-    De quoi ? De muse ? Je suppose qu’il n’y a pas une cachette derrière chacune de ces neuf dames ?

-    Et vous avez indiqué Clio !

-    Bien sûr que j’ai indiqué Clio et je persiste puisque c’est ce que m’avait confié mon cousin. Je vous rappelle que j’ai vu, de mes yeux vu, ce qu’il y avait à l’intérieur : une lettre et un paquet que je n’ai pas eu le loisir d’explorer...

-    Eh bien, ma chère demoiselle, moi je n’ai absolument rien trouvé ! Pas de lettre, pas de paquet ! Et je ne peux que constater que quelqu'un est passé avant moi et a tout emporté !

-    Mais qui ? Je suis certaine qu'Hubert n’a parlé qu'à moi seule !

-    On a pu l’entendre.

-    En ce cas on se serait empressé de se servir. Or, il était mort depuis plusieurs jours quand j’ai découvert le pot aux roses.

-    Oui, mais vous n’avez pas eu le temps de le prendre parce que la veuve vous a interrompue. Vous m’avez dit que vous aviez eu juste le temps de refermer ?

-    C’est exact.

-    Etes-vous vraiment sûre qu'elle n’a rien vu ? Auquel cas il ne faut pas chercher plus loin : c'est elle qui les possède... et nous il ne nous reste plus que nos yeux pour pleurer. Nous n'avons pas l’ombre d’une preuve. Et comme je n’ai pas non plus La Pivardière pour le travailler au corps, je ne vois pas ce que nous pourrions faire...

Mlle Léonie non plus. Elle pleurait. Tellement même qu’Alban alla chercher une bouteille de vin et deux verres qu’il remplit pour lui et son invitée :

-    Cela ne sert à rien de vous mettre dans cet état ! Buvez un coup ! Vous aurez les idées plus nettes et moi aussi...

Elle cessa de pleurer, renifla, sortit son mouchoir pour s’essuyer les yeux et finalement prit le verre et le vida d’un trait :

-    Qu’allons-nous faire maintenant ?

-    Chercher La Pivardière bien sûr ! N’oublions pas que c’est lui l’assassin de Mme de Brécourt ! Alors la chasse continue !

CHAPITRE XI

LE GRAND DÉMÉNAGEMENT

Cette fois c’en était fait : le Roi, la Reine et la Cour quittaient Saint-Germain pour n’y plus revenir. C’était le 2 mai 1682. On allait habiter Versailles, laissant les deux châteaux entrer dans un sommeil dont ils ne se réveilleraient plus guère. Massés de chaque côté de la route, les habitants, consternés, regardaient passer le brillant cortège des trois imposantes « maisons » royales escortant le carrosse rouge attelé à six chevaux bais du Roi, celui bleu de la Reine attelé à six chevaux blancs, celui du Dauphin rouge aussi avec des chevaux gris enveloppés par les régiments des gardes du corps, des Suisses, des gardes françaises et suivis d’une ligne interminable de voitures où avaient pris place tous ces hauts personnages et grands serviteurs dont depuis des années vivait Saint-Germain. La tristesse était peinte sur les visages de ces gens que l’on abandonnait ainsi et il y avait des larmes dans bien des yeux.

Mais en ce qui concernait les « partants », on n’était pas beaucoup plus gais. Depuis que Louis XIV avait annoncé six ans auparavant son intention d’établir sa personne, sa cour et son gouvernement à Versailles, on avait fini par ne plus y croire et s'engourdir dans la bienheureuse certitude qu’en admettant que cela vienne un jour, ce serait plus tard, beaucoup plus tard... dans un avenir agréablement flou. Le pire étant que l’on n’en bougerait plus ! On allait s’établir définitivement à la « campagne ». Autant dire dans la brousse! On était si aise à Saint-Germain dont le site était charmant, à trois heures de Paris, où l’on pouvait même se rendre en empruntant le fleuve quand les chemins étaient trop boueux et que l’on n’était pas trop pressés. L’on y avait ses habitudes, ses hôtels ou ses propriétés et il fallait quitter cet Eden pour un palais immense, fabuleux certes, mais plein de courants d’air, pratiquement impossible à chauffer, implanté dans un paysage plat et marécageux dont on n’avait pas encore fini d’effacer les inconvénients. Même ceux qui avaient pu se faire construire des demeures dans la ville en gestation auraient préféré qu’on leur donne davantage de temps pour faire leur installation... Grâce à Dieu la belle saison commençait et la perspective du grand parc étendu à la suite des plus beaux jardins et de leurs jeux d’eau était séduisante mais ne compensait pas, pour ceux, moins favorisés, qui n’avaient pas pu faire construire la pensée de s’établir dans des logements exigus, des entresols bas de plafond, voire des soupentes... Sans compter le fait que le palais était encore en cours de travaux ! Cette année voyait s'achever les Grandes Ecuries ainsi que l'aile du Midi - celle du Nord n’était qu’en gestation! - et la première chapelle allait être bénie en présence du Roi, mais ce n'était guère consolant. En résumé, assez peu d'avantages pour énormément de désagréments...

