- Cette pauvre Mme de Fontenac fait peine à voir. L’horreur du forfait commis par celui qu’elle avait eu la faiblesse d’aimer la poursuit et elle ne cesse d’implorer le pardon du Seigneur ! Elle ne sort plus de chez elle que pour se rendre à l’église et soulager les miséreux. En vérité, cela est vraiment touchant...
L’arrivée de Charlotte l’avait interrompue et elle s'était écartée prestement, mais la jeune fille ne s’était pas trompée sur la signification du regard moqueur que la dame lui avait adressé. Le temps n’était plus très éloigné où Marie-Thérèse, si habilement circonvenue, laisserait parler son bon cœur, accueillerait peut-être même une femme si intéressante et pourrait s’attacher à réunir une mère « douloureuse » et sa fille rebelle. Surtout si l’on parvenait à la persuader que c’était la volonté de Dieu !... Mme de Montespan avait raison, il fallait agir ! Ou du moins essayer en admettant que ce soit encore possible...
Pour permettre à la multitude des serviteurs chargés de son quotidien d’organiser son emménagement, le Roi avait décidé de faire une escale de trois jours chez Monsieur son frère. Dans ce but le long cortège du grand déménagement se sépara donc en deux parties inégales, la plus importante poursuivit sa route tandis que l'autre gagna Saint-Cloud... Une circonstance qui enchantait Charlotte, ravie de pouvoir bavarder avec Lydie de Theobon et Cécile de Neuville autrement que par le truchement des billets qu'elles échangeaient. Ce qui lui avait permis de soupçonner que tout n’allait pas pour le mieux chez les Orléans.
Aussi fut-elle à peine surprise de retrouver le cher Saint-Cloud baignant dans une atmosphère difficile où la bonne humeur n'était qu'apparente. La beauté des jardins où mai épanouissait des milliers de roses, la splendeur raffinée des salons et des appartements abondamment fleuris ne faisaient que souligner par contraste une tristesse latente. L'exubérance habituelle de Monsieur, toujours paré comme une châsse, avait quelque chose de contraint. Quant à Madame, vêtue pour une fois avec élégance de taffetas nacarat[23], de dentelles d'Alençon et de perles, ses yeux rougis sous la poudre parlaient de larmes et de nuits sans sommeil. En outre, un certain frémissement de narines révélait à qui la connaissait une colère difficilement contenue. Mais il fallut attendre l’heure du feu d’artifice tiré dans le parc pour que Charlotte pût s’isoler avec ses deux amies :
- Si la présence de Mme de Montespan lui est indifférente, expliqua Lydie, elle a dû faire appel à toute sa bonne éducation pour supporter sans piper, vous devez vous en douter, celle de Mme de Maintenon dans sa maison...
- Au point d'en pleurer ? N'est-ce pas exagéré ?
- Vous n'y êtes pas ! C'est bien plus alarmant ! Madame est depuis le début de l'année victime d'une véritable cabale menée par le chevalier de Lorraine, la Grancey et le marquis d'Effiat. Cabale destinée à la perdre dans l'esprit de Monsieur, du Roi et de lui rendre la vie intenable !
- Mais pourquoi maintenant ?
- Parce que l'Affaire des poisons a pris fin et que la Chambre ardente n'existe plus. Souvenez-vous, Charlotte, de la peur qu'on avait de M. de La Reynie dans l'entourage de Monsieur !
- La Cour entière avait peur de lui.
- Mais singulièrement les « mignons » de monseigneur. Ils vivaient dans l'angoisse tant que fut sur le tapis la question de savoir si l'on pourchasserait aussi la sodomie. A présent la menace a disparu et la confrérie a relevé la tête. Elle a compris surtout depuis l'arrivée de la Dauphine que la position de Madame devenait plus fragile.
- Je ne vois pas pourquoi.
- Mais si ! Tant que la faveur du Roi et « l'affection » de son époux la soutenaient, Madame était inattaquable, mais cette nouvelle Allemande - on estime qu'une seule suffit à la cour de France ! - a sans le vouloir grignoté sa position. La Dauphine amuse le Roi et aime la chasse. Aussi pour la bande qui a pu inscrire impunément à son palmarès la mort d'Henriette d’Angleterre, la première Madame ne voit pas de raison pour que la deuxième en réchappe.
- Mais enfin en quoi les gêne-t-elle ?
