Du fond de sa révérence, Charlotte n’osait pas lever les yeux vers une aussi haute dame quand elle entendit :

-    Foilà tonc la cheune ville ?

Et faillit éclater de rire. En effet, si Madame parlait et écrivait parfaitement la langue française, elle n’avait pas encore réussi à maîtriser un accent qui lui revenait automatiquement quand elle était prise au dépourvu. Or l’annonce de Mlle de Theobon l’avait réveillée en sursaut. Son œil embrumé n’en fut pas moins amical :

-    J’ai en effet l’honneur de présenter à Votre Altesse Royale ma nièce et filleule : Charlotte Claire Eugénie de Fontenac pour laquelle j’ose demander une auguste protection dont elle a le plus grand besoin.

-    Z’est... C’est une chose crave... grave que fuir un gou... couvent ! Mais... c’est... à mmon avis... chose plus... grave encore que fou... vouloir y faire entrer guel... quelqu’un de force !

Madame sourit de nouveau, contente de retrouver - non sans peine il faut bien le dire - une prononciation plus normale en ce pays où l’on ne se gênait pas pour en rire. Et Madame n’aimait pas que l’on rit d’elle. A dire le vrai, c’était pour le Roi qu'elle faisait cet effort, le Roi qui l’avait éblouie dès son arrivée d’Heidelberg, qu’elle s’était mise à aimer du premier regard et qui lui montrait beaucoup d’affection depuis qu’il avait découvert en elle une jeune femme franche, rieuse, sans détour et surtout sachant monter à cheval et mener le train d’enfer d’une chasse sans jamais montrer l’ombre d’une lassitude. Cela méritait un petit effort...

-    Ici, conclut Madame avec un grand sourire victorieux, vous serez à l’abri.

-    Il se pourrait, avança Mme de Brécourt, que la mère réussisse à toucher le Roi. Et je serais désolée si Votre Altesse Royale devait en éprouver quelque désagrément.

-    Quittez toute crainte ! Je saurai expliquer et je crois que le Roi m’aime bien. En outre cette enfant est charmante ! Laissez-nous à présent petite et dites adieu à votre tante ! Mlle de Theobon va vous conduire à l’appartement des filles d’honneur...

En embrassant sa nièce, Mme de Brécourt lui remit une bourse contenant quelques pièces d’or pour acheter ce dont elle pourrait avoir besoin, en attendant la rémunération normale d’une fille d’honneur.

Charlotte, ravie, l’en remercia, salua encore la princesse et suivit son guide à travers le palais jusqu’au logis du rez-de-chaussée donnant sur le jardin. Il se composait de deux chambres et d’une pièce commune dans laquelle d’ailleurs des valets étaient en train de dresser un lit :

-    C’est pour vous ! expliqua Lydie de Theobon. En principe Madame a droit à quatre filles d’honneur et, pour le moment, vous êtes en surnombre mais cela ne saurait durer. L’une de nous va peut-être partir. Quant aux autres, vous avez pu voir, dans la chambre de Madame, Eléonore von Venningen qui est venue d’Allemagne avec elle. Il y a aussi Mlle des Adrets qui s'est absentée pour la journée. La dernière je vous la présenterai quand elle rentrera de Saint-Germain... si elle rentre ! Mais ce que vous devez savoir c’est que toutes tant que nous sommes avons tissé avec notre princesse des liens d’amitié qui vont jusqu'à la respectueuse affection. L’an passé, Madame a perdu deux amies très chères : Mme la princesse de Monaco qui était surintendante de sa maison - rôle que j’assume plus ou moins -, ensuite Mme de Sablé avec qui elle entretenait une correspondance assidue. Nous nous efforçons d’adoucir ce double chagrin. Qu’en sera-t-il de vous?

-    Oh, je suis prête à l’aimer de tout mon cœur, protesta Charlotte, elle a l’air si bonne et puis elle me sauve autant dire la vie.

-    Le couvent, je sais...

-    Et vous n’êtes pas scandalisée ?

