- Moi d’abord qui souhaite vivement le bonheur de ce cher ami... Ensuite Monsieur qui se trouve dans les mêmes dispositions...
- Parce qu’il fait tout ce que vous voulez ! lança-t-elle, rendant dédain pour dédain. Ce qui ne signifie rien ! Je suis à la Reine, Monsieur, et n’appartiens plus à la maison d’Orléans! Veuillez me laisser passer !
- Plus tard ! Nous avons encore à parler !
- Je ne crois pas ! Je répète : laissez-moi passer !
- Pas avant de vous avoir mis les points sur les « i » ! Vous êtes à la Reine, soit ! Mais au-dessus d’elle il y a le Roi et il se trouve qu’il est plus que favorable à cette union !
- C'est faux ! Le Roi vous déteste, vous et ce que vous représentez ! Pourquoi vous ferait-il plaisir en contrariant son épouse ?
- Serait-elle si contrariée ? Vous savez qu'elle apprécie chaque jour davantage Mme de Maintenon à qui elle doit le retour d'affection du Roi ? La marquise est très persuasive. Elle saura lui expliquer qu'en donnant la main à ce mariage, elle procurera un contentement sensible à son époux tout en assurant un établissement inespéré à une modeste suivante. Devenue Mme la comtesse de
Saint-Forgeat vous pourrez prendre rang parmi ses dames, devenir - qui sait ? - dame d'atour ? C’est élémentaire en vérité ! Pensez-y !
Conscient d’avoir frappé un grand coup, il rompit là, vira sur ses talons rouges et repartit tranquillement vers le château. Ecrasée par ce qui lui semblait d’une logique implacable, Charlotte était restée figée avec, dans la bouche, le goût amer de la défaite ! Ce démon n’avait que trop raison et si la Maintenon se faisait sa complice, elle savait qu’elle ne serait pas de force...
Saint-Forgeat, lui, n’avait pas bougé, n’ayant d’autre issue que s’enfoncer dans le labyrinthe ou bousculer Charlotte pour pouvoir s’éloigner. Or elle semblait changée en statue et était devenue si pâle qu’il s’inquiéta :
- Voulez-vous que nous rentrions ?
Il lui tendait une main qu’elle ne vit pas. Elle demanda :
- Que vous ai-je fait ?... Pourquoi me tourmentez-vous ainsi ?
- Vous tourmenter ? Je n'y songe pas un instant ! Je veux seulement vous épouser. Est-ce si terrible ?
- Oui... si je ne le souhaite pas ! Et je vous croyais mon ami.
- Ne me suis-je pas montré un bon ami en vous sauvant la vie ? Que voulez-vous de plus ?
Elle l’enveloppa d’un regard accablé. Etait-il vraiment stupide ou faisait-il semblant ?
- Vous ne me laisserez jamais l'oublier, n’est-ce pas ? fit-elle avec amertume. Et croyez que je vous en gardais de la reconnaissance... mais puisque vous en demandez le paiement...
- Où le prenez-vous ? Il me semble qu’en cette affaire, c’est moi qui apporte le plus. Un titre, un beau nom, un château, des terres...
- J’en suis tout à fait consciente. Mais je ne comprends pas pourquoi, possédant cet apanage, vous vous obstinez à me vouloir pour femme moi qui n’ai rien ? A moins que vous ne considériez que, me l’ayant conservée, ma vie vous appartient de droit ? Si encore vous m’aimiez...
- C’est une obsession ! Cet amour auquel vous paraissez tenir tellement n’est guère d’usage à la Cour dans les transactions de mariage... Et vous devriez penser que l’on pourrait vous unir - vous qui êtes sans dot ! - à un baron quinteux mais riche qui vous demanderait pour votre seule beauté. Je m’étonne même que ce ne soit pas déjà arrivé. Qu'auriez-vous fait dans ce cas ?
- Ça ne m’est jamais venu à l’esprit mais soyez sûr que j’aurais refusé...
- Au risque d’être envoyée dans un lointain couvent ? Quand les ordres viennent de haut, il n’est jamais bon de dire non...
Charlotte ne répondit pas. Elle songeait à Cécile, tenue à vingt ans de se laisser donner à un quasi-vieillard simplement parce que son frère le voulait et que le Roi approuvait.
- Vous devriez vous estimer heureuse, reprit Adhémar en se rengorgeant. Je n’ai rien d’un vieillard quinteux et je tiens pour assuré que nous formerons un beau couple !...
