-    Si j'ai bien compris Sa Majesté, l'impudence de cette femme ne connaît plus de bornes puisqu'elle ose se mêler de régenter le ménage royal ? La Reine devrait savoir qu’elle possède assez de charme pour attirer le Roi sans qu’il soit besoin des bons offices de cette guenipe comme dit Madame.

-    Madame est une mauvaise langue et vous aussi, trancha Marie-Thérèse. Le Roi est trop avisé pour donner son amitié à qui ne la mérite pas. Et si cette femme m’a fait du bien, je saurai lui en montrer ma gratitude.

Ayant dit et le dernier nuage de parfum répandu, la Reine fit une belle révérence à ses dames et prenant son missel s’en alla rejoindre son seigneur et maître pour entendre la messe. Les plus titrées la suivirent. Mme de Montespan demeura et se tourna vers Charlotte occupée à remettre en place sur la table à coiffer les nombreux pots et flacons dont on venait de se servir. Mme de Visé, l’unique Espagnole laissée à la Reine parce qu’elle avait épousé un Français, pliait et rangeait le peignoir de soie blanche et les vêtements de nuit. Elle s’éclipsa sur un signe de la surintendante :

-    Que dites-vous de cela, petite ? Ces étranges dispositions de Sa Majesté me paraissent menaçantes pour votre tranquillité !

-    Peut-être. Mais si c’est la volonté de la Reine, que puis-je faire ?

-    Pas grand-chose j’en conviens ! Cette vipère est habile à se faufiler partout. D’une piété « espagnole », la Reine est un mets de choix pour cette bigote doucereuse qui ne cesse de prêcher la vertu. Elle veut, en régentant le Roi, réformer la Cour, faire de Versailles une sorte d’Escorial parfumé à l’encens où les violons seront remplacés par les grandes orgues, où l’on ne dansera plus, où aucune jolie femme ne sera admise afin que soit aboli à jamais le règne des favorites détestées. Elle ne cesse de parler au Roi du salut de son âme et lui fait reprendre le chemin du lit conjugal mais elle couche avec lui en prônant le beau cadeau qu'elle lui fait là. Comme si un corps de cinquante ans pouvait en faire oublier un de vingt ans ! Voyez l’état où elle a réduit cette pauvre Fontanges qu'elle a persuadée d’accompagner sa sœur au couvent de Chelles !

Charlotte avait écouté sans mot dire la philippique exaspérée de la marquise mais ouvrit de grands yeux en l’entendant invoquer celle dont une bonne moitié de la Cour, à commencer par l’intéressée, était convaincue qu'elle l'avait fait empoisonner.

En effet, quelques mois plus tôt la malheureuse Angélique était trépassée au monastère parisien de Port-Royal où elle s'était fait transporter sur la réputation d'une austérité plus conforme à une fin exemplaire qu'à l’abbaye infiniment plus mondaine sur laquelle régnait sa sœur. Tenu au courant du mal par les ducs de La Feuillade et de Noailles, Louis XIV était allé la voir. Fontanges n’avait que vingt ans mais elle n’était plus que l’ombre d’elle-même et à ce spectacle il avait versé des larmes abondantes qui avaient arraché un ultime sourire à l’agonisante. Elle avait alors murmuré :

-    Je meurs contente puisque mes derniers regards ont vu pleurer mon Roi...

Cependant il fallait que Charlotte trouve quelque chose à répondre. Elle se contenta d’un banal :

-    Elle était très malade, ne s’étant jamais remise de son accouchement !

-    Sans doute mais quel exemple de choix à étaler sous les yeux du Roi que cette éclatante beauté menée au tombeau en deux ans par ses turpitudes !

Charlotte aurait pu faire remarquer qu’en fait de turpitudes la toujours belle Athénaïs était orfèvre en la matière, mais ce n'était pas à elle de lui faire la morale. D’ailleurs celle-ci continuait :

-    A présent la Maintenon a entrepris de circonvenir la Reine et comme celle-ci est trop malléable, elle n’aura guère de mal à la mettre sous son emprise. A ce moment-là, pouvez-vous me dire ce que vous deviendrez ? Elle n'aura trêve d’obtenir votre renvoi...

-    Mais pourquoi ?

-    Parce qu’elle a peur de vous ! Cessez donc de me regarder avec ces yeux ronds et venez ici !

Saisissant la main de Charlotte, elle la plaça devant un miroir :

-    Quel âge avez-vous ?

-    Bientôt dix-huit ans !

-    Elle avait cet âge quand j’ai présenté Fontanges au Roi... Vous avez le même et vous êtes presque aussi belle bien que différente !