- Elle les déteste et ne s’en cache pas. Une des multiples lettres écrites par elle à sa tante Sophie de Hanovre a été subtilisée et n’a laissé aucun doute sur ce qu'elle en pense. Alors, la guerre a commencé, une guerre de harcèlement où le moindre de ses gestes est tourné en dérision, où l’on moque ses emportements, son physique, ses habitudes, l’accent qui lui revient parfois. Que sais-je encore ? Et le tout combiné de façon assez habile pour mettre les rieurs de leur côté, à commencer par Monsieur lui-même. Quant à Madame, elle ne possède pas la maîtrise de soi de la Reine. Elle réagit, elle crie, elle vitupère, elle pique des crises de fureur. Sans tenir compte, il faut bien le dire, des conseils du Roi qui a tenté de lui faire comprendre qu’à la Cour, le silence et le mépris sont les meilleures armes pour faire taire les ragots.
- C’est folie d’espérer d’elle un tel comportement ! Elle est tout d’une pièce ! Le Roi, s'il en a connaissance, ne pourrait-il s'en prendre à ceux qui suscitent une telle tempête de larmes et de fureurs ?
- Sans doute... mais se tient auprès de lui une personne qui a horreur du bruit, qui prêche le silence, l'accommodement, la patience, la vertu...
- La vertu ? Pour ces gens-là ? Il me semble avoir ouï-dire que Sa Majesté exècre la sodomie !
- Aussi ce léger... travers est-il mis en veilleuse depuis quelque temps afin que les torts soient du côté de Madame.
- Et que gagneront-ils de plus s'ils réussissent à éliminer notre Palatine ?
- Oh, c'est élémentaire ! Ils auront le champ libre pour « plumer » Monsieur sereinement sans que personne ose venir se mettre en travers. Lorraine et Effiat sont déjà gorgés d’or mais ils n’en n’ont jamais assez...
- Mon Dieu ! Comment est-ce possible ? Pauvre, pauvre Madame ! Ne trouvera-t-elle pas quelqu’un pour la défendre ?
- Ceux qui l’aiment comme moi, Mme de Clérambault, Neuville, ses serviteurs et vous pareillement je suppose ? Mais de quel poids pesons-nous contre un ennemi si lourdement armé ? Notre affection lui apporte, au moins, un peu de réconfort !
- Bientôt la mienne ne pourra plus s’exprimer que par écrit, soupira Cécile qui n’avait encore rien dit. Je me marie... ou plutôt mon frère me marie... à un très important personnage de notre pays.
- Comme vous dites cela ! S’étonna Charlotte. Ne devriez-vous pas être heureuse ?
- Ce n’est pas un mot à prononcer devant elle, conseilla Lydie.
- Est-ce qu’elle... ne l’aime pas ?
- Vous allez tout de suite comprendre, soupira Cécile. Il a le double de mon âge, un triple menton et une bedaine de cardinal... mais il est immensément riche ! Alors dans une semaine j’aurai quitté Saint-Cloud, Madame... et vous sans grand espoir de retour !
Elle avait visiblement envie de pleurer et Charlotte ne le supporta pas :
- N’acceptez pas, voyons ! Vous êtes jeune, jolie, sous la protection de Madame. Il faut...
- Me révolter ainsi que vous l’avez fait ? Pour aller où ? Vers qui ? Ce mariage a reçu l'approbation du Roi... et je n’ai pas le choix, ma chère Charlotte. Mais ne vous tourmentez pas trop pour moi ! Il y a un coin de ciel bleu dans cette grisaille : mon... fiancé a une réputation de bonté tant chez les petits que chez les grands. Il y a longtemps qu’il m’aime, paraît-il, et ce n’est pas sa faute s’il n’est pas aussi beau que le chevalier de Lorraine. Je ne serai peut-être pas malheureuse !
- Ce que vous seriez à coup sûr si le chevalier avait été votre conjoint ! conclut Lydie. Eh bien nous allons nous mettre à la mode de Madame et vous écrire des centaines de lettres. Contre l’amitié véritable, la distance est impuissante !
Theobon avait raison et puisque Cécile semblait résignée, Charlotte n’avait plus rien à objecter et elle se contenta de l’embrasser en lui promettant elle aussi de donner beaucoup de nouvelles. Cependant l’apparition du Roi dans cette affaire la choquait : il avait donné son consentement pour un mariage à ce point disproportionné alors qu’il n’avait peut-être jamais vu le prétendant... et peut-être jamais remarqué Cécile. Et Charlotte n’aimait pas l’idée qu’un seul homme - fût-il couronné - pût disposer ainsi de la vie de ses sujets sans distinction d’âge ni de sexe, décidant en aveugle de leur destin sans qu’ils puissent émettre la moindre protestation. Et maintenant il y avait cette femme, cette ombre grise et silencieuse attachée à ses pas qui, à travers lui, cherchait à s’attribuer au moins une part de cette toute-puissance !
