10 juillet on passe à Metz, le 12 à Verdun, le 15 à Châlons-sur-Marne, le 18 à La Ferté-sous-Jouarre et on est enfin de retour à Versailles le 20[28]... »
Ce fut avec un vif soulagement général que l’on retrouva les eaux jaillissantes, les bosquets ombreux. Toutes les dames étaient épuisées... sauf la Reine, épanouie comme on ne l’avait jamais vue ! C’était à peine croyable et Charlotte, qui l’avait suivie partout comme un petit chien, débordait d’admiration.
Et puis, brutalement, ce fut le drame. Le 26 juillet au matin, Marie-Thérèse, qui avait passé une mauvaise nuit, se sentit fébrile et décida de rester au lit. Appelé aussitôt, son premier médecin, Fagon, après l’avoir examinée, déclara qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter :
- Dans quarante-huit heures il n’y paraîtra plus...
Mais, le lendemain, une forte fièvre se déclara. On s’aperçut en même temps qu’un furoncle poussait sous le bras gauche. Un furoncle qui la faisait beaucoup souffrir. On y appliqua un emplâtre humide et tiède cependant qu’à Fagon se joignait D’Aquin, le premier médecin du Roi qui, avec de grands airs, prit sur-le-champ la direction des opérations. On décida d’un commun accord de saigner. Mais où ?
Une vive discussion commença. Fagon souhaitait saigner au bras alors que D’Aquin tenait pour une saignée au pied. Voyant qu’on ne s’en sortait pas, le médecin du Roi prit son confrère à part :
- Venez ça que nous débattions plus tranquillement qu’au milieu de tous ces gens...
Et de l’entraîner dans un petit cabinet de service voisin de la chambre.
- Je suis le médecin du Roi, intima D’Aquin et ce sont mes décisions qui doivent l’emporter. Il faut saigner au pied !
- Mais cela n’a pas de sens. Vous allez entraîner l’humeur à l’intérieur du corps...
- Pas du tout. Je sais ce que je dis. Vous allez ordonner au chirurgien Gervais d’opérer au pied. Ainsi vous servirez mieux le... royaume que vous ne l’imaginez et nous en retirerons l’un comme l’autre un grand bien ! Ecoutez-moi ! Il le faut !... Maintenant appelez Gervais !
Le chirurgien entendit l’ordre qu’on lui donnait avec une réelle stupeur, voulut discuter mais s’entendit imposer silence. Alors, les larmes aux yeux, il gémit :
- Vous voulez donc que ce soit moi qui tue notre reine ?
On le reconduisit aussitôt auprès du lit. Or aucun de ces hommes n’avait remarqué la présence de Charlotte cachée par les portes d'une armoire où elle cherchait quelque chose et qui, en les entendant, s'était retenue de bouger et même de respirer. Quand ils sortirent elle chercha un tabouret où s’asseoir, tremblant de tous ses membres tant elle était terrifiée par ce qu’elle venait d’entendre... Elle voulut se relever mais ses jambes refusèrent de lui obéir et elle retomba sur son siège, les oreilles bourdonnantes, à deux doigts de l’évanouissement...
Qu’est-ce que cela signifiait ? Avait-elle rêvé ou vraiment entendu clairement le médecin du Roi intimer à celui de la Reine un ordre que celui-ci n’avait guère pris la peine de discuter ? Il lui restait dans les oreilles la douleur du chirurgien : « Vous voulez donc que ce soit moi qui tue notre reine ? »
Un moment elle put croire que les battements affolés de son cœur ne se calmeraient jamais et qu'elle allait rester là, quasi paralysée par l’horreur ! Ce fut cette idée qui la remit debout et, oubliant ce qu’elle était venue chercher, la précipita dans la chambre. Le sang coulait déjà du pied dans un bassin d’argent...
Le regard terrifié de Charlotte rencontra, de l’autre côté du lit, celui de la duchesse de Créqui, plein d’une sombre incrédulité. Elle comprit que cette grande dame, possédant peut-être une teinte de l’art de soigner, n’arrivait pas à croire ce qu’elle voyait. D’ailleurs aucun soulagement ne se manifesta. On décida alors de faire boire à la malade un vin d'émétique qu’elle absorba sans se départir de sa douceur habituelle. Cela lui occasionna des vomissements douloureux qui achevèrent de l’affaiblir. La nuit fut agitée, la Reine délirait... Une nouvelle saignée dégagea un peu le cerveau, ramenant la conscience, mais il était évident que Marie-Thérèse souffrait le martyre... Charlotte passa la nuit entière dans cette chambre dont le faste insultait presque à tant de douleur subie sans une plainte...