-    Mais, Madame, à quoi songez-vous donc ? fit Charlotte qui craignait de commencer à comprendre. On dit que vous avez fort regretté d’avoir mis Mlle de Fontanges sous le regard du Roi...

-    Evidemment, je l’ai regretté ! Cette malheureuse s’est avisée de tomber amoureuse. Elle était bête à pleurer et les présents dont il l’a comblée lui ont fait perdre la tête. Elle s’est crue reine... Que dis-je, reine ? Déesse ! Vous êtes loin d’être sotte. Et il y a cette ressemblance... j’ai remarqué que les rares fois où l’on vous a vue dans le sillage de la Reine, le Roi vous a regardée...

-    C’est possible, mais peut-être parce que je lui rappelle un mauvais souvenir : celui d’une femme délaissée par lui et qui est allée chercher refuge au Carmel.

L'orgueilleuse Montespan lança :

-    Elle n'était pas de taille contre moi et, si vous le voulez, la Maintenon ne sera pas de taille contre vous !... Bon! Voilà que vous vous effarez de nouveau ! J’admets que je vous prends à l’improviste mais réfléchissez...

-    C’est tout réfléchi, Madame la surintendante ! Je n’aime pas le Roi et n’ai aucune vocation à devenir favorite. En admettant que vous voyiez juste.

Athénaïs se mit à rire :

-    Mais ni La Vallière ni moi-même n'y avions songé quand nous avions votre âge. Elle aimait Louis mais, timide et effacée, elle souhaitait l’aimer dans le silence et le mystère. Non à son de trompes et sur la place publique comme il a plu à notre Sire ! Quant à moi, j'étais fille d'honneur de Madame Henriette d'Angleterre, la première Madame, et j'étais follement amoureuse de... mon époux ! Aimez-vous quelqu'un?... Vous ne me le direz pas mais je suis certaine que c'est oui. C'est pourquoi je vous répète : réfléchissez ! Si vous laissez le champ libre chez la Reine à la Maintenon, elle vous fera chasser et vous aurez de fortes chances de rejoindre La Vallière dans son couvent...

-    Mais j'aime la Reine ! Gémit Charlotte près des larmes. En admettant que vos vues soient justes, jamais je ne voudrai lui causer la moindre peine ! Vous venez de la voir. Elle est heureuse pour la première fois depuis des années...

La favorite haussa ses belles épaules :

- Je tenais semblable langage à dix-huit ans. A cette différence que je ne risquais pas d’être rejetée dans les ténèbres extérieures...

Les ténèbres extérieures, Charlotte avait bien eu l’impression d'y pénétrer le jour où quittant Madame, Theobon et Cécile, elle avait pris seule le chemin de Saint-Germain. Elle allait entrer dans un monde où elle ne connaissait personne, où elle n’avait pas d’amies. Certes, le château, elle le connaissait depuis l’enfance. Elle aimait ses briques roses et ses chaînages en pierre blanche de Chantilly mais, comme si un génie malin se mêlait de sa déroute, elle vit, atterrée, arrivant en voiture dans la cour d’honneur, qu’on y faisait presque autant de travaux qu’à Versailles et qu’il y avait des échafaudages un peu partout. A croire que le Roi était possédé du démon de la construction !... Son Versailles encore inachevé il faisait bâtir à Marly et voilà que Saint-Germain à son tour se retrouvait sous les gravats et la poussière. Aussi songeait-elle avec une mélancolie grandissante aux charmes et à la lumière éclatante de Saint-Cloud et, l’hiver approchant, au confort douillet du Palais-Royal, au rire communicatif de Madame et aux bons moments passés dans les chambres des filles ou dans le parc. Par bonheur elle n’avait jamais approché la Bastille mais, en posant le pied sur les pavés de la cour, elle pensa que ça devait y ressembler ! Des murs, encore des murs! Quatre étages plus une terrasse, un donjon dans un coin et une admirable chapelle élevée quatre siècles plus tôt par le roi Saint Louis mais défigurée par les travaux ajoutaient à la tristesse du décor qui ressemblait un peu à un puits.

La Reine habitait au second l’un des plus vastes parmi les soixante-sept appartements du château. Il était contigu à celui du Roi et sis juste au-dessus de celui de Mme de Montespan. Les six pièces d’enfilade étaient indéniablement somptueuses : marbres diversement colorés, bronzes dorés, tapis des Echelles du Levant, brocarts et meubles d’essences rares, rien n'y manquait et l'ensemble était magnifique.