-    Le devrais-je ? Ma chère, je suis huguenote... comme cette chère Venningen et n’oubliez pas que Madame l’était jusqu’à son mariage. Enfin, dans celles que l’on peut appeler les amies intimes de Madame, il y a la gouvernante des enfants, la maréchale de Clérambault qui est nettement plus âgée que nous et lui voue un attachement de mère. C’est une très bonne personne. Pleine d’esprit. Oh, vous ne serez pas malheureuse ici. Mieux qu’à la Cour en tout cas... mais je vous en parlerai plus tard. Est-ce là tout votre bagage ? ajouta-t-elle en voyant un valet apporter le sac de Charlotte.

-    Pour le moment, mais Mme de Brécourt, ma tante, doit y pallier. Quand je suis arrivée chez elle, dans la nuit d’avant-hier, je ne possédais que ce que j’avais sur le dos : mes habits de pensionnaire.

Déjà, Lydie de Theobon inventoriait le sac, en tirait la robe de velours vert et une seconde en épaisse soie de Chine « gorge-de-pigeon » qu’elle apprécia en connaisseuse :

-    Ce n’est pas si mal si vous partez du principe que Madame, venue de son Palatinat avec une simple robe de satin bleu où elle pensait mourir de froid, n’use jamais que de trois ensembles : ce que vous venez de lui voir, la tenue de chasse qu'elle porte le plus souvent et même chaque jour quand nous rejoignons le Roi à Saint-Germain, à Fontainebleau ou pour l’un des quelques séjours qu’il fait à Versailles, et enfin le grand habit de cour qu’elle déteste !

-    Ah bon ? Ce doit être magnifique pourtant ?

-    Ça l’est, mais elle aime ses aises. En revanche, quand vous verrez Monsieur vous découvrirez que c’est son contraire : il est toujours couvert de rubans et de pierreries. Seul notre Sire étincelle plus que lui. Pour le reste je vous laisse la surprise à l’heure du souper.

Sans cesser de parler, les deux jeunes filles avaient parcouru lentement l’appartement. Dans la chambre où logeait habituellement Mlle des Adrets, Charlotte s’arrêta devant le deuxième lit :

-    C’est donc celui de la demoiselle qui est à Saint-Germain. Comment se fait-il que ce soit la seule d’entre vous qui y soit ? Et tout à l’heure vous avez suggéré qu’elle pourrait ne pas rester ?

Theobon regarda Charlotte du coin de l’œil et se mit à rire :

-    Curieuse, hein ?

-    Très ! Et j’ai un peu honte de l’avouer !

-    Il ne faut pas : je le suis aussi. Notez que ce travers peut se révéler fort utile dans ces pays où nous vivons. A condition de ne rien exagérer et de se montrer prudente. Cela dit je ne vois aucun inconvénient à vous éclairer. L’absente se nomme Angélique de Scorailles de Roussille de Fontanges...

-    Peste ! Quel nom !...

-    J’en conviens. Vieille famille d’Auvergne ! Fort respectée... et plutôt désargentée. Des terres, certes, et un château un peu délabré mais une espérance : la beauté extrême de la demoiselle. Un vrai cadeau du Ciel qu’il fallait à tout prix montrer à la Cour ! L’idée venait d’une tante chanoinesse liée d’amitié avec l’abbesse de Fontevrault, elle-même sœur et très proche de Mme de Montespan... mais vous ne savez sans doute pas qui est cette dame ?

-    Les pensionnaires d’un couvent se chuchotent plus de choses que l’on imaginerait. Le mien est à Saint-Germain, à deux pas du château, et les bruits de cour passionnent tout le monde. Aussi aucune de nous n’ignore ce qu’est la dame en question. Cependant je comprends mal : on dit la marquise fort jalouse et recommander à sa sœur une fille aussi belle que vous le dites n'a pas de sens.