- Bien ! Soupira-t-elle, abandonnant un combat stérile. Laissez-moi à présent retourner auprès de la Reine !
- Je vous rappelle que je vous ai demandé une date.
- Si elle doit être donnée, ce ne sera pas par moi ! De toute façon nous n’allons pas, j’imagine, rester plantés au milieu de cette allée jusqu'à ce que nous ayons des cheveux blancs ?
Il consentit enfin à lui livrer passage et même la gratifia d'un salut qu'elle n'eut pas le courage de lui rendre. Libérée elle prit sa course vers le palais qu'elle trouva en ébullition. Une nouvelle parcourait salons, galeries et couloirs à la vitesse du vent : les douleurs de l'enfantement venaient de s’emparer de Mme la Dauphine...
Comme il s’agissait d’un premier enfant et que cela pourrait être long, le Roi et la Reine firent placer des matelas dans la chambre de la future mère et s'y installèrent pour la nuit en compagnie des princes et des princesses. Or, il ne se passa rien et, au matin, chacun rentra chez soi pour faire toilette et se remettre mais, à midi, le travail ayant recommencé, on revint. Au grand chagrin de la Dauphine qui se serait bien passé d’un si nombreux assistance. Il faisait une chaleur de four et cent fois la malheureuse pensa périr par étouffement. Enfin, à dix heures du soir, son supplice cessa : dans un ultime cri de douleur elle donna le jour... à un fils ! Un magnifique petit garçon bien bâti et visiblement vigoureux. Versailles explosa de joie. Bientôt les cloches sonnaient, les canons tonnaient. Une énorme liesse souleva la ville royale mais aussi Paris, suivies par la France entière pour saluer l'arrivée triomphale de Monseigneur le duc de Bourgogne ! Quant à la Cour, elle s'était ruée en masse chez le Roi et lui aussi faillit étouffer. C’était à qui le toucherait, baiserait ses mains. Certains cherchèrent même à l’embrasser !...
Après avoir pleuré de joie au chevet de sa belle-fille, Marie-Thérèse consacra une grande partie de sa journée à remercier Dieu et Notre Dame. Elle avait mis au monde six enfants dont il ne lui restait qu’un et celui-là venait d’assurer l’avenir de la Couronne, la consolant de nombre de chagrins. Elle pouvait considérer que sa tâche était accomplie !...
Si intense que fût son désir de lui parler pour demander sa protection contre un mariage qui lui déplaisait, Charlotte n’osa pas troubler son bonheur. La pauvre n’en avait pas eu tellement dans sa vie. Il fallait lui laisser savourer celui-là. En revanche elle se rendit chez Madame.
La Palatine avait tenu son rang durant les diverses cérémonies qui avaient marqué le si considérable événement. Elle avait visité à plusieurs reprises la Dauphine dont on n’avait pas encore célébré les relevailles, l’accouchement l’ayant épuisée et laissée dolente. Une affection liait les deux cousines. La plus jeune, en dépit de l’accueil reçu en France et du fait qu’elle avait plu à son époux, avait ressenti ce dépaysement, cette désagréable impression de déracinement obligatoire pour une jeune fille précipitée dans un milieu étranger. Elle avait apprécié d’y trouver cette cousine haute en couleur mais cordiale et toujours d’humeur joyeuse. Sauf bien entendu quand elle piquait une colère mais cette facette-là, Marie-Christine ne la connaissait pas. Et si la cabale du chevalier de
Lorraine s’était efforcée de les dresser l’une contre l'autre en établissant des comparaisons perfides qui n'étaient jamais en faveur de Madame, la jeune Dauphine n'y était évidemment pour rien. Elles avaient eu à ce sujet un entretien à portes closes très satisfaisant. En outre, elles se rejoignaient dans leur commune aversion pour Mme de Maintenon.
Connaissant ses habitudes, Charlotte la trouva devant sa table à écrire. Autrement dit à l'un des moments où elle était le plus détendue et, surtout quand elle était seule, à l'écart d'oreilles mal intentionnées. Quelques jours plus tôt, en effet, une toute jeune fille d'honneur entrée à son service depuis peu sur l'ordre de Monsieur - donc du chevalier de Lorraine ! - était venue à ses genoux et en larmes lui avouer qu’elle n'était chez elle que pour l'espionner au profit de celui-ci.
Ainsi qu’elle l’espérait, Charlotte fut introduite aussitôt. Madame jeta sa plume et lui tendit une main tachée d’encre qu'elle baisa respectueusement :
- Venez, venez, ma petite ! J'étais certaine que vous ne tarderiez pas à venir me voir. Il paraît que l'on veut vous faire épouser Saint-Forgeat ?