La vie dans l’entourage de la Reine n’était pas follement récréative mais Charlotte, ces derniers mois, y avait trouvé une tranquillité et un calme tels qu’elle n’en avait pas connus depuis son couvent. Les heures de la journée étaient rythmées de façon immuable par les obligations - et aussi les nombreuses prières ! - de la Reine. Une sorte d’apaisement venu du monde extérieur s’y était ajouté. Les assassins de Mme de Brécourt avaient expié leur forfait sur la roue et si l’on n’avait pu retrouver La Pivardière que l’on soupçonnait d’avoir passé une frontière, celui-ci n’en était pas moins condamné à mort s’il avait la mauvaise idée de revenir. Paris - et la Cour donc ! - connaissait un réel soulagement : la Chambre ardente, un moment remise en activité, était définitivement close. Après celui de la Filastre on n’avait rallumé qu’un ou deux bûchers. En revanche, les principaux accusés avaient pu sauver leur vie - tant on redoutait leurs déclarations publiques avant de mourir ! -, mais à quel prix ! La fille Voisin et une autre sorcière avaient été envoyées à la forteresse de Belle-Île, le prêtre satanique Guibourg, Lesage et deux de leurs complices Romani et Galet à la forteresse de Besançon mais ils y étaient autant dire emmurés et, pour plus de sûreté, on les avait enchaînés aux murs de leur prison. De plus, et les ordres de Louvois étaient impitoyables, au cas où il leur arriverait de protester ou de citer certains noms, on les avait avertis qu’ils seraient « corrigés si cruellement au moindre bruit qu’ils feront qu’il n’y en ait pas un qui ose souffler[21] ».

Le grand déménagement vint rompre l’espèce de cocon dans lequel s’était enfermée Charlotte. Quitter Saint-Germain lui faisait de la peine parce qu’elle savait que c’était sans retour. Au moins les dimensions du vieux château étaient-elles à taille humaine ! Il n’en allait pas de même pour celles de l’immense Versailles. Elles lui donnaient l’impression d’être jetée à la mer. Fini les descentes matinales au jardin avec parfois un livre à la main. Si la Reine utilisait rarement sa lectrice, celle-ci ne se privait pas de dévorer tout ce qu’elle pouvait trouver. Fini les rencontres presque familières, rendues possibles par la proximité, avec certaines personnes de la Maison du Roi ! Et à l’occasion avec le souverain en personne qui semblait prendre plaisir à échanger quelques paroles avec cette jeune fille qui lui en rappelait une autre. Un plaisir que Charlotte se surprit à partager. Louis XIV pouvait se montrer charmant quand il le voulait. Parfois aussi avec Mme de Montespan que ces brèves entrevues paraissaient enchanter ! A Versailles ce côté familier allait devenir plus rare, en admettant qu’il existât encore puisque les Grands Appartements des deux époux royaux étaient en voie d’être séparés par les quelque cent toises[22] de la galerie en construction. En revanche, il fallait espérer que l’on verrait plus rarement Mme de Maintenon !

Celle-ci, en effet, réussissait chaque jour un peu plus à s’insinuer dans les bonnes grâces de la Reine. L’astucieuse marquise avait réussi à convaincre la douce Marie-Thérèse du rôle prépondérant qu'elle jouait dans les retours d’affection - aussi bien diurnes que nocturnes ! - d'un époux que la malheureuse continuait à adorer en silence. Charlotte ne l'avait-elle pas entendue soupirer un matin avec une sorte d'extase :

-    Dieu a suscité Mme de Maintenon pour me rendre le cœur du Roi !

N’avait-elle pas, aussi, répondu à sa dame d’honneur, la duchesse de Créqui, tentant de modérer cet enthousiasme :

-    Le Roi ne m’a jamais traitée avec autant de tendresse que depuis qu’il l’écoute !