Cette nuit-là, Charlotte eut du mal à trouver le sommeil, ce qui la mit de mauvaise humeur dès le réveil. Aussi quand la Reine n'eut plus besoin d'elle - Il n’était pas rare qu’elle l’aidât à l’habillement et à la parure, Marie-Thérèse ayant remarqué son goût déjà affirmé -, elle descendit dans les jardins comme elle en avait pris l’habitude lors de ses séjours à Saint-Cloud. Et aussi pour profiter encore du foisonnement des roses. Dans deux jours ce serait Versailles d’où les beaux dessins de M. Le Nôtre bannissaient cette sorte d'exubérance.
Elle rejoignit son banc préféré à demi-dissimulé par un buisson odorant mais, en l’atteignant, elle laissa échapper une exclamation en constatant qu’il était occupé. Elle s’apprêtait à prendre une autre direction quand l’importun se leva et la rejoignit :
- Un moment s'il vous plaît, Mademoiselle de Fontenac!
C'était Adhémar de Saint-Forgeat. Plus tiré à quatre épingles, plus emplumé et enrubanné que jamais dans des tons allant de l'azur pâle à l’outremer, il offrait un beau salut qu’elle paya d'une brève révérence :
- Je ne pensais pas rencontrer âme qui vive dans ce coin écarté et de si bon matin après la fête de cette nuit. Qu’y faites-vous donc ?
- N’ayant pas oublié que vous affectionnez cet endroit, je vous y attendais…
- N''était-ce pas un peu aventuré ? J’aurais pu aller ailleurs...
- Non. Un pressentiment me disait que je vous y verrais. Il faut que je vous parle !
- De quoi, mon Dieu ?
Il la dérangeait, ce qui n’améliorait pas son humeur.
- Vous allez le savoir... mais faites-moi d’abord la grâce de vous asseoir. Ce sera... plus facile !
Pensant que discuter serait inutile, elle obtempéra :
- Voilà ! Je vous écoute ! Hé mais que faites-vous ?
De la façon la plus imprévisible, il plia en deux sa longue carcasse et mit un genou en terre. Le mouvement dégagea un peu plus du parfum d’ambre dont il faisait usage :
- Je prends l’attitude convenable pour ce que j’ai à dire: ma chère Charlotte, voulez-vous me faire la grâce de me prendre pour époux et de devenir de ce fait comtesse de Saint-Forgeat ?
- Vous voulez m’épouser ? Vous ? Émit-elle sidérée.
- Oui, moi ! Verriez-vous là quelque chose de surprenant ?
- Plutôt. Vous êtes toujours des familiers de Monsieur ?
- Bien entendu, mais je ne vois pas pourquoi ce serait un empêchement.
- Un empêchement non, mais la plupart de ses gentilshommes sont célibataires !
- Ce n’est pas une règle immuable ! Chacun sait que votre amie Theobon est secrètement mariée à Beuvron qui est des nôtres.
- Qui était des vôtres. On ne le voit plus guère... mais laissons cela. Me direz-vous la raison qui vous pousse à demander ma main ? Serait-ce que vous m’aimez ?
- Oh l’amour !... Seriez-vous très fâchée si je me relevais ? Cette position est diantrement inconfortable !
La mauvaise humeur de Charlotte n'y résista pas. Elle éclata de rire :
- Mais je vous en prie !... Relevez-vous ! Et tenez : asseyez-vous là ! La conversation sera plus aisée.
- Ah merci ! fit-il avec un soupir de soulagement. Où en étions-nous ?
- Je vous demandai si vous m'aimiez et vous avez répondu : « Oh l’amour ! » Comment l'entendiez-vous ?
- Eh bien, je pensais que le... enfin ce sentiment n’est pas indispensable pour faire un bon mariage. Peut-être même est-ce un inconvénient dès l’instant où cela peut troubler... une bonne entente !
- Je me disais aussi ! Alors pourquoi voulez-vous m’épouser ?
- Parce qu’il me semble que nous nous convenons. A tous égards ! Nous sommes bien nés tous les deux, vous êtes belle et je suis beau, vous êtes riche...
- Un instant, coupa Charlotte. Où prenez-vous que je suis riche ? C’est ma mère qui l’est et elle ne me donnera jamais un sol...
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