Au matin du 30 le bruit courut Versailles que la Reine était au plus mal. Le Roi vint prendre des nouvelles mais ne s'attarda pas : il y avait conseil. Cependant Marie-Thérèse avait compris qu’elle allait mourir et réclama le viatique. Son confesseur alla en avertir le Roi. C’est l’archevêque de Paris, François Harlay de Champvallon, qui fut le plus prompt à réagir. Il quitta son siège du conseil et retroussant ses moires violettes se précipita à la chapelle dont, toujours courant, il rapporta le saint sacrement, criant au passage à ceux qu’il rencontrait d’allumer et d’apporter des flambeaux. Puis ordonna que l’on ouvrît largement les portes de la chambre dont on pria les occupants de sortir... Seuls le Roi, le Dauphin et les membres de la famille royale purent y pénétrer.
Penché au chevet de Marie-Thérèse, Monseigneur de Harlay voulut l’exhorter à accepter les volontés du Ciel mais, en dépit de ses souffrances, elle était résignée. Un moment après, elle recommanda à son époux ses œuvres, ses pauvres, ses malades[29] puis murmura :
- Depuis que je suis reine je n’ai eu qu’un jour heureux...
Etait-ce le premier ou ce dernier qui l’envoyait auprès de Dieu ?
Louis XIV éclata alors en sanglots mais chacun savait qu’il pleurait facilement. Le chagrin du Dauphin, lui, faisait peine à voir. Il ne cessait de baiser les mains de cette mère chérie qui prenait si grand soin de lui quand il était petit, le faisait manger, le promenait, le veillait quand il était malade. Toujours si douce, si tendre !... Monsieur, débordant de bonne volonté mais toujours frivole, présentait à sa belle-sœur une eau de senteur en laissant tomber des larmes. Madame, elle, pleurait de tout son cœur celle qui s’était montrée une amie fidèle...
A trois heures de l’après-midi, tout était fini...
Laissant alors le corps aux femmes de chambre qui lui fermèrent les yeux et allaient procéder à la toilette afin d’exposer la Reine sur son lit, le Roi déclara noblement :
- Voilà le premier chagrin qu’elle me cause. Elle n’a jamais dit non...
Puis sortit en annonçant qu’il partirait dans une heure pour Saint-Cloud...
C’en fut trop pour Charlotte qui avait assisté, impuissante et désespérée, à cette agonie exemplaire et à cette espèce de comédie que jouait Louis XIV sous laquelle pointait un détachement qui ne tarderait pas à se manifester. Rassemblant soudain ses jupes, elle partit en courant à travers le palais sur les traces du Roi sans se soucier de l’étonnement qu’elle suscitait.
Elle l’atteignit comme il entrait dans son cabinet en compagnie de Louvois et se jeta à ses pieds sans songer à essuyer ses larmes :
- Sire ! Au nom de Dieu, que je parle un instant à Votre Majesté !
- Ce n’est guère le moment ! Que voulez-vous ?
- Je l’ai dit, Sire ! Une minute, rien qu’une minute d’audience ! Il faut que le Roi sache...
- Soit ! Entrez mais rien qu’une minute.
Elle le suivit puis quand il se retourna vers elle, retomba sur ses genoux :
- Sire ! exhala-t-elle, c’est la justice du Roi que j’implore !
- Ma justice ? En cet instant où l’on devrait avoir la décence de me laisser à ma douleur ?...
- Justement à cause de cette douleur, Sire ! On a tué la Reine !
- Vous êtes folle !
- Non, Sire... Malheureusement !
Et, en quelques phrases, elle rapporta la conversation des médecins et l’exclamation bouleversée du chirurgien. Tandis qu’elle parlait, elle gardait les yeux fixés sur le visage du Roi et le vit blêmir... En revanche elle ne s’aperçut pas que Louvois s’était glissé dans la pièce. Quand elle eut terminé, elle attendit. Le silence s’établit, un silence qui lui parut durer une éternité. Louis XIV ne la regardait plus. Passant au-dessus d’elle, ses yeux s’attachaient à ceux du ministre... Enfin il lui tendit la main pour l'aider à se relever.