- Madame sait déjà ?
- Je pourrais évoquer les courants d'air qui ne cessent de traverser cette vaste demeure plus vite qu'à Saint-Germain mais la vérité est plus simple . Monsieur me l'a annoncé voici une bonne semaine. J'ajoute qu'il tient la chose comme réglée et qu'elle le satisfait... Si Madame la Dauphine n’avait enfanté ce pourrait être fait !
- Comment est-ce possible ? Avec tout le respect que je lui dois, Monsieur ne peut disposer de moi. Il y a la Reine ! Je ne lui en ai pas encore parlé pour ne pas troubler sa joie si peu que ce soit...
- Et vous avez eu raison. C’était faire preuve de tact mais ne fondez pas trop d’espoirs sur elle...
- Pourquoi ? N’a-t-elle pas pris ma défense lorsque le Roi voulait me rendre à ma mère ? Et cela en faisant violence à sa timidité et à son grand amour. Simplement parce qu’elle estimait que c’était juste...
- Un vrai miracle, en effet, et dont on a beaucoup parlé, mais les miracles ne se renouvellent pas ! Surtout si l’on a persuadé ma belle-sœur que ce mariage vous tirerait d’une situation fausse en vous assurant une position digne de votre naissance.
- On ?... Qui est on ?
- Ne soyez pas stupide ! Vous le savez aussi bien que moi ! N’étant guère appréciée chez la Dauphine, on la voit de plus en plus souvent chez la Reine dont elle se donne les gants de se vouloir la protectrice. Ce dont on lui est vraiment très reconnaissante. N’avez-vous pas su qu'au dernier Noël Sa Majesté lui a fait don de son portrait entouré de diamants ? Une faveur des plus rares.
- Ce qui veut dire que Sa Majesté ne m’aime plus ? Émit Charlotte prête à pleurer.
- Pas du tout ! Et même au contraire ! Elle est persuadée de travailler à votre bonheur. Il n’y a pas plus dangereux qu’une bonne volonté convaincue d’agir pour le mieux !
- Je la détromperai. Je dirai - ce qui est vrai -que je n’aime pas M. de Saint-Forgeat. Elle sera obligée de me croire!
- Mais elle vous croira ! Seulement, comme votre prétendant est jeune, pas vilain et bien en cour, elle essaiera de vous persuader que l’amour viendra plus tard. Surtout quand vous aurez des enfants !
- Des enfants ? Avec lui ? Votre Altesse sait pertinemment...
- Oh oui, je sais ! Cependant j’en ai eu avec Monsieur, n’est-ce pas ? Votre argument tiendra d’autant moins que l’amour ne préside guère aux mariages de cour. Voulez-vous un autre exemple ? Le « cher » - ô combien ! - chevalier de Lorraine aurait engendré plusieurs enfants. On dit même qu’il a épousé secrètement une de ses cousines, princesse de Lorraine devenue abbesse... Par désespoir sans doute !...
- Alors j’irai aux genoux du Roi !
Madame se mit à rire, ce qui ne réconforta pas Charlotte :
- Il est normal que vous y songiez mais vous pouvez être certaine que de ce côté-là aussi Lorraine a assuré ses arrières. De plus, depuis que vous êtes à ma belle-sœur, j’ai cru remarquer que notre Sire vous regardait avec une bienveillance... soutenue... Et si d’aventure il gardait quelque idée derrière la tête, cette union avec ce nigaud de Saint-Forgeat ferait tout à fait son affaire !
- Mais pas celle de Mme de Maintenon ! On assure qu'elle a juré de ramener le Roi à la vertu et à la soumission aux volontés de Dieu... et que pour cela...
Madame, qui avait entrepris de tailler ses plumes, posa son canif et en essaya une :
- ... Elle paierait de sa personne. C'est dans la manière de cette vieille garce hypocrite... mais pas stupide ! Elle a dû apprendre qu’un pareil coureur de jupons ne se convertit pas du jour au lendemain à une quasi-abstinence mais elle tient ses armes prêtes !
- Puis-je demander à Madame comment elle l’entend ?
- Elle n’a pas pu empêcher l’épisode Fontanges mais Fontanges n’a pas tenu bien longtemps le devant de la scène. Il en sera de même avec n’importe quelle autre tentatrice. D’autant plus que la protection de la Reine vous serait retirée.
- Et que se passera-t-il si je m'obstine à refuser ce mariage ?
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