En outre, les fenêtres donnaient au sud sur les parterres de Le Nôtre, le Château Neuf, ses jeux d'eau et ses terrasses descendant jusqu’à la Seine, une bien jolie vue, ce qui n'empêchait pas l'atmosphère d'y être souvent irrespirable à cause de l'odeur complexe où dominaient l'encens et le chocolat. L'un reflétant l'extrême piété de la Reine et l'autre sa principale gourmandise. Elle buvait chaque jour sept ou huit tasses de ce liquide épais et très sucré qui lui gâtait les dents et lui valait parfois des digestions difficiles, mais c'était elle qui l'avait mis à la mode et elle en raffolait. Pour sa part, la nouvelle lectrice n'appréciait qu'à moitié.

En revanche sa position présentait certains avantages : une petite chambre voisine de celle de la Reine afin de la secourir en cas d'insomnies, un traitement régulier que versait chaque mois le trésorier de Sa Majesté et une garde-robe beaucoup mieux montée. A son arrivée, la dame d'atour, la duchesse de Béthune, s'était avisée de la quasi-indigence du contenu de ses bagages. Après avoir émis une opinion bien sentie sur le dédain de Madame pour la toilette, elle avait nanti Charlotte de vêtements, linges et souliers dignes d’une suivante royale, mais en précisant qu’il lui incomberait, à l’avenir, de remplacer ce qui s'userait.

Côté entourage, évidemment, c'était moins agréable que chez les Orléans. Les dames - toutes de haute naissance et de grande piété ! - regardaient avec une certaine méfiance cette fille qui avait osé s'échapper du couvent et qui avait été renvoyée de Madrid. Aussi Charlotte n'avait-elle rencontré de sympathie qu'auprès de la principale femme de chambre, la marquise de Visé, une Espagnole nommée Maria Abarca, la seule ayant échappé au nettoyage par le vide qui avait réexpédié de l'autre côté des Pyrénées le service espagnol de Marie-Thérèse quand la politique avec Madrid s'était tendue. Même la chère Molina qui avait servi la petite infante avait dû partir en dépit des supplications de la Reine. Maria de Visé était une femme d'environ trente-cinq ans, vive et gaie. Elle avait pris la jeune lectrice en sympathie et ne l'avait pas caché. Ce qui avait beaucoup réconforté Charlotte avec le fait que la Reine elle-même lui montrait de l'amitié et réclamait souvent sa présence. Surtout le jeudi ! Ce jour-là c'était le jardin secret, la face cachée de la souveraine que bien peu connaissaient : quand elle était à Saint-Germain, la Reine, vêtue simplement et couverte d'une mante à capuchon, faisait charger des paniers remplis de nourriture et de médicaments dans une voiture sans marque distinctive et s'en allait à l'hôpital-hospice aider les Dames de la Charité à soigner les malades.

La première fois qu'elle l’avait emmenée, Charlotte n’en avait pas cru ses yeux. Dans sa robe de laine bleue protégée par un vaste tablier de chanvre, ses cheveux enveloppés d’un bonnet, Marie-Thérèse se dépensait sans compter, allant d’un lit généralement occupé par deux personnes à un simple matelas, assistant l’un pour manger sa soupe, épongeant le front fiévreux d’un autre, toujours douce, toujours souriante, sans jamais montrer le moindre dégoût même devant les spectacles les plus répugnants. L’hiver était rude et l’hôpital surpeuplé. De toutes parts s’élevaient des plaintes, des gémissements, des quintes de toux, des râles. La maladie et la misère se partageaient tous ces corps étendus d’où s’élevait une odeur pénible qu’essayait de combattre celle des immenses braseros posés de loin en loin pour lutter contre le froid. Les robes des religieuses passaient comme des fantômes au milieu de cette humanité pitoyable. Celles de quelques femmes charitables s’y mêlaient, mais aucune n’était aussi efficace que la Reine. Une scène en particulier frappa Charlotte, qui, encore maladroite bien sûr, essayait de la seconder de son mieux : une violente quinte de toux s’était élevée dans un coin de la salle. Il y avait là, sur un matelas, un vieil homme que l’on venait d’admettre et qui, entre les répits de sa toux, jurait comme un païen en réclamant à boire. Il était sale à faire peur et, sous les plaques de crasse, sa peau présentait une sinistre teinte grise qui s’enflammait dramatiquement aux pommettes. On lui avait donné de l’eau à boire mais il l’avait renversée en braillant qu’un vétéran de Rocroi ne buvait pas de cette saleté. Comme la toux reprenait, Marie-Thérèse se pencha sur lui. Elle tenait un gobelet de vin d’Espagne qu’elle approcha des lèvres du vieux !