-    Parce que vous ne savez pas tout. La superbe marquise s'inquiète de voir tiédir la passion du Roi. Et davantage encore des relations de plus en plus évidentes de Sa Majesté avec la gouvernante de ses enfants bâtards, la veuve Scarron dont il a fait récemment une marquise de Maintenon que la Montespan exècre et - soit dit en passant ! - que notre Madame déteste presque autant. Elle et Monsieur entretiennent de bonnes relations avec la favorite, aussi Madame a-t-elle accepté volontiers que la belle Angélique nous rejoigne. Il était en effet impossible que Mme de Montespan la prenne chez elle...

-    Je comprends de moins en moins, objecta Charlotte.

-    C’est pourtant facile : la marquise espère détourner les... appétits du Roi sur une fille qui lui devrait tout et dont elle n’aurait rien à craindre. Je vous ai dit que Fontanges est fort belle mais ce que je ne vous ai pas dit c’est qu’elle est bête à pleurer ! Les premiers feux de la passion éteints, notre Sire s'en lassera mais la Maintenon aura reculé dans une ombre dont elle n’aurait jamais dû sortir. Voilà pourquoi notre Angélique s’est rendue à l’invitation de la favorite...

Interrompant soudain son discours, Mlle de Theobon considéra Charlotte d’un œil critique :

-    Je parle, je parle, je parle et maintenant je m’interroge. N’êtes-vous pas un peu jeune pour entendre ce genre d’histoires ?

-    Si, comme je l’espère, c’est là une marque de confiance, je vous en remercie car cela m'aide à me sentir moins perdue dans ce palais... En outre il est bon de connaître les personnes que l'on va rencontrer. Ainsi me direz-vous quelque chose de Mlle des Adrets et de Mlle von...

-    Venningen !... Il faudra vous habituer aux noms allemands. Quant à cette chère Eléonore, c'est la meilleure personne du monde, la plus gaie aussi. Elle parle notre langue mais si drôlement que Monsieur ne peut l’entendre sans rire aux éclats. Naturellement Madame l’aime beaucoup et n’est pas sans redouter de la voir s’éloigner d’elle. Eléonore est fiancée en effet à une noble alsacien au nom difficilement prononçable pour nous : von Rathsamshausen, dont les biens sont à Strasbourg mais je crois qu’elle sera plus souvent ici que là-bas. Quant à Jeanne des Adrets, c'est un modèle de fille d'honneur, en ce sens qu'elle sait faire face à n'importe quelle situation et qu’elle fait preuve d’une discrétion exemplaire. Elle assume d’ailleurs le poste de gouvernante des filles d’honneur, ce qui n’est pas une lourde tâche puisque c’est moi qui veille à l’entretien de l’appartement. A ce propos nous avons six servantes que je vous présenterai tout à l’heure. Celle qui vous est attribuée s’appelle Marie Chariot. Elle travaille bien mais je vous préviens que c’est une bavarde. Ce qui ne veut pas dire qu'elle soit indiscrète. Simplement elle parle pour le plaisir de parler. Cela dit, je vous l’envoie et vous laisse vous installer du mieux que vous pourrez. Je viendrai vous chercher un peu avant le souper afin de vous présenter à Monsieur... Ah ! Mettez la robe verte, elle est de la couleur de vos yeux : cela plaira. Pour ce qui est des souliers, je vais voir si je peux vous en trouver une paire qui convienne : ceux-ci sont impossibles.

Sur cette tirade elle s’éclipsa, laissant Charlotte perplexe et se demandant à quelle aune elle mesurait ce qu'elle appelait une bavarde. Mais après les longs silences imposés par le couvent, c'était un changement plutôt agréable. Comme elle décréta que l'était aussi la camériste qu’on lui attribuait quand celle-ci vint lui faire sa révérence. Marie était petite, brune, vive avec de beaux yeux bruns, une figure ronde et fraîche, un nez retroussé. Elle avait dix-huit ans et semblait habitée par une perpétuelle bonne humeur. Une fois redressée elle regarda Charlotte en face et déclara :

-    J'aimerais bien plaire à Mademoiselle parce que Mademoiselle me plaît beaucoup !