- Ce que vous m’apprenez m’afflige et je verrai ce qu'il convient de faire. Retirez-vous à présent... et veillez à ce que cela ne s’ébruite pas ! Notre chère épouse serait sans doute la première à le demander. Vous vous tairez ?
- Oui, Sire ! Je le jure !
- C’est bien. Allez maintenant !
Une demi-heure plus tard, un carrosse fermé enveloppé de gardes de la Prévôté emmenait Charlotte vers une destination inconnue. Apparemment Louis XIV n’accordait guère de crédit au serment d’une jeune fille...
Deux mois après, le Roi épousait, nuitamment, Mme de Maintenon.
FIN
Saint-Mandé, mars 2008
NOTES
[1] Il le deviendra en 1692 pour le remercier d’avoir « consenti » au « honteux »mariage entre son fils, le futur Régent, et une des bâtardes royales , Mlle de Blois.
[2] Marie de Médicis, seconde épouse d’Henri IV, était sa grand-mère.
[3] Ces voitures, récentes, partaient de l’hôtel Saint-Fiacre, d’où leur nom !
[4] Dans la campagne suivante, Monsieur n’eut droit qu’à un simple poste d’observateur avec défense de se mêler des combats.
[5] Les mauvaises langues chuchotaient qu’en fait Marie-Louise était née de la brève passion qui avait uni le Roi et l’épouse de Monsieur dès son arrivée à la Cour…
[6] Cette Sophie allait devenir quelques mois plus tard duchesse-électrice de Hanovre et mère du futur Georges Ier d’Angleterre. Voir le sang des Koenigsmark Tome 1.
[7] Tous deux étaient enfants de Philippe IV, mais de mères différentes.
[8] L’image qu’en donne Alice Sapritch au début du film La Folie des grandeurs est parfaitement conforme à la réalité.
[9] La mode de la « Fontange » durera plus de vingt ans.
[10] On connaît la réplique fameuse de cet ancêtre de Talleyrand à qui Hugues Capet adressait un reproche assorti d’un « Qui t’a fait duc ? » : « Qui t’a fait Roi ? ».
[11] Il sera le Régent.
[12] Commencée en 1678, la galerie des Glaces ne sera achevée qu’en 1784.
[13] La construction de l’aile nord lui a été fatale. Les marbres ont trouvé refuge aux bains d’Apollon.
[14] C’est aujourd’hui le salon de la Guerre. Avant et pendant la construction de la galerie des Glaces, on l’appelait salon de Jupiter et il servait de bureau au Roi .
[15] Les couloirs et escaliers dissimulés dans les murs de Versailles sont nombreux.
[16] Ce qu’elle fit d’ailleurs. A demi morte, elle ne souhaitait plus que cesser de souffrir et confessa à La Reynie qu’elle avait menti sur toute la ligne , demandant même le pardon de celle qu’elle avait accusée.
[17] Il était l’ami d’Henri IV et c’est chez lui qu’à la veille de devenir reine Gabrielle d’Estrées passa une nuit qui lui fut fatale.
[18] Petite touffe de poils sous la lèvre inférieure.
[19] Clients.
[20] Il ne reste du Château Neuf que le pavillon Henri IV.
[21] Lettre de Louvois à Chauvelin, intendant de Franche-Comté responsable de la forteresse de Besançon.
[22] Environ 200 mètres.
[23] Rouge clair à reflets nacrés.
[24] La première. Elle a été remplacée par l’actuelle.
[25] Sa tante, Louise-Hollandine du Palatinat en était l’abbesse depuis des lustres après une fuite d’Allemagne rocambolesque et sa conversion au catholicisme.
[26] Il n’existe plus, remplacé par le bosquet de Vénus devenu par la suite le bosquet de la Reine.
[27] Cette chapelle n’était pas encore celle que nous connaissons qui fut commencée près de l’aile nord en 1689 et consacrée en 1710. Celle-là se trouvait dans l’aile sud, proche de l’appartement de la Reine dont la séparait l’escalier de la Reine .
[28] Bruno Corquetisse, Madame Louis XIV.
[29] Un souhait qui ne sera pas exaucé.
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