !

-    Ah ! fit-elle seulement.

Elle se tut un instant puis :

-    Je voudrais bien savoir la raison pour laquelle il lui a parlé de moi ?

-    Parce qu’il estime - et nous estimons tous ! - qu’en restant ici vous courez le risque d'être reprise et, si votre mère en exprimait la volonté, menée à quelque couvent éloigné et beaucoup plus sévère que les Ursulines...

Elle s’abstint de dire qu’elle redoutait pour elle pis encore que cette éventualité : les hasards des chemins, les conditions de vie difficiles et - pourquoi pas ? - la maladie mystérieuse, l’accident bête qui la retrancherait purement et simplement du monde des vivants. En ces temps troublés c’était relativement facile et Claire tenait sa belle-sœur pour parfaitement capable d'aller jusqu’à cette extrémité dès l'instant où elle comprendrait qu’elle avait affaire à une rebelle et non plus à une fillette silencieuse et soumise.

-    Oh non ! Gémit Charlotte.

-    Oh si ! Il faut regarder les choses en face. Surtout si l’on vous aime ! Et c’est mon cas, continua-t-elle en passant un bras affectueux autour des épaules de l’adolescente pour poser un baiser sur son front. Celle-ci leva des yeux soudain humides. C’était bien la première fois qu’on lui disait qu’on l’aimait...

-    Alors vous n’êtes pas en train de vous débarrasser de moi... vous aussi ?

-    Mais non, petite sotte ! Je veux vous protéger et d’ailleurs je ne serai jamais loin ! Enfin Madame est le meilleur cœur de la terre. Vous pourrez le constater. Elle ne ressemble à personne et je crois même que vous vous amuserez chez elle. Et assurément plus qu'à la Cour !

-    Comment est-ce à la Cour ?

-    Fort brillant mais il convient à chaque minute de faire attention à l’endroit où l’on met ses pieds. Dès l’instant où deux fauves en jupons se disputent quasi publiquement le cœur du Roi jusque chez une pauvre reine que cela crucifie parce qu'elle n’a jamais cessé d’aimer son époux d’un amour aussi muet que désespéré, vous conviendrez que l’atmosphère s'avère parfois difficilement respirable ! Alors, c'est dit ? Nous allons au Palais-Royal demain ?

Cependant Marguerite qui se taisait depuis que Mme de Brécourt avait ouvert la bouche estima qu’il était temps pour elle de s’exprimer :

-    C’est très joli tout cela mais je ferai remarquer à Madame la Comtesse que Mlle Charlotte a pour seul bagage ses vêtements de pensionnaire et que...

-    Bien sûr ! Tu as raison et il faut y penser ! Même chez Madame, qui méprise la toilette au point de porter le plus souvent sa tenue de chasse quand elle n’est pas obligée d’arborer le grand habit de cour, il faut un minimum. Levez-vous Charlotte ! Et toi va me chercher deux de mes... ou plutôt j’y vais moi-même !

Elle disparut quelques instants et revint suivie d’une femme de chambre chargée d’une brassée de vêtements qu'elle déposa sur le lit. La comtesse y prit une robe de velours du même vert que les yeux de Charlotte et discrètement bordée d’une guirlande de fleurs en argent, la tint devant sa filleule en appuyant d’abord sur les épaules puis sur la taille et déclara:

-    C’est ce que je pensais. Elle est un peu plus petite que moi, plus mince aussi : il suffit de reprendre un ou deux pouces en largeur et autant en longueur, ce sera parfait... Idem pour cette autre et les jupes qui vont avec. Le manteau lui ne posera aucun problème. Restent les souliers...