Charlotte ne put s’empêcher de rire :

-    Voilà de la franchise ! J’en userai donc à mon tour : tu me plais aussi et nous devrions nous entendre. Tu sers ici depuis longtemps ?

-    Trois ans... et je connais cette maison comme personne.

-    Moi je ne la connais pas et je compte sur toi pour m’enseigner. On m’a dit aussi que tu parles beaucoup...

-    Ça, c’est Mlle de Theobon ! Elle s’y connaît... mais je sais aussi me taire ! ajouta Marie devenue sérieuse.

Charlotte alors lui tendit spontanément la main que, l’instant de surprise passé, Marie prit avec un petit salut :

-    Nous nous entendrons à merveille, conclut la nouvelle fille d'honneur avec une pensée pleine de gratitude pour sa tante Claire.

Sans vouloir le montrer, elle n’avait cessé de redouter ce monde inconnu dans lequel on la précipitait. Cette impression n’entamait en rien la confiance qu'elle avait toujours vouée à sa tante, sachant qu'elle souhaitait son bonheur autant que si Charlotte avait été sa fille, mais passer de l’obligatoire grisaille d’un couvent à cet univers de splendeur et de luxe avait de quoi faire tourner une tête même si la sienne tenait solidement à ses épaules. Maintenant, après l’accueil aimable de la pittoresque Madame, les propos de Mlle de Theobon et la rencontre de Marie Chariot, ses inquiétudes s'étaient enfuies.

La surprise qui l’attendait fut pour le soir même quand à l’heure du souper, qui se prenait en grand appareil, elle put voir Madame auprès de son époux car on ne pouvait imaginer couple plus disparate. Alors qu’elle était taillée pour porter la cuirasse d’un lansquenet et mesurait une bonne demi-tête de plus que lui, Monsieur - Philippe, duc d’Orléans - eût été indubitablement petit sans le secours des hauts talons rouges de ses souliers et de l’abondante chevelure noire et frisée qui lui ajoutait facilement dix centimètres et descendait plus bas que ses épaules. Madame était blonde, le teint fleuri, la chair opulente, il était mince, presque délicat avec un teint pâle, une minuscule bouche carminée et des yeux très noirs. Assez beau au demeurant en dépit de la bouche en question qui lui donnait un air féminin. Enfin, tandis qu’elle portait la même robe que dans la journée, il arborait un étourdissant habit bleu de France constellé de perles et de menus diamants, surchargé d’une profusion de rubans. Agé de trente-neuf ans - douze de plus que son épouse -, il ne faisait pas plus vieux qu’elle. Très souriant - pétulant même par instants -, Monsieur apportait une atmosphère de luxe, d’élégance et de gaieté sauf quand il était de mauvaise humeur, car il lui arrivait de piquer des colères noires. Les gentilshommes qui l’entouraient étaient très beaux. Singulièrement le chevalier de Lorraine, magnifique et orgueilleux comme un ange déchu dont le regard pâle d’un bleu de glacier n’exprimait le plus souvent qu’un dédain absolu, en particulier lorsqu’il effleurait Madame. N’était-il pas le favori d’un prince qu’il menait alternativement à la baguette et au sentiment ? Il y avait belle lurette que l’on n’ignorait plus, à la Cour comme à la Ville, les goûts homosexuels de Monsieur, et c’était même le côté peu féminin de sa femme qui lui permettait de faire si bon ménage avec elle. Surtout, elle ne ressemblait en rien à la première épouse, l’exquise, gracieuse et un peu perverse Henriette d’Angleterre. Ensuite, lui ayant donné trois enfants, elle ne l’obligeait plus à coucher avec elle. Enfin, elle n’entrerait jamais en compétition avec lui sur le chapitre des atours et autres joyaux dont elle n’avait que faire. Elle n’aurait jamais l’idée de lui disputer les plus gros diamants ou les parures les plus flatteuses et grâce à ces « belles qualités », Philippe goûtait auprès d’elle un repos et une tranquillité d’esprit absolus.