Propos qui mettaient hors d’elle Mme de Montespan, laquelle n’hésitait pas à s’en prendre à Charlotte :

-    Je n’ignore rien de vos petites rencontres matinales avec le Roi et je sais qu’il vous voit sans déplaisir ! Qu’attendez-vous pour vous montrer plus aimable... moins réservée, que diable !

-    Je ne suis pas certaine que ce serait de bon aloi, Madame. En outre Sa Majesté m’impressionne, je l’avoue...

-    Il impressionne tout le monde ! Sauf moi ! Quant à cette pauvre Fontanges, cela allait jusqu’à l’éblouissement !

-    C’est qu'elle aimait le Roi, Madame !

-    Et vous ? Vous ne l'aimez pas ?

-    Je... je ne crois pas ! Pas comme Fontanges l’entendait, à mon sens !

-    Taratata ! On aime toujours le Roi ! Enfin... on doit toujours se tenir prête à l’aimer ! Secouez-vous, ma petite, et souriez-lui davantage si vous ne voulez pas voir un jour la Maintenon reine de France !

L’idée fit rire Charlotte :

-    Vous évoquez l’impossible, Madame ! Même si la Reine venait à disparaître - ce qu’à Dieu ne plaise ! -, le plus grand roi du monde ne la remplacerait pas par... par...

-    Cette vieille rôtisseuse de balais ? Riposta brutalement la marquise. Je la crois capable de l’amener à ce scandale.

-    Heureusement la santé de la Reine est fort bonne ! Il faudrait... oh non ! Il n’est pas possible qu’elle puisse imaginer...

-    De la faire passer de vie à trépas ? Peut-être n’y pense-t-elle pas elle-même mais je suis persuadée que d’autres y pensent pour elle ! Et le nombre de ses fidèles ne cesse d’augmenter. Alors cessez de faire la mijaurée et montrez-vous plus gracieuse ! Débrouillez-vous pour détourner ce benêt d’une telle harpie !

La marquise s’était esquivée là-dessus, laissant Charlotte se demander si oui ou non elle avait bien entendu. Avait-elle vraiment traité le Roi-Soleil de benêt ?...

Le lendemain elle recevait deux robes ravissantes : l’une en satin vert céladon, l’autre en moire rose pâle sans somptuosité déplacée mais propres à rehausser la beauté d’une jouvencelle de dix-huit ans. Un mot bref les accompagnait : « Ceci devrait vous convenir. N’oubliez pas qu'à Versailles il y aura beaucoup de monde. Il faut que l’on vous voie ! »

Que faire sinon remercier et ranger soigneusement ces falbalas inattendus qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver tentants mais qui ne laissaient pas de la mettre dans l’embarras. Elle aimait de moins en moins l’idée de remplacer la pauvre Fontanges tragiquement disparue. On pouvait même dire qu’elle lui répugnait. Aussi dans la voiture qui l’emmenait avec Maria de Visé vers leur nouvelle destination y pensait-elle avec un mélange de crainte, de doute et l’idée déprimante qu’elle allait se trouver prise entre deux feux : elle savait la Montespan capable de tout sous l’empire de la colère et de l’orgueil blessé. Outre le souvenir cauchemardesque qu’elle gardait de la nuit de sa fuite, elle avait été témoin, quelques jours plus tôt, d’une scène proprement incroyable. La marquise raffolait des parfums dont elle s'arrosait abondamment. Or, Louis XIV ne les appréciait pas et, ce jour-là, alors qu’il venait de faire monter la Reine en carrosse où Athénaïs devait aussi prendre place, il lui avait reproché sèchement cette débauche de senteurs :

- Je ne vous empêche pas de sentir mauvais ! lui avait-elle vertement répondu avant de lui tourner le dos.

Dieu sait à quelles extrémités elle pouvait se laisser aller si Charlotte la décevait ! D’autre part la Maintenon ne la rassurait pas davantage. Elle se méfiait des regards qu’on lui jetait pendant qu’on lui souriait. Et moins encore les mots surpris par elle, en apportant à la Reine une écharpe que celle-ci lui avait demandée. Marie-Thérèse s'apprêtait à faire sa dernière promenade dans les jardins en terrasse du Château Neuf. Pas seule évidemment : ils étaient nombreux ceux qui voulaient dire un ultime adieu à ces lieux où, depuis plus de deux cents ans, s'était déroulée l’Histoire. Mme de Maintenon était de ceux-là et s’était empressée de venir saluer la Reine qui l’avait invitée à cheminer de concert.

Et ce fut en rapportant l’écharpe que Charlotte entendit :